Présentation par Patrick Bazin : Cette soirée est la première d'un cycle qui durera peut-être plusieurs années. Nous l'intitulons « L'Intelligence d'une ville ». C'est une série de réflexions sur la vie culturelle et - n'omettons pas ce terme - intellectuelle, y compris scientifique, à Lyon entre 1945 et 1975. Ce cycle est un work in progress, nous allons progresser tout en réfléchissant, en étudiant les opportunités, les éventualités, en discutant avec vous. Avec vous, nous mènerons une réflexion sur l'histoire de cette ville. Cette idée est née en juin dernier lorsque nous avons organisé un colloque sur ce thème. Ce thème est apparu si riche, et nous avions tout de même, malgré la qualité des journées, oublié des thèmes tellement importants que nous avons voulu prolonger ces journées. Alors nous commençons par l'aventure d'Esprit.
A titre personnel, en tant qu'ancien khâgneux de la khâgne de Lyon, ayant inévitablement subi l'influence d'Esprit à travers cette khâgne, je suis vraiment très heureux que le cycle commence par ce thème qui est certainement l'un des plus importants pour comprendre l'histoire de cette ville. Je n'aime pas trop le terme « identité », mais il y a sûrement une identité lyonnaise - et pour la comprendre, il faut tenter de comprendre ce qu'a été cette aventure. Au passage, je ne peux m'empêcher de remercier les personnes qui, en juin dernier, nous ont permis d'organiser le colloque et d'avoir ensuite l'idée de continuer : Pierre Moulinier, Hubert Boulet ; parmi les organisateurs, les initiateurs, en voilà deux, en tout cas, qui ont fait un travail tout à fait remarquable. Je remercie ma collègue, Catherine Goffaux, qui s'occupera au fil des mois de ce beau programme. J'en profite quand même pour remercier les intervenants, mais c'est Bernard Comte qui va les présenter, beaucoup mieux que moi, et je remercie, par conséquent, Bernard Comte qui fut l'un des grands intervenants du colloque de juin, je crois que tout le monde se souvient de la qualité de vos interventions.
Catherine Goffaux-Hoepffner : J'ai peu de choses à ajouter si ce n'est présenter Bernard Comte, Maître de conférence émérite à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon. Je voulais remercier Françoise Dufournet, qui nous a signalé, avec insistance, le livre de Goulven Boudic. Elle s'occupe de La Revue des revues et donc, par ricochet, des éditions de l'Imec.
Bernard Comte (maître de conférences émérite en Histoire contemporaine à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon) : A mon tour de commencer par des remerciements. Je ne peux pas ne pas remercier la bibliothèque, le directeur Patrick Bazin que nous venons d'entendre, et ses collaborateurs de nous accueillir ce soir, et puis Madame Catherine Goffaux : elle a eu la première l'idée de cette soirée avant d'être la cheville ouvrière de toute l'organisation matérielle et intellectuelle. Nous sommes heureux d'avoir l'occasion de présenter ce qui est, d'un côté, un élément important de la vie culturelle à Lyon, dans la suite du colloque L'Intelligence d'une ville, vie culturelle et intellectuelle à Lyon entre 1945 et 1975, et, en même temps, l'occasion de revenir sur Esprit, revue, mouvement et courant de pensée qui, à Lyon, a été personnifié pendant quarante ans par Jean Lacroix. La présence à Lyon de Jean Lacroix a fait de cette ville un des foyers principaux, peut-être le principal, en province, de cette revue et du courant de pensée que représentait Esprit. Et Esprit est en même temps la seule des revues fondée dans les années trente, qui a appelé des jeunes intellectuels non-conformistes, et qui existe toujours aujourd'hui.
Présentation des intervenants par Bernard Comte
Robert Jourdan : professeur de lettres et ancien directeur du département des Humanités à l'INSA, c'est-à-dire un formateur à la communication des futurs ingénieurs. En même temps, il a joué un rôle important pendant les quarante ans du lendemain de la guerre dans la vie culturelle et politique lyonnaise depuis le moment où il était étudiant, et à travers le cercle Tocqueville, à l'époque de la guerre d'Algérie et la suite, et au groupe Esprit, successeur de Lacroix et représentant de la rédaction actuelle de la revue.
Goulven Boudic : Maître de conférences à l'université de Nantes où il enseigne la Science Politique. Thèse de science politique sur la revue Esprit de 1944 (lendemain de la libération) à 1982 (période où, successivement, Emmanuel Mounier, Albert Béguin et Jean-Marie Domenach dirigent puis animent la revue).
Denise Lallich-Domenach : Auteur de Demain il fera beau qui est le journal, qu'elle a retrouvé il y a une dizaine d'années, qu'elle écrivait étant jeune lycéenne puis étudiante et entrant de manière active dans la Résistance pendant la guerre. Ce journal date de 1939 à 1944, qui a été élu avec beaucoup d'intérêt et d'émotions par de nombreux lyonnais. Depuis, Denise Lallich-Domenach a été enseignante et formatrice d'éducateurs spécialisés avec l'association « Vie Nouvelle ». On se trouve donc dans le sillage de Mounier et d'Esprit, en dehors du lien de fraternité avec Jean-Marie Domenach. Aujourd'hui, elle est l'une des principales animatrices au Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, dans la réception et l'activité pédagogie des jeunes élèves, pour leur présenter le musée en tant que témoin.
Guy Coq : philosophe, professeur associé à l'IUFM de Versailles. Il intervient principalement sur les questions d'éducation, d'école, liées à la démocratie, au civisme et à l'apprentissage du civisme, et liées à la laïcité et aux valeurs républicaines. Président de l'association des « Amis d'Emmanuel Mounier », depuis la mort de Paul Fraisse qui était le dernier de la génération de Mounier à s'occuper de cette association, et il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit depuis une vingtaine d'années. Nous demanderons à Guy Coq comment la revue est devenue ce qu'elle est aujourd'hui à partir de ce qu'elle était précédemment à l'époque où l'esprit de Mounier, à travers Domenach, était encore l'essentiel de son « identité ».
Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-41 par Bernard Comte
Je me suis intéressé à la revue Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-1941. Je rappellerai le commencement d'Esprit et des intentions et de l'état d'esprit qui ont présidé à la fondation de cette revue en 1932, revue qui est devenue un mouvement, quelques années plus tard. Autour d'Emmanuel Mounier, que l'on charge d'être l'expression du groupe en dirigeant la revue, un groupe de jeunes intellectuels partage deux sentiments et convictions.
Le premier, c'est la révolte. Ce sont des jeunes gens en révolte, comme il y en a dans toutes les générations, devant la misère, l'injustice face à la grande crise économique de tout l'Occident capitaliste, l'insuffisance et l'impuissance des institutions libérales à y faire face et à proposer une solution. Ils vont être anti-capitalistes et anti-démocratie parlementaire car ils ont l'impression que c'est l'impuissance, le clientélisme, la domination d'une assemblée, de partis, sans qu'il y est de pensée politique qui permette une action face à cette situation de crise. Bien sûr, il y a derrière la révolution soviétique, et le fascisme qui est en train de produire le nazisme en Allemagne.
Le deuxième, c'est la conviction. La conviction, ce sont des hommes qui croient à ce qu'ils appellent les « valeurs spirituelles ». Pour un bon nombre d'entre eux, voire la majorité, qui sont chrétiens ou juifs, ces valeurs sont d'origine religieuse, ont un nom religieux, mais ils vont renoncer à leur donner leur nom religieux : ils ont le souci que ceux qui sont agnostiques ou athées, qui n'ont pas de religion, puissent s'exprimer à égalité au nom de valeurs que l'on va partager. C'est ce qu'ils appellent le « spirituel », un mot qui était très à la mode et un peu évident à ce moment-là, qui l'est moins aujourd'hui. Ce qu'ils appellent « valeurs spirituelles » ou « le spirituel », c'est à la fois ce pour quoi et par quoi l'homme se dépasse, ce qui lui donne l'énergie, l'envie, l'intention de se dépasser, c'est-à-dire de donner à sa vie une orientation qui sera liée avec l'affirmation d'un absolu. Alors, l'absolu peut être toutes sortes de causes, on peut lui donner toutes sortes de noms. La révolte, d'un côté, et l'affirmation du spirituel, de l'autre, sont étroitement liés et c'est en voulant les lier que Mounier - qui va élaborer ce qu'on ne peut pas appeler la « doctrine », mais l'esprit commun de ce groupe - va être amené à présenter la crise que vit l'Europe, à ce moment-là, comme une crise de civilisation. La civilisation européenne va mal parce qu'elle a fait, depuis plusieurs siècles, une erreur sur l'homme, à cause de l'individualisme libéral, ou, ce qu'appelle Mounier, le « désordre établi » sur les plans économiques, politique, culturel, moral et religieux. Dès le début, il élabore, avec Jean Lacroix auprès de lui, une vision de l'homme, de la société et de la civilisation souhaitable où le thème de la personne joue le rôle central. « La personne, c'est autre chose que l'individu », dit-il, et la personne ne s'épanouit que dans l'ensemble de ses relations avec le monde, le passé, l'avenir et avec autrui, d'où l'expression qu'il va forger de « personnalisme communautaire » et qui le spécifie. Notons que « communautaire » ne veut pas dire « communautarisme », et donc ne veut pas dire une certaine acception des communautés qui est la nôtre aujourd'hui. Il s'agit de préparer une refonte de la civilisation en attaquant très fortement, avec un talent polémique certain, et un talent percutant, pour une révolution totale qui mette la personne au centre. Et cette révolution concerne deux domaines dans lesquels on doit avancer ensemble. On ne doit pas lâcher l'un au profit de l'autre. Il y a d'abord le domaine des « structures », un mot que nous employons toujours aujourd'hui : les structures économiques et politiques qui doivent être transformées, anti-capitalisme, anti-libéralisme parlementaire, « anti-bourgeois » pourrait-on dire. Il tient cela de Péguy, cela demanderait toute une explication. Deuxième dimension : les hommes. Chacun doit avoir le souci de développer en lui la personne. La personne n'est pas quelque chose qui seraut « tout fait », c'est ce qu'on se fait, ce qu'on se donne à soi-même constamment. La personne authentique n'est pas l' « individu » des individualistes : devenir une personne est une lutte perpétuelle contre les conformismes, les habitudes, le « tout fait » - on retrouve là un terme venu de Bergson à travers Péguy. Contre le « tout fait » pour le dynamisme, l'invention, la création par lequel on s'affirme comme un être libre et comme plus qu'un individu parce qu'on peut communiquer à égalité avec tous les autres. Alors le mouvement Esprit voudra désolidariser le spirituel, ces fameuses valeurs spirituelles, du conservatisme bourgeois qui les a accaparés depuis la Révolution française et depuis la République. Ce qui se réclame du spirituel, c'est la droite conservatrice. Et Mounier, dans sa lutte contre le désordre établi, prend d'abord comme cible ceux qui se disent « spiritualistes » et ne sont que des conservateurs, voire des réactionnaires. Et je vais vous donner une dernière formule : il a le souci de faire se rencontrer les « révolutionnaires » - c'est une expression qui revient très souvent chez lui - c'est-à-dire ceux qui souffrent de l'injustice, de l'exclusion, de l'oppression - et donc le mouvement ouvrier ne pourra pas être indifférent - et ils s'efforceront, eux, qui sont des intellectuels souvent d'origine bourgeoise, ils s'efforceront de rencontrer le mouvement ouvrier. Alors faire se rencontrer ces gens-là, ceux qui sont révolutionnaires, avec ceux qui se disent spirituels de manière authentique - ceux qui entendent témoigner pour ces fameuses valeurs supérieures - mais à cela, il faudra faire comprendre ce n'est que dans l'engagement concret, dans les luttes humaines, qu'on peut témoigner de manière juste du spirituel, sinon on risque de s'évader à la manière des idéalistes : s'évader soit dans le culte de la vie intérieure, soit dans la vertu individuelle, etc. Ce qu'ils vont reprocher très vigoureusement aux chrétiens, et notamment à l'éducation catholique de leur époque. Sur ces bases, une grande méfiance d'abord de la politique en France, puisque la politique, celle des partis, s'est corrompue par ce que j'ai appelé le « libéralisme parlementaire », pour faire vite, et puis à partir de 1935, et surtout 1936, un engagement politique croissant. En principe, il y a trois fronts à tenir - c'est pour cela que je préfère parler de « quatrième voie », pour la voie qu'ils essaient de tracer, plutôt que de « troisième » - contre le libéralisme qui n'est pas mort, qui agonise, mais qu'il faut détruire pour faire une révolution, mais aussi contre les deux révolutions qui se disent révolutionnaires, mais qui malheureusement n'ont pas donné sa place à la personne et donc aboutissent à des systèmes totalitaires. C'est le communisme devenu stalinien en U.R.S.S., et puis c'est le fascisme sous sa forme nazie tout particulièrement. Alors la lutte sur trois fronts, mais à partir de 1936, avec la guerre d'Espagne, la guerre d'Ethiopie, la lutte contre le fascisme, et surtout contre la menace hitlérienne, va devenir la priorité en 1938, Esprit sera un des rares courants de pensées en France qui va se déclarer contre Munich dès le début, à la fois sur un plan moral, mais aussi sur un plan géopolitique.
Alors, un mot de Lyon, quand même, il ne faut pas oublier Lyon, c'est en 1935 que Mounier et ses amis ont voulu créer des « groupes Esprit », donc il y a la naissance d'un mouvement, dont Goulven Boudic nous parlera, et je dis simplement qu'en 1935, ce sont quelques professeurs universitaires à Lyon, ce n'est pas un groupe qui joue un rôle très important, à partir de 1937, Jean Lacroix est nommé en philosophie à la khâgne du Parc, et c'est donc autour de Lacroix, pour trente ans, qu'un groupe Esprit lyonnais va se développer avec constance. Jean Lacroix, qui est lyonnais de naissance, d'éducation, d'amitié, je ne citerai que ses amitiés avec les catholiques sociaux de la Chronique Sociale sur lesquels Mounier à tendance à tirer à boulet rouge, et Lacroix se trouve dans une situation où il fait le pont avec un certain succès, ou bien je citerais François Perroux, ami de jeunesse, et cette amitié va devenir une collaboration intellectuelle, notamment après la guerre, entre l'économiste et le philosophe. Lacroix a connu Mounier - il a passé l'Agrégation de Philosophie en 1927, Mounier la passe en 1928 - c'est cette année-là qu'ils se rencontrent, et désormais, ils vont naviguer de concert, on peut dire, pour représenter les intentions, le courant d'idée que j'ai défini rapidement. Alors Lacroix représente l'avantage d'être très inséré dans le milieu lyonnais, spécialement dans deux secteurs : le catholicisme, je l'ai dit, et le catholicisme social, il se présentera toujours très ouvertement comme un catholique tout à fait pratiquant et fidèle, et d'autre part, dans le milieu universitaire, notamment chez les philosophes avec une société lyonnaise de philosophie, donc il est un des adhérents - « animateur », c'est peut-être trop dire - tout à fait actif, aux côtés des autres philosophes, ceux des Facultés d'Etat, comme on disait à ce moment-là, et ceux des Facultés catholiques. Et tous les philosophes de métier se retrouvent là, dans cette société lyonnaise de philosophie. Là encore, Lacroix est un de ceux qui font le pont entre différents milieux. Et, en même temps, il scandalise. Il scandalise les gens, pas tellement les philosophes - les philosophes le trouvent peut-être trop politique, trop engagé - mais il scandalise en tout cas ses coreligionnaires catholiques par ses audaces et son non-conformisme sur le plan politique, puisqu'il est révolutionnaire comme je l'ai défini tout à l'heure.
Avec la défaite de 1940, Lacroix reçoit à Lyon Emmanuel Mounier qui décide, dès qu'il est démobilisé, au mois de juillet 1940, de passer dans la zone qu'on appelait « libre », en zone non occupée, de quitter Paris, où il avait travaillé constamment depuis dix ans, donc Mounier vient à Lyon, est accueilli par Lacroix, et, très vite, il forme le projet de reprendre la publication de la revue. Et cela donnera dix numéros qui paraîtront de novembre 1940 jusqu'à août 1941, quand le gouvernement de Vichy supprimera la revue qui cessera donc définitivement de paraître jusqu'à la Libération. Ces dix numéros ont fait question dès ce moment-là pour les amis de Mounier, et font toujours débat chez les historiens et pour tous ceux qui s'intéressent au passé des courants d'idées.
Première question : était-il bien indiqué de publier une revue dans ces conditions ? Pour un mouvement qui se disait révolutionnaire, lié, comme j'ai dit, contre le « désordre établi », rejoindre - alors je vais employer les termes de maintenant, que j'emploie maintenant, on ne peut pas ne pas les employer maintenant - ce régime de Vichy qui est un régime de dictature réactionnaire, au sens propre du mot, antisémite – le premier Statut des Juifs date d'octobre 1940, avant donc que Mounier fasse reparaître la revue - et qui prône, de plus, la Collaboration - l'entrevue du Maréchal Pétain à Montoire avec Adolf Hitler date aussi de la fin du même mois d'octobre. Dès ce moment, un certain nombre des amis de Mounier, notamment les démocrates chrétiens, lui ont dit qu'il donnait une caution à ce régime plutôt que de rester dans le silence en attendant d'avoir trouvé une forme d'action. Cela va donner, mais seulement un ou deux ans plus tard, la presse clandestine, d'abord, puis la formation progressive et l'agrégation des grands mouvements de résistance. Alors c'est une première question, pourquoi, comment Mounier a-t-il fait reparaître sa revue ?
Deuxième question, le contenu : qu'est-ce qu'il a écrit, qu'est-ce qu'il a raconté, quelles idées a-t-il voulu faire passer ? Est-ce qu'il a écrit pour soutenir le gouvernement de Vichy ou bien, au contraire, pour mettre en garde son public ? Il y a évidemment une évolution. Si on l'autorise en novembre 1940, et qu'on le supprime au mois d'août 1941, c'est qu'on s'est aperçu de certaines choses : soit que Mounier, lui-même, ait évolué, soit que la censure et le gouvernement soient devenus beaucoup plus attentifs et beaucoup plus sévères.
J'ai commis, il y a un an, le tiers, à peu près, de ce qu'il y a dans ce gros volume, la revue Esprit d'aujourd'hui, pour que les discussions sur les deux questions que je viens de poser ne soient pas des propos en l'air avec des affirmations simplistes et des a priori tout faits, en citant toujours les mêmes phrases - dans n'importe quel texte, on peut trouver quelques phrases qui apparaissent scandaleuses aujourd'hui ou au contraire, parfaites - la revue Esprit a donc voulu republier entièrement le contenu de ces dix numéros (cela fait 700 pages). Cela avait besoin évidemment d'une présentation, d'un commentaire explicatif pour informer et éclairer le lecteur. Quelque chose qui a paru il y a soixante ans, il y a constamment des allusions, des références, qui ont besoin d'explicitations. Au-delà, il s'agissait de mettre le lecteur sur la voie d'une interprétation, qui sera la sienne, mais qui soit fondée aussi bien que possible. « Interprétation » veut dire qu'on a, sous la censure, du langage codé, on a du non-dit. Alors qu'est-ce qui, dans une phrase qui semble avoir telle signification, qu'est-ce qui est important ? Est-ce que c'est ce qu'elle dit ? Ou bien tout ce qu'elle ne dit pas ? Et que disent d'autres (si on compare dans les revues, dans les journaux analogues qui font la louange continuelle de l'action gouvernementale) ? Il y a une interprétation difficile qui relève un petit peu de la conscience, des idées de chacun, mais on peut fournir au moins des éléments, c'est ce que j'ai essayé de faire en publiant ce livre Esprit 1940-1941 (Esprit, 2004), c'est la revue Esprit elle-même qui a publié ce volume. Je citerai simplement, pour expliquer dans quel esprit on peut aborder cela, quelques formules de Paul Ricœur, qui se situait, vous savez, dans la large mouvance d'Esprit, ceci est une formule admirable pour les historiens, pour une fois, un philosophe qui parle de leur discipline de manière tellement avertie et tellement profonde qui les amène à réfléchir : « La méthode historique consiste à savoir se situer face au passé en le rendant présent ».
En le rendant présent pour de bon, cela ne veut pas dire par l'anecdote « planter un décor », cela veut dire considérer que quand il était présent, mettons en 1940, quand Mounier publie sa revue, le présent de 1940 est ouvert sur 1941, 1942, 1943, 1944, 1945... 1960... 1980... un avenir totalement incertain. Pour nous, cet avenir est fait, est clos, bien sûr, c'est le passé, les événements sont survenus, nous savons la fin de l'histoire. Pierre Vidal-Naquet a dit un jour qu'il faudrait que les historiens lisent toujours le passé comme si on ne savait pas la fin de l'histoire. C'est assez austère. Une expression de Ricœur : « Il faut reconstituer ce qu'était l'horizon d'attente. » Quel était l'horizon d'attente de ces gens-là de 1940 ou 1942, alors que pour nous, c'est un horizon de fuite, c'est quelque chose qui est fait, qui est dépassé depuis longtemps, qui est déterminé. D'où on a une tendance à chercher le déterminisme de l'histoire, à penser que ce qui est arrivé après s'explique par ce qui était avant, je n'insiste pas davantage, je laisse pour la discussion les questions que vous pouvez poser pour préciser cela.
Et je dirai simplement, pour conclure, qu'Esprit supprimé en août 1941, la présence active de Mounier à Lyon ne s'arrête pas là : il travaille pour les premiers mouvements de résistance à Lyon, c'est en train de devenir Combat, il y a une fusion qui va donner le mouvement Combat à la fin de l'année. Mounier prend l'engagement, vis-à-vis des gens de Combat, de réunir un groupe de travail intellectuel, non pas pour préparer des attentats ou distribuer des journaux dans les boîtes aux lettres, mais pour travailler sur l'après et préparer, dans le cas de la défaite souhaitée de l'Allemagne, les fondements de la reconstruction de la France. Il sera arrêté dans un grand coup de filet où on arrête de très nombreux membres du mouvement Combat, y compris les chefs, sauf ceux qui sont en fuite. Le juge d'instruction et le procureur, ne connaissent que le nom de Mounier et le mettent en prison. Mounier est le seul nom connu. Le Capitaine Frenay n'est pas connu, c'est pourtant lui, le grand homme de l'affaire, les autres sont des gens de second rang dont aucun n'est connu. Donc on suppose que Mounier, après la suppression de sa revue, combat le gouvernement en dirigeant un mouvement qui prépare la subversion du gouvernement, donc l'atteinte à la sûreté de l'Etat. Donc, nombreux épisodes, dont le plus difficile sera une grève de la faim qu'il sera amené à faire pour obtenir, sous le gouvernement Laval, que l'instruction continue et que cela aboutisse à un procès et qu'on le juge. Le père de Maître Emma Gounot était l'avocat de Mounier, et elle-même a participé comme avocate à ce procès qui a abouti à l'acquittement de Mounier faute de preuves, avec de très fortes suspicions qu'il ait joué un rôle (et ces suspicions étaient justes) dans ce mouvement clandestin subversif, mais on n'a pas pu avoir de preuves. Il se réfugie alors à Dieulefit.
Je cède maintenant la parole à Goulven Boudic qui va prendre la suite de l'histoire de la revue et du mouvement.
Esprit : la fondation de la revue et le mouvement Esprit par Goulven Boudic
Bernard Comte a accompli un travail extraordinaire. La technique de réédition d'autant de numéros d'une revue de ces années 1940-1941 est d'abord une prouesse, et le travail critique qu'il a accompli dans ce cadre m'a laissé absolument sidéré. Je le lui ai déjà dit, donc ce n'est pas un compliment en l'air.
Je ne vais pas exactement prendre la suite de Bernard Comte, je vais revenir à une période que Bernard Comte a déjà évoqué, qui est, finalement, la période de fondation de la revue pour comprendre, parce que c'est l'objectif du court propos qui est le mien aujourd'hui, pourquoi la revue Esprit dispose de ce que l'on appelle le « mouvement Esprit », pourquoi cette revue est aussi un mouvement, donc il y a eu des groupes locaux, dont l'un des principaux et l'un des plus actifs fut donc le groupe lyonnais dont Robert Jourdan parlera probablement plus en détails.
Pour comprendre cela, il faut revenir en fait à la période que l'on appelle la « pré-histoire » ou la période de fondation de la revue. En gros, c'est 1930 à 1934, sachant que le lancement, la publication de l'objet revue lui-même, le premier numéro de la revue Esprit, c'est octobre 1932, donc deux années avant, deux années après. Pendant ces quatre années vont s'affronter, autour du projet qu'est la revue, deux logiques, deux projets, deux visions qui sont incarnées, portées donc par deux hommes.
Le premier d'entre eux est un jeune intellectuel, de cette génération des intellectuels non-conformistes, aujourd'hui méconnu parce qu'il est mort relativement jeune, en 1944 dans les combats contre les Allemands, il s'était engagé, c'est André Deléage. Il était un historien promis à un bel avenir, un élève de Marc Bloch, un médiéviste très célèbre déjà, dans le milieu des médiévistes avant-guerre, et André Deléage est à l'époque un jeune intellectuel révolté et il incarne, dans ce projet autour de la revue, un projet qui vise à constituer d'abord et avant tout un mouvement. Ce qui importe à André Deléage, et à quelques-uns qui appuient cette démarche, c'est la création d'une organisation, d'un mouvement, qu'il pense comme un mouvement extra-parlementaire, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas véritablement de fonder un parti politique, au sens contemporain du terme, c'est-à-dire un parti qui sélectionnerait des candidats, qui les enverrait devant les électeurs, et qui aurait pour vocation d'exercer le pouvoir. Non, ici il s'agit véritablement d'un mouvement qui préparerait donc la révolution, une sorte de mouvement d'avant-garde et, dans ce cadre, la revue n'intervient qu'en second lieu. La revue serait donc la revue de ce mouvement, comme une sorte d'organe de propagande, de journal du mouvement dont il est question.
Et puis, face à André Deléage, il y a un deuxième homme, qui s'appelle donc Emmanuel Mounier, qui s'agrège à cette démarche dont il n'est pas l'initiateur au départ. Il va s'intéresser à cette démarche, mais il va s'intéresser, lui, à l'aspect revue. Et par rapport à André Deléage qui plaide pour la priorité du mouvement sur la revue, Mounier, lui, va plaider la solution inverse, c'est-à-dire la priorité de la revue sur le mouvement ou, plus exactement, l'autonomie de la revue par rapport au mouvement. C'est-à-dire qu'il doit y avoir deux instruments différents dans ce projet de révolution qu'il baptisera, quelques mois plus tard, « personnalisme communautaire », et une organisation parlementaire, à la limite une organisation d'agitation politique, et puis, donc, une revue intellectuelle mais qui ne serait pas et n'est pas conçue par Mounier dès le début comme un instrument de propagande. Mounier ne veut pas faire de la propagande, ni celle d'un parti qu'il ne maîtriserait pas. Il faut savoir se rappeler que Mounier ne se sent pas du tout le caractère d'un homme d'action, mais le caractère d'un intellectuel, d'un homme de pensée, et bien éloigné de la propagande, de l'agitation politique. Alors cette querelle, parce qu'il va y avoir une querelle, va se dérouler entre 1930 et 1934. Mais Mounier va devenir de fait le directeur d'Esprit, dont le premier numéro paraît en octobre 1932, et, quelques mois après la publication du premier numéro d'Esprit, naît le mouvement porté essentiellement par Georges Izard, futur avocat, futur député, et André Deléage, et puis un troisième un peu moins connu qui s'appelle Louis-Emile Galey. Ce mouvement va s'appeler « Troisième Force ». Il naît au début de l'année 1933. Et les relations vont être très tendues entre Mounier, d'un côté, et les trois hommes de l'autre, même si, en gros, Georges Izard va tenter de jouer le rôle de conciliateur entre les hommes de la revue, Mounier essentiellement, et les hommes du mouvement, Deléage essentiellement. Mounier, lui, a une position sur le mouvement qui est assez révélatrice, il pense que ce mouvement, la Troisième Force, est voué à l'échec, car, selon lui, ce mouvement va céder à ce qui est de son point de vue une dérive, c'est-à-dire à la tentation parlementaire, à la tentation électorale. Et, de fait, la suite des événements donnera raison à Mounier, puisque la Troisième Force, Georges Izard, par exemple, va s'insérer progressivement dans le jeu des forces politiques traditionnelles, dans le jeu des partis parlementaires. Georges Izard deviendra d'ailleurs député au moment du Front Populaire, au titre d'une alliance entre, notamment, la SFIO et tout un ensemble de petites formations dont la Troisième Force. Mais au moment où Izard devient député en 1936, au moment où la Troisième Force devient un parti politique quasiment comme les autres, au point d'aller présenter des candidats aux élections, on peut dire que les relations entre Esprit et le mouvement de la Troisième Force sont déjà rompues depuis 1934, date à laquelle Georges Izard propose à Mounier une sorte d'Armistice : cessons les querelles sur les questions de priorités, d'articulations entre la revue et le mouvement, que chacun vive de sa propre vie. Et Mounier devient donc, à partir de ce moment-là, en 1934, un directeur de revue à part entière et autonome. Il n'a plus à combattre la tentation que pourraient avoir certains animateurs du mouvement de lui proposer, voire de lui imposer, une ligne éditoriale, des articles allant dans tel ou tel sens, etc. Il n'a plus cette menace. Mais le problème, c'est qu'il est un peu seul, parce que beaucoup de ceux qui étaient à ses côtés sont allés du côté du mouvement. Alors l'idée de Mounier est tout simplement de reconstituer un nouveau mouvement, mais un mouvement qui ne serait plus dans une concurrence avec la revue, mais qui serait le mouvement propre de la revue. Il s'est débarrassé de la Troisième Force en 1934, et en 1935, il va déposer, très officiellement, des statuts à la préfecture de la Seine, des statuts d'une association qui s'appelle « La Communauté des Amis d'Esprit » qui est le cadre juridique de cette association et qui va servir de dénomination pour ce que l'on va appeler le « mouvement Esprit ». Le « mouvement Esprit », c'est donc quelque chose que Mounier va maîtriser ou tenter de maîtriser le plus possible, et ce mouvement, d'emblée, va se fixer comme mission, comme tâche, de fonder des groupes provinciaux. Un petit point, ici, qui nous amène encore à revenir sur la période de fondation, lorsque Mounier fonde Esprit, il fait appel, avant même la publication de la revue, à une souscription. Et il va sillonner la France et faire jouer tout un ensemble de relations, et on peut dire qu'Esprit, d'emblée, est une revue provinciale. C'est une revue qui est écrite essentiellement, de fait, par des intellectuels parisiens, mais Mounier, à l'époque, lui-même, n'est pas parisien, il est bruxellois, il deviendra parisien plus tard, et ses lecteurs sont d'emblée des lecteurs provinciaux. Il y a un attachement de Mounier pour la province qui va se traduire donc à partir de 1935 par le fait que, dans le cadre du mouvement Esprit qu'il vient de relancer, il va s'attacher à la fondation, à la création de centres, de clubs, de groupes locaux du mouvement Esprit - c'est le terme de « groupe » qui va être le plus souvent retenu - dont on retrouve la trace dans les pages mêmes de la revue, puisque dans chaque numéro de la revue, le point est fait sur les activités de tel ou tel groupe, sur les invitations qui ont été faites, sur les conférences, sur les formes d'actions militantes, parfois, qui ont été menées par tel ou tel groupe. Mais il est vrai que, je le dis d'emblée, dans la géographie des groupes Esprit avant-guerre, on sent déjà l'importance de ce que j'ai appelé dans mon livre et dans ma thèse le Couloir rhodanien, c'est-à-dire Lyon, Grenoble, et cela va jusqu'à Aix, Marseille, Dijon également un petit peu. Dijon, où Jean Lacroix occupe l'un de ses premiers postes et il sera l'un des fondateurs actifs du groupe dijonnais, avant de devenir le fondateur et l'animateur du groupe lyonnais dont Robert Jourdan parlera. Le problème de ce mouvement dans l'entre-deux-guerres est que les groupes sont finalement moins actifs qu'espéré, et surtout que les groupes dépendent énormément de l'investissement d'une personnalité. On l'observe très bien à travers les archives : le dynamisme des groupes est très dépendant d'une personnalité qui est très souvent membre de la rédaction de la revue. Et s'il se trouve que cette personnalité déménage, on constate que la relève se fait souvent très difficilement, et donc on peut suivre en fait la géographie des groupes en suivant la géographie des mutations, et souvent des mutations universitaires ou professorales, ou des déménagements liés au déroulement des carrières. Par exemple, Jean Lacroix va être un animateur du groupe dijonnais dans l'entre-deux-guerres, mais le groupe de Dijon dépérit très rapidement dès que Jean Lacroix quitte Dijon. Et, en revanche, le groupe lyonnais, lui, deviendra un groupe très actif.
Il y a un point que j'aimerais souligner, c'est que les groupes vont donc tomber en désuétude pendant la guerre, pour des raisons qui sont évidentes, et lorsque Mounier refonde la revue Esprit en 1944 - puisque le numéro de la refondation, le premier numéro de l'après-guerre paraît en décembre 1944 - pour lui, la refondation d'un mouvement n'est pas une priorité. Et il faut attendre 1947 pour que Mounier se dise qu'il faut relancer les groupes, et la relance des groupes va s'opérer notamment à travers une petite publication, ronéotypé qui va circuler en marge d'Esprit, c'est Le Journal Intérieur qui est l'organe de communication des groupes, ensemble, forment donc le mouvement Esprit. 1947 : la date n'est pas innocente. Pourquoi Mounier refonde-t-il et relance-t-il le mouvement ? D'une part parce qu'il a un rédacteur, un collaborateur, de la revue, qui est prêt à y consacrer de l'énergie, c'est Paul Fraisse qui va être l'artisan de la relance du mouvement. Parce que Esprit se trouve traversé, comme d'autres revues, une période de crise. C'est l'une des premières étapes de la crise de la presse, qui va faire disparaître, en France, bon nombre des publications issues notamment de la Résistance, de la Libération, ce sont les premières crises au monde, des crises, évidemment, dans d'autres publications, France Soir, Combat, etc. Cette crise de la presse touche Esprit, les revues, le monde de l'édition, et notamment, pour une raison structurelle et économique, c'est l'augmentation pharaonique du prix du papier, cela coûte de plus en plus cher de faire une revue. Alors le problème, c'est que le pouvoir d'achat des Français baisse, et une revue coûte de plus en plus cher, donc il y a moins d'abonnés, et Esprit est une revue dont l'autonomie tient aussi au fait qu'elle est essentiellement une revue achetée, une revue d'abonnés, elle n'est pas adossée à une maison d'édition qui la subventionnerait, même si elle a des liens privilégiés avec Le Seuil, et donc il faut qu'elle trouve son budget, et son budget, ce sont ses ventes. La revue se vend moins bien, elle est en crise. Elle est menacée de disparaître, Mounier va lancer à nouveau un appel à souscription, et là, il y aura une mobilisation notamment de la rédaction, les rédacteurs vont mettre la main à la poche, mais Mounier va solliciter également les groupes dans le cadre de ce que j'ai appelé un « militantisme de revue ». Vendre la revue dans les régions, dans la province, devient un objectif en soi. Il y a une tactique qui est presque commerciale, finalement, et on observe d'ailleurs dans certains journaux intérieurs, il y a un classement des groupes locaux qui est un classement des meilleures ventes et de la meilleure progression d'abonnés. Alors on distingue Lyon : + 19, c'est formidable, Grenoble : + 16, etc. Donc on encourage, mais, vous voyez, le mouvement devient, finalement, une agence commerciale en un certain sens. Alors Mounier habille, malgré tout, cette stratégie, il y a aussi une conviction derrière, c'est qu'il faut sauver un organe, une revue, une publication qui se veut l'héritière de la Résistance, d'un certain nombre de valeurs, d'un idéal. Alors, les groupes locaux, à ce moment-là, sont affectés par, si je puis dire, une faiblesse de la revue elle-même ou en tout cas une de ses caractéristiques. La revue est donc une « revue mouvement », mais elle est aussi une « revue rassemblement » et Bernard Comte l'a très bien rappelé tout à l'heure, c'est une revue qui, d'emblée, est une revue qui s'ouvre à la diversité. C'est une revue-carrefour, une revue de rencontres, une revue qui intègre d'autres courants de pensées que le seul courant de pensées de ses fondateurs. Dans ce cadre, le mouvement est conçu, justement, à la fois comme le lieu d'expression d'une identité, mais également comme le lieu de construction d'une nouvelle identité à partir de ces rencontres. Les deux objectifs sont parfois contradictoires, parce qu'il y a ceux qui veulent, si vous m'autorisez l'expression, faire du Esprit, et puis il y a ceux qui viennent à Esprit mais qui ont d'autres appartenances. Il y a le problème de la double appartenance, et c'est parfois difficile d'être à la fois un carrefour et le lieu d'expression d'une identité particulière. Et entre ces deux objectifs, on va voir que toutes les années 1940 et toutes les années 1950 vont se dérouler, finalement, entre ces deux pôles, la revue mouvement est quelque chose d'homogène, et en même temps accueillir de la diversité. Deux objectifs contradictoires entre lesquels va osciller la vie des groupes.
Une vie des groupes qui, par ailleurs, et c'est la deuxième tension, est aussi tiraillée par sa relation à la revue elle-même. Et ici, je vais parler un peu plus précisément du groupe lyonnais parce que Jean Lacroix a joué, dans cette seconde tension, dans ce tiraillement, un rôle essentiel. Lorsque Mounier meurt en mars 1950, les rédacteurs d'Esprit se posent la question de savoir s'il convient de continuer ou pas la revue. Jean Lacroix a une position très ferme, et dit qu'il faut arrêter la revue Esprit, mais il ne faut pas arrêter le mouvement. Donc vous voyez que Lacroix s'inscrit finalement un petit peu aussi dans une lecture assez proche de celle d'André Deléage : le mouvement est prioritaire par rapport à la revue. La revue va toutefois continuer, parce que Lacroix est très minoritaire, avec un nouveau directeur qui s'appelle Albert Béghin. A l'héritage de Mounier, Albert Béghin a une relation particulière, il n'est pas orthodoxe. Et Lacroix va devenir, au contraire, au sein de la revue et de la rédaction, le représentant d'une certaine orthodoxie, d'une certaine interprétation de la pensée d'Emmanuel Mounier. Et c'est cette interprétation qu'il va défendre au sein de la rédaction contre Albert Béghin, et il va le faire essentiellement en mobilisant les groupes locaux, le mouvement, et notamment le groupe lyonnais qui est son assise, sa base. C'est une base qu'il instrumentalise, qu'il mobilise, dans ses relations à la rédaction. Parce qu'il n'est pas content d'un article de Béghin, Lacroix écrit une lettre à Béghin en disant qu'il en a parlé au groupe lyonnais, que cela ne va pas du tout. Notons qu'il n'est pas le seul à avoir cette stratégie, et qu'un autre rédacteur, Henri Bartoli, très important dans les années 1950 de la revue Esprit, à Grenoble, a également le même type d'attitude. Entre la rédaction et les groupes locaux, il y a un lieu qui permet l'affrontement public, en quelque sorte, de toutes ces conceptions différentes, à la fois sur la forme et aussi sur le fond, on parle de convictions, et ce lieu est le Congrès. L'un des intérêts de cette revue, c'est d'être plus qu'une revue. C'est une revue-mouvement, et cette revue a donc des congrès qui sont, à l'époque, des congrès quasi annuels, qui se réunissent généralement en banlieue parisienne, et dans le compte-rendu des congrès, on voit bien ces affrontements se dessiner. Ils se dessinent entre deux lignes, donc, Jean Lacroix, porte-parole du mouvement, et porte-parole également d'une lecture du personnalisme qui va plutôt incliner Jean Lacroix à incarner, si je puis dire très rapidement, l'aile gauche de la revue. On pourra en rediscuter, mais Jean Lacroix est l'un de ceux qui va privilégier au sein de la revue, notamment l'ouverture et le dialogue, avec l'extrême gauche communiste. Et de l'autre côté, on a les partisans d'une « société de pensée », selon l'expression qu'utilise Albert Béghin, conception donc formelle, qui se double d'une conviction selon laquelle le personnalisme n'a rien à voir avec le communisme, et le personnalisme doit au contraire s'ouvrir sur une attitude critique vis-à-vis du communisme.
Voilà quelques-uns des enjeux. Ce que l'on peut dire, c'est que les groupes vont disparaître progressivement, tout en continuant à exister pour certains d'entre eux. Ce que je vais dire n'est pas contradictoire, ce qui va disparaître en fait, ce sont les groupes en tant que démembrement, base d'un mouvement. Ce qui disparaît, c'est l'idée même de mouvement. Cette idée va s'essouffler notamment à partir des années 1960 parce que la nécessité du mouvement est bien moindre. Tous les gens qui étaient dans les groupes Esprit, lieux de rencontres, vont trouver un débouché à leurs engagements. Ce débouché sera très largement des organisations liées à la nouvelle gauche, c'est-à-dire, à partir de 1957-1958, le PSA, puis le PSU, et puis, autour du PSU, tout un ensemble de formations, de clubs, d'associations, on a parlé de « Vie Nouvelle », « Vie Nouvelle » fait partie de cette constellation, de cette galaxie, de cette série de groupes et de clubs, et c'est la nouvelle gauche qui va être le pôle d'attraction de ces engagements, et évidemment, la gauche va très largement se substituer au groupe dont la plupart vont tomber en désuétude, et il en restera quelques-uns à Lyon, à Strasbourg, à Rennes, mais ces groupes ne constituent plus la base d'un mouvement, et d'ailleurs, les congrès ne se réunissent plus à intervalles aussi réguliers, ils s'espacent tous les deux ans, tous les trois ans, jusqu'à ce qu'on cesse, finalement, de les convoquer, mais là, ce sera les années 1970.
Dostları ilə paylaş: |