Peut-on encore rêver le travail ?



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Modérateur


Est-ce que cela veut dire que vous pensez à la fois qu'il y a une obligation utopique, vous dites même que les organisations syndicales par exemple ont cette obligation, devraient l'avoir, et en même temps, vous dites tous les deux que finalement on est dans une situation où il y a forcément fragmentation ? D'abord c'est mieux, Internet par exemple nous permet de co-élaborer des choses. Les utopies du XIXe avaient un auteur unique en quelque sorte. Godin a fait son système. Aujourd'hui, il y a une possibilité de fragmentation et de partage de la création. Deuxièmement, il y a des interactions plus rapides. Nous sommes donc dans un système où il y a une obligation de l'utopique, et en réalité il n'y a même plus de possibilité d'en avoir vraiment...

Thierry paquot


Ce n'est pas par hasard que j'ai appelé mon livre L'utopie ou l'idéal piégé. Mais ce sont aussi les mots qui sont piégés. On pourrait passer des heures à expliquer pourquoi nous ne sommes pas d'accord, parce que nous n'avons pas la même définition du mot. Après vous avoir entendu, le point essentiel est que dans le discours des utopistes occidentaux, ce que j'appelle le moment occidental de la pensée, l'utopie est conçue comme une unité : unité des individus et du groupe, unité de la société et de ses diverses activités. C'est exprès que je ne dis pas totalité, parce qu'il y a une connotation totalitariste. Je dis donc l'unité, cela vise à l'unité. Quant au descriptif que vous faites de ce qui serait l'individu, c'est-à-dire nous, moi je ne me reconnais pas du tout dans ce portrait de l'individu qui est fragmenté...

[Retournement cassette 1]

...quel usage on réserve à l'usager. Moi je ne veux pas être un usager, je ne veux pas être un consommateur, un citoyen cinq minutes, je suis un individu, excusez-moi ! On nous compartimente, on nous fragmente. Le discours dominant est celui de la fragmentation, en disant c'est jouissif, c'est ludique, c'est libérateur. Je n'en suis absolument pas certain. Je pense que ce qui fait sens, c'est l'unité. C'est-à-dire que c'est la manifestation de cette unité qui permet la singularité et non plus l'individualisme. L'individualisme est une maladie sénilisante du capitalisme globalisé, si je puis dire. On est dans autre chose. Ce n'est même plus notre corps, puisqu'on est en train de nous vendre des morceaux de corps d'autres. Et on appelle cela de l'utopie, de l'utopie médicale. J'ai vu cela, la presse souvent n'hésite pas à mettre "utopie médicale : grands progrès". Ce n'est pas un progrès, c'est une régression considérable. Si un organe est malade, c'est qu'il a été malade. S'il a été malade, c'est qu'il n'a pas pu rester sain. S'il n'a pas pu rester sain, c'est parce qu'on est angoissé, parce qu'on est ceci, parce qu'on est cela, parce qu'on est précisément morcelé dans notre moi le plus intime. Il y a une utopie médicale, évidemment, mais les utopistes comme Fourier ou d'autres ne considèrent pas que la souffrance, que la douleur soit quelque chose d'aberrant. Nous, nous voulons être clean, comme un écran d'ordinateur. C'est une perspective qui pour moi est très peu utopique.



Modérateur


Y a-t-il d'ores et déjà des questions ou des réactions, des contestations ?

Question


En ce qui concerne Jean-Baptiste Godin et le Familistère de Guise, il semblerait que pendant un temps assez long il ait été un peu oublié, enseveli. Et là, depuis quelque temps, pas seulement en matière d'historiographie, mais même en intérêt, on se repenche sur Godin et sur son exemple. À quoi attribuez-vous ce regard nouveau, ce retour sur les choses ?

Thierry paquot


Je vais dire un truc tout bête : la matérialité. Tout d'un coup, on a une utopie qui n'est pas livresque, qu'on peut aller visiter. C'est à côté de Saint-Quentin, dans l'Aisne. On peut y aller. Et surtout, cela va avec le discours d'une utopie architecturale et urbanistique contre laquelle je me bagarre en permanence, parce qu'il n'y a pas d'utopie architecturale, comme il n'y a pas d'utopie du travail. Il y a un certain statut de l'architecture dans l'utopie, il y a un certain statut du travail dans l'utopie. C'est une autre démarche, parce que sinon on revient encore une fois dans la fragmentation : il y aurait une presse utopique, il y aurait une architecture utopique, une santé utopique... Non, dans la pensée des utopistes, quelles que soient leurs nombreuses différences, ils sont tous d'accord sur ce point de l'unité d'un projet social.

Pourquoi on redécouvre Godin ? C'est parce qu'en fait, dans notre mémoire ouvrière et syndicale française, nous n'avons pas de moments vraiment particulièrement heureux, qui durent longtemps et qui sont salués unanimement comme étant des réussites. Là, il y en a une. Il y a un Familistère. Tous les témoignages corroborent la même idée que c'était bien, que c'était effectivement le moyen de vivre tout à fait agréablement, avec quand même ce paradoxe : quand je l'ai vu avec mes étudiants, tous y voient une prison.



Modérateur


Une belle prison...

Thierry paquot


Il n'y a pas de belle prison. Les habitants de Guise appellent cela "le tas de briques". C'est très clair. Cette structure apparaissait comme étant disons une prison dorée, puisqu'il y avait des systèmes coopératifs, un lavoir avec un plancher mobile, ce qui permettait d'avoir une piscine, plein de facilités qui n'existaient pas ailleurs. Mais l'aspect monumental... C'est un palais, il a la forme dans ses grandes lignes du palais de Versailles. C'est un palais pour le peuple. On l'appelait ainsi : le palais social. Tout le monde avait un appartement assez correct en surface. Godin avait 200 m2 — c'était le patron quand même —.les autres avaient 38 m2, 46 m2… Il y avait là une velléité de construire en vrai une autre société plus juste. Je pense que c'est cela qui fait qu'aujourd'hui on y retourne.

Nous avons en France une histoire syndicale très particulière. Nos syndicats ouvriers n'entretiennent pas les archives de la mémoire ouvrière. En Allemagne ou en Italie, il y a de l'édition, des revues, des colloques, etc. Le syndicalisme français se contrefout de son histoire, c'est très clair. Même la CFDT, ce qui m'attriste un peu, qui a fait beaucoup dans les années 1970-1975 pour justement renouveler le temps hors travail, produire même des films comme par exemple Le droit à la ville d'Henri Lefebvre, n'a jamais valorisé tout cela. Les historiens du social — une discipline qui s'effondre complètement à l'université, si vous voulez vraiment ne pas avoir de débouchés, faites une maîtrise d'histoire sociale, cela n'intéresse absolument personne — eux, redécouvrent le Familistère. Quand vous regardez le nombre des visiteurs, à part les visiteurs du dimanche, ce sont plutôt les écoles d'architecture et d'urbanisme qui y vont, parce qu'on a quelque chose de matériel. C'est mon interprétation.




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