Question
Je voudrais encore aborder la question des utopies actuelles et revenir sur l'imaginaire d'Internet. Vous avez parlé de fragmentation, l'imaginaire de la fragmentation. Je crois qu'il y a aussi un imaginaire de l'unité autour d'Internet, celle du cerveau planétaire, de l'intelligence collective, de l'intelligence connective. Autre point : collectiviste de l'Internet, c'est celle d'un homme sans intériorité, un homme relié aux autres, qui se définit justement par cette relation aux autres, qui n'a plus d'intériorité. Par rapport à cela, est-ce que des gens comme Joël de Rosnay, Derrick de Kerkov, comme Pierre Lévy, ou comme Bill Gates sont des utopistes, nos utopistes ? Ceci par rapport à l'Internet.
Deuxième point : vous parliez de réalisme utopique. J'ai immédiatement pensé à Benassayag. Est-ce que c'est un utopiste réaliste ? Vous parlez aussi de post-modernité. Ce sont des notions un peu floues pour moi. Est-ce que dans le cadre du travail le postmodernisme renvoie au nouvel esprit du capitalisme tel que Boltanski le définit ? Ou à l'âge de l'accès tel que Rifkin peut l'envisager ?
Question
Ce que monsieur vient de dire exprime mieux que je ne saurais le faire ce que je voulais dire, dans cette orientation, dans cette connaissance qui est une réception de l'homme qui se magnifie, qui s'étend, se perfectionne et qui devient tangible.
Question
Excusez-moi, mais je viens d'assister à une magnifique démonstration d'ignorance de l'histoire de ce pays, de l'histoire en général. Monsieur dit qu'il y a ici en haut une exposition, avec un barbu qui s'appelle Karl Marx, et que ce barbu est utopiste. C'est à se taper le cul par terre, parce que si on veut à tout prix mettre des noms de barbus là-haut, ce n'est pas Marx qu'il aurait fallu mettre, c'est Bakounine ou Kropotkine, des anarchistes. Les personnes qui ont fait cela sont à côté de leurs pompes. Personne ne l'a remarqué. C'est important. Parce que pourquoi met-on une photo de Marx là-haut ? Qui a intérêt à mettre une photo de Marx là-haut ? C'est une façon comme une autre de dénigrer l'utopie, parce que personne de français ne croit que Staline et ce qui s'est passé était de l'utopie.
Ensuite, il n'y a pas eu de l'utopie qu’en France, en Angleterre, en Allemagne. Je suis espagnol, anarchiste, et je sais qu'en Espagne il y a eu des utopies, en action, et même dans des cas difficiles de guerre. Parce que dans les cas que vous avez cités, on voit toujours qu'il y a un homme, et les autres. Qui commande là-dedans ? Est-ce qu'ils sont tous égaux ? Est-ce qu'une utopie est possible si les gens ne sont pas égaux ? À partir du moment où il y a quelqu'un qui commande, ce n'est plus l'égalité, ce n'est plus l'utopie à mon avis. Là, je m'exprime en tant qu'ingénieur en informatique, pour démolir un peu le discours de monsieur. À mon niveau, j'ai un travail intéressant. Même en informatique, le travail est tellement morcelé que l'ingénieur lambda a deux modules à faire. Mais il y a toujours quelqu'un en haut, ceux qui décident de comment ces modules vont s'organiser. Et la discussion, ce n'est pas l'individu lambda qui l'a.
Ensuite, c'est vrai qu'il y a des boulots intéressants dans les start-up. Mais où se trouve le boulot intéressant ? Le boulot des start-up est de faire du commerce en ligne. Je veux bien. Le gars qui a fait son programme, c'est bien pour lui. Qu'est-ce qui se passe à l'autre bout ? L'autre bout, on le voit toujours à la télévision, il y a d'énormes halls-hangars, où l'on voit des gens avec des chariots qui transportent des paquets pour les mettre en caisse. Et voilà. C'est ça le vrai. Une autre différence, c'est que maintenant nous sommes dans une société où il y a des personnes plus ou moins compétentes qui font ce genre de boulot, et d'autres en-haut qui ont des boulots intéressants. Cela met beaucoup en cause Internet.
Thierry paquot
Ces questions se tiennent. Je laisse de côté la question sur l'histoire, nous n'avons pas le temps. Je suis tout à fait d'accord avec vous sur l'histoire. On aura à refaire une autre histoire des grandes discussions, historiquement moins correcte. Quand je citais Travail de Zola, il est à Londres à l'époque, et il rencontre qui ? Kropotkine évidemment. Donc je suis d'accord avec vous, on met cela de côté.
Ensuite, sur l'autre point, j'étais assez content de toutes vos références, parce qu'il se trouve que j'ai dirigé les éditions de la Découverte pendant 10 ans et j'ai donc publié Bennassayag, Pierre Lévy, et le premier livre de Rifkin. Je vois que ces livres circulent et c'est tant mieux. Cependant, je suis obligé de constater que je n'aurais pas publié les derniers livres de Pierre Lévy, par rapport aux premiers. C'est dû à tous les débats idéologiques. Je signale pour ceux qui ne l'ont pas lu que c'est un des premiers auteurs qui s'est enthousiasmé pour la révolution informatique. Dans la même maison d'édition, on a publié Armand Mattelard qui faisait une histoire beaucoup plus prudente, plus réservée et Philippe Breton qui est devenu un anti Pierre Lévy. On voit bien que la même maison d'édition, partant avec une approche de critique radicale des systèmes informatiques, a permis à des pensées contraires et même opposées de se préciser. Pierre Lévy enseigne aujourd'hui au Canada. Il est persuadé qu'il y a une puissance de subversion dans le système informatique et que c'est une sorte de part maudite que le patronat ne pourra jamais s'accaparer. Je pense qu'il est un peu trop optimiste. Je ne crois pas. Je suis personnellement plutôt sur les positions de Mattelard. Nous sommes vraiment dans une situation où le contrôle sur les chaînes de fabrication est exercé par celui qui conçoit le logiciel. C'est lui qui le contrôle et qui le maîtrise. Nous ne sommes pas du tout dans la démarche des outils conviviaux à la Ivanevitch. Peut-être que Ivanevitch serait un utopiste. Si on devait donner un nom pour le XXe siècle, je retiendrais Ivanevitch plutôt que Pierre Lévy, Philippe Kéo ou des gens comme cela. Quant à Rifkin, il essaie d'analyser en tant que sociologue et il perçoit des choses qui sont des tendances. Mais ces tendances vont mettre des années à arriver dans la vieille Europe, la tendance de l'accès par exemple. Il a raison, mais en même temps, la classe ouvrière française est majoritairement propriétaire de son logement. Et l'idée de ne pas être propriétaire de son logement, de sa voiture, de simplement avoir un passe pour pouvoir y avoir accès, c'est une idée commerciale.
Il y a une chose que nous n'avons pas dite — on ne peut pas tout dire, évidemment —, c'est que ce qui change aujourd'hui radicalement n'est pas le rapport au travail, je serai moins radical que vous là-dessus, mais la société de consommation. Mais il faudrait faire un autre débat autour de la notion de luxe, trouver des notions qu'on trouve dans les utopies. Beaucoup d'utopies sont des utopies de la modération, de l'économie, de la non-dépense. D'autres au contraire sont dans la générosité, dans l'excès, dans l'abondance. Ce sont plutôt celles qui m'intéressent. Mais pour qu'il y ait de l'abondance, il faut qu'il y ait d'autres systèmes de répartition.
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