Témoignage: Jean-Marie Domenach Par Denise Lallich-Domenach
Alors, évidemment, vous n'attendez pas de moi un discours objectif. Je ne suis pas l'historienne de mon frère, je suis sa sœur, et mon discours n'aura pas la hauteur intellectuelle des deux qui ont précédé et des deux qui vont suivre, cela vous reposera, ce sera la mi-temps.
Jean-Marie est né en février 1922. Il était le fils aîné d'une famille qui a compté neuf enfants. Il a été suivi très rapidement d'un frère, et puis je suis arrivée en 1924. Très jeune, c'était déjà un intellectuel, alors que mon second frère, au contraire, était un actif. Et moi, je naviguais un peu entre les deux suivant mes besoins : Jean-Marie pour les thèmes latins, et René pour les questions pratiques. Mes parents nous élevaient dans une confiance réciproque et nous laissaient une certaine liberté d'action et de pensée, ce qui était peu commun à l'époque. Mon père disait toujours qu'il nous éduquait pour nous rendre capables de se passer de lui. Il y avait, dans la famille, des rites, qui me donnent un peu envie de rire aujourd'hui, mais qu'à l'époque, nous n'avons jamais remis en question. Chaque semaine, le samedi, quand nous rentrons de classe, mon père était derrière son bureau et l'un après l'autre, nous passions avec le carnet de notes. Quand nous avions réussi le baccalauréat de rhétorique, qui était, à l'époque, le plus important, nous avions le droit de rejoindre nos parents au salon après le déjeuner du dimanche, de s'asseoir dans un fauteuil et de boire une tasse de café. C'était un rite de passage à l'âge adulte et, ma foi, cela a bien marché, à la queue leu leu, les neufs ont passé leur baccalauréat. Alors les garçons faisaient leurs études au collège des Jésuites de la rue Saint-Hélène, et quand Jean-Marie est entré en philosophie, il a commencé à se prendre un peu au sérieux, et il exigeait que nous frappions pour entrer dans la chambre qu'il partageait avec son cadet. Et par moment, moi j'avais envie de l'agacer un petit peu, et j'avais trouvé un moyen remarquable, c'était d'aller jouer du pipeau derrière sa porte. Je ne sais pas si vous avez jamais écouté le son du pipeau, c'est assez terrible. Alors j'étais ravie de le voir sortir en fureur, la main levée, mais cela n'est jamais allé jusqu'à l'affrontement parce qu'il n'aimait pas et ne savait pas se battre. Je pense qu'il était assez naïf dans la vie quotidienne, et nous en profitions un peu. C'était un travailleur passionné, nous avions souvent recours à lui, les uns et les autres, pour le latin, mais il ne nous écrasait pas du tout de son savoir. Je crois sincèrement que nous n'avons jamais été jaloux de sa réussite intellectuelle. Admiratifs, parfois. Je me rappelle - il n'y a que les Jésuites pour faire un truc pareil - l'avoir vu, dans le théâtre du collège de la rue Saint-Hélène, jouer Antigone en grec. J'avais trouvé cela très fort. Mon père aimait beaucoup aussi que le soir, nous récitions des poèmes, et je le vois encore, accoudé à la cheminée, et récitant « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » (« Recueillement » de Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, 1857). Je trouvais cela très beau, et j'avais envie d'en faire autant. Et puis mon père chantait beaucoup - pas très bien, mais enfin il aimait chanter - et nous chantions souvent des chants un peu rebelles. Je me souviens très bien, par exemple, du chant au soldat du 17ème qui avait levé la crosse en l'air pour ne pas tirer sur les vignerons. Je me souviens du refrain : « Vous auriez, en tirant sur nous, assassiner la République ». Cela me paraissait superbe. C'est une éducation comme une autre. Et puis la légende familiale voulait que Dumnacus, qui était un guerrier gaulois, qui avait vaincu, à Angers, les Romains, soit notre ancêtre. J'ai d'ailleurs là une photo de sa statue parce qu'elle a été déboulonnée en 1940 pour faire des canons, et reconstruite, je ne sais plus en quelle année, et mon frère aîné, Jean-Marie, a trouvé le moyen de se faire inviter comme descendant à l'inauguration de la statue. César parle de Dumnacus dans la guerre des Gaules, je vous y renvoie. Donc vous imaginez, descendants de Dumnacus, l'effet qu'a pu nous faire la défaite et l'Armistice de juin 1940. Alors cela a été vraiment, et là, cette fois, sans plaisanter, une claque et une honte parce que nous étions élevés dans un patriotisme affectif, presque. Alors Jean-Marie est monté de classe en classe, depuis la 6ème, avec son ami Gilbert Dru, ils faisaient tous deux parties de la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), et il m'a dit plusieurs fois que le principe était « Voir, juger, agir » et que cela avait été important pour lui, que cela l'avait aidé à réfléchir et à se former. Dès 1938, il lisait Esprit, que Gilbert lui passait, et j'ai un mot où il dit que c'est quand même un peu trop « abstrait ». Gilbert Dru avait dix-huit ans, lui n'en avait que seize - il était en avance de deux ans dans ses études - et la revue lui paraissait quand même un peu difficile à avaler. Il a été en khâgne pendant la guerre de 1939-1940, et la khâgne est partie à Clermont-Ferrand, et il a eu comme maître Jean Guéhenno, dont il gardait un souvenir important, et puis, revenant à Lyon, il a eu le philosophe Jean Lacroix et l'historien Joseph Hours qui ont été pour lui des maîtres au sens le plus noble du mot. Mon père allait chaque année en Allemagne, il parlait l'Allemand et l'usine où il était ingénieur l'envoyait pour des raisons commerciales. Il a donc vu la montée du nazisme, et nous avait mis en garde très tôt. Je me souviens qu'au moment de Munich, il nous avait dit que c'était reculer pour mieux sauter, et cela le rendait furieux. Dès octobre 1940, cela a été, pour toute la famille, la révolte. Révolte contre le nazisme, puisque nous savions, nous. Il ne faut pas croire que toutes les familles françaises de l'époque savaient ce qu'était le nazisme. Ils voyaient ces garçons courageux, sportifs, disciplinés, etc., et ils admiraient, sans bien comprendre les fondements de la chose. Alors, nous, nous savions ce qu'était le nazisme, et nous n'en voulions pas, donc nous nous sommes révoltés très vite contre l'occupation, contre Pétain et contre le nazisme. Cela veut dire qu'il écrivait avec Gilbert des tracts assez simplets, que je recopiais, et nous en mettions dans les boîtes aux lettres, nous en laissions, enfin, nous savions bien que ce n'était pas comme cela que nous allions gagner la guerre, mais c'était une révolte. Puis, il a fondé, avec Georges Lecèvre, le Comité de Résistance Inter-Fac Lyon - Grenoble. Enfin, il est parti, à cause du STO, dans le maquis du Vercors en 1943. Il était passé par l'école d'Uriage, et ils ont fait une équipe qu'ils appelaient « Les Equipes Volantes du Vercors », ils passaient de maquis en maquis pour faire de la formation. Il a fait les batailles de la Libération dans un maquis du Tarn, sous les ordres du Marquis d'Aragon, dont il gardait un excellent souvenir. Il avait été admissible à Normale Supérieure Lettres et il avait loupé l'oral, et comptait bien le repasser. Et, au lieu de faire l'Ecole Normale, il a fait l'Ecole du maquis. Je ne sais pas s'il faut le regretter. Pendant les deux premières années de la guerre, il y eut, à Lyon, un vrai bouillonnement culturel. Jean-Marie et Gilbert Dru, avec d'autres camarades, ont fondé Les Cahiers de notre jeunesse dans lesquels ils essayaient, avec humour, comme vous l'avez dit tout à l'heure, et le plus adroitement possible, de faire passer leurs idées. Les Cahiers ont pris position contre le service du travail obligatoire, et ils furent interdits en juin 1943. Je me souviens que Jean-Marie, quelques temps auparavant, était allé avec Gilbert à l'Archevêché pour discuter du départ au STO : fallait-il partir, fallait-il se cacher, fallait-il aller au maquis ? Il était revenu très déçu et révolté contre ce qu'il avait vécu pendant cette réunion parce qu'on les avait poussés très fort à partir en leur disant que c'était un devoir de charité chrétienne envers les ouvriers qui partaient. Entre nous, par sécurité, évidemment, nous savions ce que chacun faisait, mais nous ne parlions pas de nos actions de résistance de peur d'une arrestation, sauf en cas de nécessité, bien sûr. Et j'ai appris avec stupéfaction, cinquante ans après la Libération, que nous avions choisi, pour mettre sur nos fausses cartes d'identité, le même nom. Et ce nom, c'était Duplessi / Duplessy, avec un i pour mon frère et un y pour moi - je trouvais que c'était plus joli dans l'écriture - et ce Du Plessis était un aviateur - je ne sais pas si les plus âgés d'entre vous se souviennent - que mon père admirait beaucoup. Et magie de l'imprégnation familiale, mon frère a choisi ce nom, alors qu'il adorait contredire mon père dans les discussions. Je crois que je peux dire que toute la vie de mon frère a été marquée par la défaite d'abord, et par la Résistance, comme celle de mon père avait été marquée par l'Affaire Dreyfus pour la révision du procès pour lequel il avait manifesté quand il était étudiant.
Pendant les deux premières années de guerre, j'ai vu passer à la maison des gens importants : Emmanuel Mounier, par exemple, mais ces gens étaient si simples et si gentils que je ne me suis pas douté, à l'époque, de leur notoriété. Un seul qui ne leur ressemblait pas et qui m'avait fortement déplu, c'est le philosophe Gustave Thibon qui était venu pour convertir mon frère à la révolution nationale. Nous, on avait souvent le droit d'écouter quand il y avait des gens intéressants, j'étais donc présente, et la discussion dans le salon avec mon père et Jean-Marie m'a laissé un souvenir d'ironie et de violence contenue. Gustave Thibon avait l'air fort bien nourri et il était assez plein de lui-même, et cela avait été assez pénible. Alors après la Libération, de retour à Lyon fin 1944, Jean-Marie s'est marié puis a dirigé la revue des forces françaises de l'intérieur, Aux Armes, qui avait été lancée par le Général Descours. En 1946, il est parti à Paris, et a rejoint Emmanuel Mounier et la revue Esprit. Si je veux essayer de le dépeindre un peu, je dirais qu'il était prêt à s'indigner devant tout manquement au respect de l'homme, prêt à relever les défis, d'où son engagement contre la torture en Algérie - qui a été difficile et qui lui a valu beaucoup de reproches - et contre l'inhumanité des prisons. Je crois qu'il avançait dans la vie avec beaucoup d'honnêteté, un peu de naïveté (c'est mon point de vue), et un certain sens de l'avenir. J'ai souvent pensé que ce frère qui fut très proche de moi avait parfois eu raison trop tôt et qu'il en avait souffert. Après son départ de la revue pour laquelle il avait travaillé pendant vingt ans, il a fallu s'adapter à une forme de vie qu'il n'avait jamais connue, et cela lui a été difficile. Depuis la Résistance, c'est-à-dire depuis ses dix-huit ans, il avait vécu, non pas dans la facilité, mais dans une forme de communauté de projets, et c'était porteur, même si cela n'empêchait pas les difficultés et les luttes. Il a été assez désorienté par cette nouvelle situation, puis il s'est adapté, et il a éprouvé un grand plaisir, après, à préparer ses cours pour l'école Polytechnique. Ses dernières années n'ont pas été faciles, il les a vécues dans une grande anxiété, et même sa mort lui a été dérobé, puisque, parti à l'hôpital parce qu'il se sentait vraiment très mal, un quart d'heure avant sa mort, le cardiologue et le neurologue lui ont dit qu'il n'avait rien et de ce rien, il est mort un quart d'heure après.
Alors nous lisions tous, dans la famille, évidemment, la revue Esprit, et nous en discutions beaucoup. Je me souviens d'un numéro audacieux qui était paru en 1947, et qui osait déjà poser des questions difficiles comme : l'Allemagne est-elle coupable ? Ou bien : que savaient les Allemands ? Mon mari et moi, dès 1947, nous allions aux rencontres du groupe Esprit avec Jean Lacroix où les discussions étaient toujours sérieuses, passionnées et enrichissantes. Et je suis restée une fidèle abonnée de la revue jusqu'au début des années 1980. A cette époque, Esprit était lue par des étudiants de formations très diverses, et moi, j'utilisais les articles pour travailler avec les éducateurs spécialisés ou des assistants sociaux. Puis la revue est devenue trop difficile à lire, trop loin de nos préoccupations, d'abord pour les étudiants, puis ensuite même pour moi. J'ai écrit à Paul Thibaut, j'ai essayé d'en parler avec lui, mais en vain. Il pensait que c'était moi, à cause de mai 1968, qui avais perdu l'habitude de lire des choses sérieuses, et nous n'avons pas pu aller plus loin. Alors très rares sont ceux qui, aujourd'hui, ont connaissance de cette revue. Au Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation, je rencontre des professeurs, d'histoire en particulier, et quand je parle de la revue Esprit ou de Mounier, ils ouvrent des grands yeux, ils ne savent pas de quoi je parle. Alors je le regrette, et mon plaisir est grand aujourd'hui de renouer avec cette revue et ceux qui s'en occupent, parce qu'elle a été pour moi vraiment une source de réflexion profonde et importante dans ma vie.
Bernard Comte : Tout le monde a apprécié la mi-temps souriante et pleine d'enseignement en même temps, comme vous savez toujours faire. Alors, on reste à Lyon, avec Robert Jourdan et le groupe Esprit du lendemain de la guerre.
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