- C’est rigolo, moi aussi, c’est une amie…
Je faillis dire que l’amie en question, Christiane en l’occurrence, n’allait pas vraiment mieux, mais c’eût été maladroit. J’avais envie de la voir rire, pas de lui casser le moral.
Le type sous la fenêtre émit un grognement. Il avait l’air contrarié. Notre conversation de bonnes femmes aurait-elle indisposé le bestiau ou quoi ou qu’est-ce ?
En me rapprochant un peu de ma voisine, je pus lui conseiller à voix basse de ne jamais déranger un type en train de plonger en apnée dans le Figaro Magazine. On le laisse remonter lentement, sans le brusquer. Il y a des paliers de décompression à respecter, sinon c’est le monôme du zombi, la bulle d’Azote dans le sang, l’embolie, et crac !
Elle pouffa de rire d’une manière inattendue, puis toussa, et hoqueta :
- Excusez-moi… Je suis désolée… Excusez-moi…
Sur quoi le médecin fit son entrée. Il s’excusait, lui aussi, décidément… Une urgence…
- C’est pas grave, fis-je, on connaît tous ça, vous savez…
Il me regarda avec un drôle d’air, comme si j’aurais mieux fait de ne pas la ramener… Il ne devait pas avoir l’habitude qu’on s’adresse à lui impromptu et qui plus est, d’une salle d’attente.
En tout cas, j’étais repérée, et ça avait pas mis longtemps…
L’homme aux socquettes d’enfer passa en premier, et sa consultation ne dura pas plus de cinq minutes. Un simple résultat d’analyses, sûrement. Trop peu de temps pour faire plus ample connaissance avec ma nouvelle amie, ce qui me désola.
Elle avait rendez-vous après moi, mais je lui proposai ma place, vu qu’elle n’avait vraiment pas l’air dans son assiette… Elle accepta, me remercia, et me tendit une main douce et moite.
- Ca va aller, lui dis-je, vous verrez, c’est un excellent médecin.
- C’est trop… Fit une voix grave derrière mon dos. Puis la porte se referma.
Ma consultation se passa assez mal.
J’en avais marre de me cogner dans les portes des cabinets médicaux… J’en avais aussi après le questionnaire, même si je comprenais la démarche visant à économiser le temps des médecins de l ‘assistance publique. J’avais besoin de m’exprimer, moi, de parler, de sentir un contact humain, quelque part, quelque chose qui ressemblât à une écoute.
Quand il eût consulté ma fiche et terminé la lecture du questionnaire, Docteur leva les yeux et m’examina par-dessus ses petites lunettes. Il avait largement franchi le cap, le monsieur. Oh, pas celui de Bonne Espérance, bien sûr, celui de la cinquantaine, plutôt, et ça me rassurait. Les jeunes médecins, comme mon voisin de la butte aux cailles, j’ai pas confiance. Ils apprennent le métier sur le tas, et le tas, en l’occurrence, c’est nous. Soigner ce genre de troubles nébuleux, où chaque malade est un cas particulier différent des autres, ça demande de l’expérience, du temps, et moi, j’ai plus de temps à leur donner. J’ai pas la patience. Je suis fatiguée.
Que vous vous appeliez Dupont, Durand, ou Fontaine, une jambe cassée, c’est une jambe cassée. Une angine, c ‘est une angine, une appendicite, c’est une appendicite… On sait ce qu’il faut faire. Ca se ressemble, et ça se traite toujours à peu près de la même façon.
Des spasmophiles, dans le monde, il y en a des millions, mais il n’y en a pas deux identiques. Je prends les paris.
Déjà les quarante questions. Si on voulait entrer dans les nuances, bonjour l’angoisse… On pourrait passer trois jours sur la première, et le reste à l’avenant. Faudrait des mois pour y répondre. Quand en plus de la maladie, il faut soigner le malade, ça complique, forcément.
Comme la lecture du questionnaire se prolongeait un peu trop à mon goût, je me mis à relever la manche de mon bras gauche, le plus haut possible.
- Qu’est-ce que vous faites ? Demanda-t-il.
- Je dégage mon bras, pour que vous me preniez la tension. Les médecins prennent toujours la tension au début. Juste comme ça, pour voir. Ca ne sert à rien pour ce qui me concerne, mais je sens bien que ça leur fait plaisir…
Il fronça à peine à peine le sourcil gauche, mais manifestement, il en avait vu d’autres…
- Vous savez, mademoiselle, à la question « Etes vous irritable ? », il suffisait de cocher la case « Oui ».
- C’est ce que j’ai fait.
- Je veux dire… Ce n’était pas utile de rajouter « Oui » en lettres capitales soulignées avec un point d’exclamation…
- Je le sentais comme ça…
Il soupira, puis se mit à tapoter le dos de sa main gauche avec son index droit. J’attendais la question rituelle ; celle qui ne rate jamais en début de consultation, du style : « Alors ma petite dame, qu’est-ce qui vous amène, hein ?… » Ou la variante « Dites-moi, ma petite dame, comment tout ça a commencé, hein ?… » Mais ça ne venait pas. C’est une autre question qui vint, et que je n’attendais pas.
- Vous connaissez la personne qui vient de consulter, juste avant vous ?
- Euh, non. Pas du tout. Nous avons juste bavardé un peu, dans la salle d’attente.
- Je pensais que vous vous connaissiez déjà… Vous lui avez laissé votre place ?
- Je sais que les consultations peuvent parfois durer assez longtemps, et elle n’avait vraiment pas l’air en forme. J’ai voulu lui épargner une attente supplémentaire. Vous savez, une salle d’attente, pour un spasmophile, c’est parfois pénible...
- Vous avez bien fait. Effectivement, elle n’est pas très en forme, comme tous les spasmophiles qui décompensent, mais elle n’a rien de grave, et je suis certain que dans quelques semaines ou dans quelques mois, elle ira beaucoup mieux.
- J’ai déjà entendu ça quelque part…
Cette fois, les sourcils se froncèrent d’une manière plus accentuée, et le tapotement de l’index s’accéléra. Mon pouls aussi, s’accéléra et mes paupières se mirent à cligner plus rapidement que de coutume.
- Cela sous-entend que vous avez vu d’autres médecins avant moi ?
- Pas mal, oui.
- Combien ?
- Je ne sais pas… Peut-être quinze, ou vingt. J’ai pas tenu de comptabilité.
- Généralistes ou spécialistes ?
- Généralistes, spécialistes, utopistes, misérabilistes.
- Misérabilistes ?
- Ceux qui m’ont dit que j’étais faite comme ça, et qu’il fallait faire avec…
Ah ! cette fois, j’eus droit à une ébauche de sourire.
- Et quel genre de spécialistes ?
- Cardiologue, neurologue, radiologue, gastro-entérologue, auto-rinho, psy, homéopathe, phytothérapeute, ostéopathe, rebouteux, marabout, grand sorcier, je ne sais plus…
- Sérieusement, mademoiselle, et sans entrer dans les détails, quel était le diagnostic ?
- Le diagnostic ? Rien de bien méchant… Rien d’inquiétant dans les examens et les analyses, rien sur les radios, rien sur les scanners, rien dans le sang , rien dans les urines, rien dans la tête… Je veux dire rien d’anormal… Ils me trouvent plutôt en bonne santé et me prédisent un bel avenir. J’ai rien. Juste un électromyogramme qui ressemble à un tremblement de terre force 9, et quelques extrasystoles ridicules. Il paraît qu’on n’en meurt pas immédiatement. C’est tout. J’ai rien. Vous allez perdre votre temps avec moi, parce que j’ai vraiment rien. Je fais juste des cauchemars atroces, qui me réveillent trois fois par nuit, avec les dents qui grincent, les mains qui tremblent, et des crampes dans les pieds. Quand je me lève le matin j’ai l’impression que je viens d’atteindre enfin le sommet de l’Annapurna sans oxygène. J’ai laissé tomber le métro. A chaque fois, j’avais l’impression que la terre allait se refermer sur moi. Le bus me donne la nausée, je me débrouille avec ma voiture… Les mauvais jours, j’arrive au boulot avec les yeux qui piquent, la tête lourde, et les jambes qui flageolent. Je sais que la journée va être longue. Curieusement, ça va plutôt mieux l’après-midi, à condition de ne pas suivre les copines à la machine à café, parce que là, c’est comme si j’avalais une tasse de nitroglycérine… J’évite les cinémas et les théâtres, parce que j’ai peur d’avoir un malaise, et de me rendre complètement ridicule. Quand quelqu’un me tape sur l’épaule, ou quand une porte claque, mon cœur se met à faire des sauts de cabri dans ma poitrine et je n’ose plus remuer un orteil. Je rêve de voyages lointains, mais je suis incapable de mettre les pieds dans un avion. Je voudrais pouvoir m’allonger au soleil, sur une plage, sans avoir l’impression de basculer dans le vide. Nager dans la mer, nager dans la piscine, même là où j’ai pas pied, plonger dans les vagues en riant, monter dans une barque, un bateau, j’ai cette trouille de l’eau, je ne vois pas le fond, cette peur atroce, ce vide au-dessous de moi… Je voudrais aller au restaurant sans y penser, toutes ces petites choses que tous les gens font sans appréhension. Et je n’y arrive pas. Quand le sol se dérobe sous mes pieds, je cherche le chemin de la maison, comme on cherche un refuge. Je suis incapable d’aimer quelqu’un, ou de laisser quelqu’un m’aimer, parce que je sais que je vais lui empoisonner la vie, et qu’il va me prendre pour une névrosée, ou une hystérique. Alors je reste seule, et je déteste ça. Je voudrais avoir des enfants, mais serais-je capable d’en assumer la charge ? Je ne sais pas ce qui se passe dans mon corps, ou dans ma tête, mais je sais que ça me pourrit l’existence. J’ai mal au dos, j’ai mal au ventre, j’ai mal au crâne, je suis crevée. J’ai vingt-neuf ans et j’ai l’impression d’en avoir cinquante. J’ai eu quatre arrêts maladie en six mois, et ça va finir par m’attirer des ennuis. Les gens commencent à me regarder avec un drôle d’air… Je suis en train de passer à côté de ma vie, de marcher à côté de mes pompes, je le sais, et ça me fout encore plus la trouille que la profondeur de l’eau, mais à part ça, tout va bien. C’est ce qu’ils m’ont tous dit. Je suis en bonne santé. J’ai rien. Qu’est ce que je fais ici ?…
Ouf ! J’avais l’air un peu conne, mais ça faisait du bien. En tout cas, ça le laissait de marbre. Bienveillant, mais de marbre. Ca se confirmait, il en avait vu d’autres, et peut-être même des pires.
- Allons-y doucement, fit-il, en me montrant la paume de ses deux mains. Vous savez, de très nombreuses personnes ressentent ce type de symptômes, avec des tas de variantes, parfois bien pires...
J’en étais sûre ! Et ça me faisait une belle jambe !
- Allongez-vous ici.
L’auscultation fut rapide et précise. Sans commentaire. J’avais l’habitude. Ceci accompli, il me fit asseoir sur le bord et me tapota la joue gauche avec le bout de son index en murmurant : « Ah oui…Ah oui, effectivement… »
- Des tas de médecins m’ont tapoté la joue comme ça, fis-je, mais aucun ne m’a expliqué pourquoi. J’aimerais comprendre, si ce n’est pas au-dessus de mes possibilités…
- C’est un simple test de réflexe facial, comme quand on vous tapote le tendon rotulien avec un marteau. Si la lèvre supérieure se contracte brusquement vers le milieu et vers le haut, c’est un signe d’hyperexcitabilité neuromusculaire. De spasmophilie, si vous préférez… C’est le signe de Chvostek.
Il y avait donc une marque d’infamie ?… Un tatouage sur le front ?… Un badge ?… Un signe de reconnaissance, comme dans une secte ?…
- Et… euh… Je l’ai ?…
- C’est le moins que l’on puisse dire…
- Qui est ce… Chvostek ?
- C’est un médecin hongrois anonyme qui est devenu célèbre en découvrant ce rélexe facial particulier… Ce n’était pas évident à trouver. Une sorte de presque rien, un signe impalpable, et en même temps, assez significatif.
- Mais pourquoi moi ?…
- On a coutume de dire, continuait-il, que la bonne santé, c’est le silence des organes. Les votres semblent être juste un peu trop bavards...
- Et il faut faire avec, hein ?…
- Je n’ai rien dit de tel.
- Alors faites les taire, s’il vous plaît…
- Je m’y emploie… Ce que vous décrivez ressemble effectivement à ce que l’on connaît sous le nom de spasmophilie, mais j’ai besoin d’en savoir un peu plus.
Je ne savais pas quoi dire d’intéressant… Je voulais parler de ma souffrance.
- Je sais que cela peut paraître ridicule, mais je vous assure, parfois, j’ai vraiment l’impression que je vais mourir...
- Ce n’est pas ridicule. Du moins pas à mes yeux. Un peu excessif, peut-être, mais la sensation de mort imminente est très fréquente dans les attaques de panique. C’est ce qui fait dégénérer la crise... Vous avez déjà fait des attaques de panique ?
- Oui.
- Racontez-moi la première.
J’ai esquivé la question. J’en avais marre de raconter cette histoire…
- Je ne sais pas ce qui est le pire, fis-je, ça, ou les cauchemars...
- Vous faites souvent des cauchemars ?
- Tout le temps...
- Dites-moi en un peu plus.
- Des chiens, des rats, des tigres, des tours qui basculent en enfer, des parachutes qui ne s’ouvrent pas, des Titanic sans De Caprio, juste l’iceberg et l’eau glacée, des dents qui tombent, des escaliers sans fin, des fourmis rouges, des rivières sans retour, des monstres du Loch Ness, de l’eau, toujours, des lacs sans fond, des océans sans limites, des serpents venimeux, des cages de fer, des ongles incarnés, des lames de rasoir, de l’eau de javel…
- De l’eau de javel ?
- Oui pourquoi ? C’est tabou ? Je ne sais pas l’expliquer… Peut-être à cause du chlore à la piscine… J’ai des problèmes avec la piscine…
- Vous avez peur de vous noyer ?
- Oui.
- Vous arrive-t-il parfois de rêver tout en sachant que vous êtes en train de rêver ?
- Souvent, oui...
- On appelle cela des « rêves lucides » Il est possible d’apprendre à les utiliser pour affronter ses peurs et diminuer l’impact des cauchemars. Lorsque nous sommes éveillés, notre cerveau reçoit une multitude d’informations sensorielles en provenance de l’environnement. Lorsque nous dormons, il n’en reçoit pratiquement plus aucune. Il se met alors à puiser dans notre mémoire pour élaborer de savantes constructions et pour écrire des scénarios uniquement basés sur nos motivations, nos peurs, ou nos attentes. Apparaît alors dans nos rêves ou dans nos cauchemars, une vision de ce que nous souhaitons, ou de ce que nous craignons...
- Pourquoi est-ce qu’on rêve ?
La question lui fit hausser les sourcils, et provoqua une mimique dubitative.
- Ah... Vous savez, on commence à connaître vaguement le « comment » du rêve, mais nous ne connaissons pas encore le pourquoi, si tant est qu’il est possible de le connaître. Le meilleur spécialiste français de la chose dit qu’en la matière, une bonne moitié de nos connaissances actuelles seront sans doute fausses dans deux ou trois ans. L’ennui, c’est qu’on ne sait pas de quelle moitié il s’agit... Ce que l’on sait, c’est que plus l’anxiété est forte, plus les cauchemars sont terrifiants. Les exercices basés sur les rêves lucides permettent de regarder le cauchemar « de l’extérieur », un peu comme on s’amuse à regarder un inoffensif film d’horreur. On peut intervenir sur le contenu du rêve, en prendre le contrôle, en modifier le scénario ou les personnages. Tout cela est encore au stade de la recherche, mais certaines techniques permettent d’avancer plus efficacement dans ce sens, comme l’hypnose médicale. Nous en reparlerons, mais les cauchemars se soignent, je vous l’affirme. Il y a des cauchemars difficiles, mais le réveil est toujours un soulagement. C’est parfois plus terrible, par exemple lorsque l’on souffre d’une maladie incurable, et que l’on rêve que l’on est guéri. Là , voyez-vous, c’est le réveil qui est un cauchemar. Bon… Voyons : Vous avez fait une analyse de sang, ou d’autres examens, récemment ?
- Oui, je les ai apportés.
Je sortis une liasse de papiers de mon sac, et je la lui tendis. J’en avais encore plein en réserve à la maison, des plus anciennes, et aussi des radios, des scanners, des electros, version cardio et encéphalo, des analyses d’urine des dépistages, des échographies, des frottis, des ordonnances toutes jaunies par le temps…
- Vous avez votre dernière ordonnance ?
- Non.
Je l’avais, mais je ne voulais pas qu’il connaisse le nom de mon dernier médecin. Pour qu’il lui téléphone ou je ne sais quoi… Pas question !
- Je m’en souviens, c’est facile, embrayais-je
- Je vous écoute…
Ce fut vite fait. Anxiolytique, antidépresseur, calcium, magnésium, vitamine D, d’autres vitamines, et un truc pour dormir, que je n’avais jamais pris parce que ça me foutait la trouille, ça aussi…
- Ca fait longtemps que vous prenez du calcium ?
Je fis un rapide calcul.
- Depuis l’origine. Ca doit faire 250 kilos, environ…
- En tout cas, on dirait que vous n’avez pas perdu votre sens de l’humour…
- C’est ma manière à moi de garder la tête hors de l’eau… Une sorte de défense immunitaire.
- C’est une excellente attitude. Mais qu’est-ce vous entendez par « Origine » ?
Finement mais sûrement, le vieux renard allait m’amener à raconter ma petite histoire…
- J’avais vingt-six ans quand j’ai suivi mon premier traitement, mais j’avais des troubles depuis deux ans.
- Comment se sont manifestés ces premiers troubles ?
Nous y voilà.
J’avais déjà raconté ma vie à maintes reprises devant un corps médical plus ou moins attentif, plus ou moins irrité, plus ou moins compatissant, plutôt moins, d’ailleurs, mais je recommençais toujours, avec des variantes subtiles, des parenthèses, et des improvisations aussi, en fonction de la personne qui se trouvait en face de moi. J’avais appris à m’adapter à l’auditeur, en quelque sorte, pour éviter de me sentir ridicule ou humiliée, un peu plus, à chaque fois. Ca devenait n’importe quoi mon histoire. Je ne parvenais plus à démêler la vérité de l’inventé, je ne parvenais pas à établir une relation de confiance avec les médecins. Je ne savais plus à quel saint me vouer. Alors je me mettais à délirer, à provoquer, ou à faire l’intéressante… Je voulais qu’on s’intéresse à moi, juste un petit peu. Que l’on me croie quand je disais que ma vie était pourrie. C’était pas une façon de parler. Je me sentais vraiment mal, et je voulais me sortir de ce marécage puant. Je ne voulais plus raconter ma vie, je voulais vivre.
La voix du médecin me ramena sur terre.
- Mademoiselle ? Ca va ?…
- Ca va, ça va… Ecoutez, docteur, je sais qu’il y a plein de gens vraiment malades dans les hôpitaux de l’assistance publique. Je sais qu’il y a des cancéreux, des cardiaques, des diabétiques, des gens qui ont le sida, des paraplégiques, des dépressifs, et moi je suis là à vous bassiner avec mes malaises de bonne femme, mes palpitations ridicules, et mes cauchemars tous plus débiles les uns que les autres… Vous devriez être là-bas, à vous occuper d’eux, au lieu de rester ici à écouter mes jérémiades. Je me sens très mal, et en plus, je me sens ridicule et humiliée… Il y a des moments, je crois que je préférerais être vraiment malade, pour avoir l’air moins conne…
Il se leva d’un coup sans prévenir, ce qui me fit rentrer la tête dans les épaules, parce qu’il était plutôt du genre grand costaud, et que me petit numéro devait commencer à lui porter légèrement sur les nerfs.
Il se dirigea vers la fenêtre en se grattant le menton.
- Ecoutez, mademoiselle, reprit-il, d’une voix contenue, cette consultation est ouverte depuis six ans. Et je ne travaille pas seul. Des spasmophiles, appelons-les comme vous voulez, des patients mal dans leur corps, mal dans leur peau, mal dans leur tête ou les trois à la fois, nous en avons vu passer des centaines… Vous voyez ces dossiers sur les étagères ? Il n’en manque pas un. Je bosse douze heures par jour, et je n’ai vraiment pas l’impression de perdre mon temps, parce que ces gens qui souffrent sans être vraiment malades, si je ne les soigne pas correctement, ils vont errer de médecin en médecin, puis de charlatan en charlatan, à la recherche du remède miracle. Ils vont se gaver de minéraux, de vitamines, de pilules , de tisanes, de fortifiants, d’anxiolytiques, de somnifères, d’antidépresseurs, ils vont manger, dormir et travailler n’importe comment, accumuler de l’angoisse, du stress, de la fatigue, des carences minérales et affectives, puis ils vont développer des pathologies qui ne seraient jamais apparues avec un traitement préventif bien adapté. Dans quelques mois, ou dans quelques années, une fois qu’ils auront bien creusé le gouffre de la sécurité sociale, je les retrouverai en psychiatrie, avec une dépression bien avancée, en gastro-entéro, avec un ulcère à l’estomac, en chimio, avec une tumeur quelque part, en maison de repos, avec des troubles du sommeil catastrophiques, de l’eczéma, de l’hypertension, des colites et j’en passe… Alors non, vous voyez, j’ai vraiment pas l’impression de perdre mon temps… Les gens qui viennent me voir, je leur pose des questions, parce que c’est nécessaire pour établir mon diagnostic, je le fais faire par écrit, parce que mon temps est compté, mais j’ai aussi besoin de nouer un dialogue, une relation de confiance. Je ne veux pas qu’un patient sorte de ce cabinet en se disant qu’il va devoir encore chercher un autre médecin ailleurs. Je n’ai pas la science infuse, et il y a des tas de choses que j’ignore. Alors je cherche. Je cherche à comprendre ce qui a déraillé dans leur tête ou dans leur corps, j’examine, je questionne, et j’écoute, figurez-vous… J’écoute les pénibles, les geignards, les hypocondriaques, les paumés, les dépressifs, les malheureux, j’écoute les plaintes, les blessures, les échecs, les angoisses, les souffrances. Même les jérémiades je les écoute, si vous voulez savoir, et je fais le tri là-dedans, et ça m’arrive de fatiguer, mais jamais de ricaner ou de penser à autre chose. Parce que je crois à ce que je fais. C’est mon métier et ma vocation. Je sais utiliser mon expérience et mes connaissances pour soigner les gens qui viennent me voir. Je sais remettre un train sur les rails, même si c’est pas toujours simple… Je l’ai déjà fait à maintes reprises. Alors maintenant, soit vous m’accordez votre confiance, et on essaye de travailler ensemble sur votre problème, soit je peux vous conseiller un excellent confrère. En tout cas, moi, je n’ai pas envie de jouer au chat et à la souris avec vous, et je ne peux rien faire tout seul.
Je me sentis relativement petite sur ma chaise. Jamais un médecin ne m’avait parlé comme ça. Les médecins ne parlent jamais d’eux, contrairement aux patients, qui ne font que ça… Ca faisait bizarre… Il y avait à la fois quelque chose de rassurant et d’effrayant dans son discours, et dans sa manière de le prononcer. Il me fixait droit dans les yeux, maintenant, sans sourire, dans l’attente de ma réponse. Mais ça ne venait pas. J’avais des picotements dans la gorge, et la paupière gauche qui battait lamentablement. Je ne savais qu’une chose, maintenant, il fallait que j’arrête de dire des conneries. Le mieux était que je ne dise rien.
- Excusez-moi, reprit-il une fois que l’ange eût traversé la pièce, je me suis un peu emballé, mais je crois que vous êtes suffisamment intelligente pour comprendre ce que j’attends de vous.
Une réponse comme « Je vous suis reconnaissant de me tenir en aussi haute estime » me traversa la tête. Je ne pouvais pas m’en empêcher. C’était du plus fort que moi. Mais j’étais suffisamment intelligente pour ne pas la prononcer. Il avait raison de ce côté là.
- Je crois que vous avez raison, fis-je, après m’être raclé la gorge.
- Raison sur quoi ?
- Euh… Je pense que vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire…
- C’est ensemble que nous déciderons de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. En-sem-ble, vous comprenez. Vous voulez vous sortir de ce pétrin ? Je vous dis que c’est possible. Vous le voulez vraiment ?
- Oui.
- Alors racontez moi cette première crise de panique.
J’ai raconté.
- Merci mademoiselle. Maintenant, vous allez me donner votre bras, et je vais prendre votre tension. Je sais que ça ne sert à rien, mais ça me fera plaisir...
J’ai tendu le bras. Ca tombait bien, la manche était restée relevée...
- Je vais vous dire une chose, continua-t-il, vous n’êtes ni névrosée, ni hystérique, ni dépressive. Il n’y a absolument rien d’alarmant dans vos examens, vous allez suivre le traitement et les conseils que je vais vous donner, nous nous reverrons dans un mois, et nous ferons le point. Vous avez fait plusieurs attaques de panique, hein ? Est-ce que vous êtes déjà morte ?
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