Peut-on encore rêver le travail ?



Yüklə 119,09 Kb.
səhifə2/6
tarix27.10.2017
ölçüsü119,09 Kb.
#15352
1   2   3   4   5   6

Modérateur


Vous nous disiez tout à l'heure en commençant que l'heure de gloire de l'utopie est terminée. Là, vous nous dites qu'il y a finalement peut-être une possibilité d'utopie au troisième millénaire... Dans votre ouvrage L'utopie ou l'idéal piégé, vous dites même que l'utopie est obsolète, pour reprendre votre formule. Qu'est-ce que cela veut dire, obsolète ?

Thierry paquot


Elle est obsolète parce qu'elle est construite sur le texte et sur un imaginaire qui va avec une pensée de l'âge alphabétique. À partir du moment où on entre dans une contestation qui utilise l'alphabet informatique, avec un hypertexte et un texte qui nécessite une réaction, et qui n'est plus écrit selon les règles du récit avec un commencement, un déroulement et une fin, on sort de cet imaginaire et on produit autre chose. J'ai écrit un article qui s'appelle Le Cyberphalanstère. On m'avait demandé de réfléchir là-dessus. Finalement, ma conclusion est qu'il ne peut pas y avoir de cyberphalanstère. Je pose tout de suite les mots forts : cela pose la question philosophique de "comment être avec et parmi ?" Dans le phalanstère de Godin, où il y a une unité de temps et de lieu, il y a cette possibilité d'être avec et parmi. À partir du moment où on est sur Internet, on peut effectivement être avec sans être parmi, ou être parmi sans être avec. Il manque un des ingrédients de l'utopie à l'ancienne. Mais même étymologiquement, le terme renvoie à topos, c'est-à-dire à "lieu" : un lieu n'est pas un site. Maintenant un site, situs en latin, a la même racine étymologique que spes : attente, espoir, ou que spa en indo-européen, c'est-à-dire "se tenir". On peut donc imaginer quelque chose qui se dresse, qui se tient, mais qui se tient par les mille et un rapports "internetés". Du coup, on n'est plus dans la construction de sa [propre personnalité ?] non plus. Je pense que les nouvelles technologies permettent certainement de faciliter de la contestation et de la circulation de débats démocratiques, il peut y avoir un cyberagora, mais de là à passer l'utopie, c'est à mon avis autre chose.

Modérateur


Même question à Christian Thuderoz : est-ce que l'utopie est obsolète ?

Christian thuderoz


Je serais tenté de répondre plutôt non. Et à la question "peut-on encore rêver le travail ? ", je serais plutôt tenté de répondre oui. Je m'explique. Thierry Paquot vient d'introduire un point sur lequel je comptais m'appuyer, celui de dire qu'effectivement le moment utopique lié à la révolution industrielle, à cette contestation culturelle des cinquante dernières années, ce moment utopique me semble révolu et obsolète, etc. Pour autant, est-ce que la force utopique, est-ce que le message contenu dans cet effort utopique disparaît ? Est-ce que les conditions qui lui ont donné naissance disparaissent ? J'ai plutôt tendance à dire non, donc à imaginer que nous sommes dans un moment de transition, dans un autre moment utopique. Thierry Paquot a raison, l'utopie de la révolution industrielle depuis le XIXe siècle est vraiment inséparable du capitalisme occidental, de sa contestation, donc de la modernité au sens où nous l'entendons usuellement. Dans ce cadre, nous entrons aujourd'hui dans des périodes qu'on appelle de post-modernité et ce moment utopique est nécessairement retravaillé. Il me semble que justement cette utopie est aujourd'hui fragmentée. J'essaierai tout à l'heure de hasarder l'idée qu'on assistera à une subjectivation de l'utopie. Mais je pense que nous ne sommes pas dans une période d'assagissement de l'utopie et qu'il y a même, au contraire, une certaine aggravation. L'exemple d'Internet le montre. Je pense qu'il y a une efflorescence d'un nouveau discours utopique grâce à Internet, peut-être bien au-delà des visions utopiques du siècle dernier, y compris de cette beat generation qui avait pu imaginer, grâce à Internet, un certain nombre de choses.

J'ai amené le Monde interactif d'hier, dans lequel il y a un article extrêmement intéressant sur le réseau à partir de la pensée de Deleuze et Guattari. À partir de là, mon interrogation est la suivante : les conditions de la production du discours utopique se sont-elles modifiées ? J'aurais tendance à répondre de la manière suivante. Si on considère que l'utopie est une recherche de sens, de Thomas More à Fourier, on voit bien qu'il y a des moments où un certain nombre d'intellectuels s'interrogent sur comment fonctionne la société, sur le sens qu'ont les actions des individus. Aujourd'hui, dans ce quatrième moment possible, cette recherche de sens est encore plus forte, quand il y a mondialisation générale des échanges, quand le travail change et ne correspond plus à la manière dont nos grands-parents travaillaient... Aujourd'hui, l'individu veut se sentir maître de sa propre action et il lui faut rechercher du sens, un sens qui ne soit pas donné par l'extérieur, notamment un groupe social organisé, un parti ou un syndicat qui ait une parole d'émancipation par le collectif. Il me semble donc qu'aujourd'hui nous sommes dans des conditions où la production utopique a encore plus de sens, si l'on peut dire, qu'avant.

Ceci étant, il faut revenir quand même à cette question du moment utopique. Je précise que je ne suis ni historien ni spécialiste des questions de l'utopie ni philosophe et que je ne travaille pas sur l'utopie. Je ne suis pas totalement incompétent éventuellement sur les questions de travail et d'entreprises, mais je vais formuler des hypothèses en répondant à la sollicitation de la Cité des sciences : peut-on encore rêver le travail ? J'ai souri en me posant moi-même cette question, parce qu'on a coutume de dire que les sociologues se posent des questions que les gens ne se posent pas, et là c'est le sociologue qui doit répondre à une question qu'il ne s'est jamais posée. Si je me pose cette question, j'aurais plutôt tendance à répondre : oui, on peut. Parce que, première idée, il me semble qu'on a un espèce de devoir utopique, d'obligation utopique, a fortiori quand on parle du travail. Deuxième idée que je voudrais développer, à la suite du sociologue anglais Antony Guiddens — je fais de l'emprunt voire du pillage — qui parle de réalisme utopique. Il me semble que c'est une bonne notion, notamment pour caractériser ce moment utopique qu'on peut déceler dans cette post-modernité que nous sommes en train de construire collectivement.

Premier point : l'obligation utopique. Le raisonnement est lié à la définition de l'utopie que Thierry Paquot esquissait tout à l'heure. Si l'utopie est le refus d'un présent insatisfaisant et donc le projet d'un futur qui, malgré le côté peut-être rébarbatif et peu dynamique de cette littérature, est néanmoins un futur proposé à la place de ce présent. Alors on voit bien que cette obligation utopique permet de dessiner, à chaque moment d'un présent difficile et insatisfaisant, les contours d'un futur qui puisse modifier ce présent insatisfaisant. Quand je dis obligation utopique, ce sont donc les organisations syndicales devant se préoccuper de l'avenir du travail, de favoriser les expérimentations, comme à l'autre bout du spectre les employeurs ou les institutions publiques devant, via un certain nombre d'expérimentations, imaginer des futurs possibles. Je laisse de côté l'idée que nous sommes collectivement contraints à ce travail utopique parce que c'est la seule possibilité finalement de changer des éléments du présent.

La seconde notion intéressante est celle du réalisme utopique. Si je reviens au texte de Guiddens, ce sociologue développe l'idée suivante : réalisme parce qu'un certain nombre d'expérimentations sont de l'ordre du possible, sont plausibles, pas simplement sérieuses — parce que, Thierry Paquot le signalait, le discours utopique est un discours sérieux. Il faut montrer que c'est possible autrement. Il ne s'agit donc pas que l'utopie devienne réaliste sous l'angle, il faudrait qu'elle devienne sérieuse, qu'elle s'assagisse. Non, c'est plutôt sous l'angle il y a une utopie possible, hic et nunc, ici et maintenant, à mettre en œuvre. Entre Cohn-Bendit et certains réflexes communautaires d'il y a quelques années, et ce qui peut s'accomplir ici ou là, dans le tiers secteur par exemple ou via Internet, cela me semble assez illustratif de cette vision réaliste de l'utopie, au sens où c'est de l'ordre du possible. Réalisme utopique, et toujours cette vision dynamique d'un futur qu'il s'agirait d'imaginer pour qu'il vienne se loger dans les interstices, dans les creux du présent, et modifier ce présent.

Quand on ramène ce raisonnement à la question du travail ou de l'entreprise, cette question du réalisme utopique peut être traitée de la manière suivante : tout d'abord, prenons conscience que le travail lui-même a changé, probablement du fait des productions utopiques depuis un certain nombre de décennies. Le travail n'est manifestement plus comme avant. Il devient plus technique, plus abstrait et surtout plus coopératif. Depuis les théories de la démocratie industrielle des années 1950, à partir du Tavistock Institute en Angleterre, jusqu'à maintenant, il est intéressant de voir les dernières utopies, par exemple en matière de management de projet ou d'organisation par processus des entreprises, ou des groupes divers de réflexion dans des ateliers, de voir comment un certain nombre d'utopistes ont quand même fondamentalement fait en sorte que le travail change. Non seulement le travail change, non seulement les organisations productives changent, mais il y a aussi cette autre dimension qui est que l'individu lui-même a changé. Son rapport au travail et sa manière de se construire par le travail ont globalement changé. Si des gens comme Owen, Fourier et d'autres du XIXe proposaient un modèle besogneux — le mouvement ouvrier français comme le mouvement ouvrier européen a largement repris cette idée de l'ouvrier de métier besogneux, toujours au travail —, je pense qu'aujourd'hui le rapport de l'individu au travail a considérablement changé. Du coup, dans ce nouveau moment utopique, ces utopies se produisent de manière différente. Un moment donné le travail n'est plus le même, l'organisation des entreprises n'est plus la même et l'individu ne se pense plus comme avant par rapport au travail et par rapport à lui-même.



Une dernière notion que je voulais introduire est celle d'une subjectivation de l'utopie. Le raisonnement est le suivant. Pendant tout ce siècle, le siècle industriel, l'utopie a été une utopie construite sur un discours d'émancipation du prolétariat. D'ailleurs, pour avoir parcouru l'exposition Quel travail tout à l'heure, j'ai constaté qu'à l'espace utopie, il y a 40 portraits de Marx qui tournent autour de nos têtes. Au moins les choses sont claires, une identification est faite par les organisateurs de l'exposition. Je le comprends puisque c'est aussi mon propre sentiment, l'utopie socialiste marxisante ou marxiste a été une utopie qui a fédéré autour d'elle toute une série d'utopies jusque dans les années 1960. Quand je pose cette hypothèse d'une subjectivation de l'utopie aujourd'hui, c'est parce qu'il me semble qu'il y a bien un déplacement de cette utopie collective ou collectiviste à une utopie centrée plutôt sur le corps, sur l'intimité, sur soi, sur l'authenticité de soi dans le monde, etc. Il y a déplacement, parce que du coup il n'y a pas de groupes organisés pour promouvoir cette utopie collectiviste, il n'y a pas de parti qui donne la bonne ligne, il n'y a pas d'organisation de masse qui encadre et qui peut faire miroiter "un ailleurs radieux si on s'y met tous ensemble" etc. Il y a donc déplacement au sens où c'est l'individu qui se construit ses utopies. J'aurais donc tendance à parler d'utopies au pluriel maintenant, avec la production par tout un chacun d'un discours utopique. Par rapport au moment alphabétique de Thierry Paquot, à la limite on peut tenir le discours inverse sur Internet, si je peux me permettre l'illustration. C'est l'utopie qu'on voyait fleurir dans le Monde interactif du mercredi, il y a quelques mois. Nous avons accès en ligne à une œuvre littéraire, et nous pouvons, nous, lecteurs, modifier l'œuvre littéraire en même temps. Je pense qu'il y a pour le coup cette capacité, cette volonté possible de l'individu de produire son utopie. On peut peut-être assister à une immense fragmentation des utopies, puisqu'à partir du moment où elle est centrée sur soi, sur son corps, et non plus enracinée sur une force collective, ce jeu est possible.


Yüklə 119,09 Kb.

Dostları ilə paylaş:
1   2   3   4   5   6




Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©muhaz.org 2024
rəhbərliyinə müraciət

gir | qeydiyyatdan keç
    Ana səhifə


yükləyin