II. À L’UNIVERSITÉ
C’est à peu près en ces termes que Sophie racontait le prologue dramatique de son étrange mariage. Les parents pardonnèrent, et bientôt après, en 1868, la cérémonie nuptiale eut lieu à Palibino.
Aussitôt après leur mariage, les jeunes mariés firent un voyage à Pétersbourg, où Sophie fut introduite, par son mari, dans les cercles politiques qu’elle désirait connaître depuis si longtemps.
Une amie, qui par la suite devait devenir très intime, décrit ainsi l’effet produit par la jeune femme :
« Parmi ces femmes et ces jeunes filles politiques, toutes plus ou moins ravagées par la vie, Sonia faisait vraiment une étrange impression avec son aspect juvénile, qui lui valut le surnom « du petit moineau ». Elle avait à peine dix-huit ans, et paraissait beaucoup plus jeune. Petite, fluette, le visage tout rond, les cheveux courts et frisés, la physionomie expressive et singulièrement animée, les yeux surtout, passant avec mobilité de l’enjouement à une sérieuse rêverie, elle offrait le mélange d’une naïveté presque enfantine, et d’une remarquable profondeur de pensée.
« Elle séduisit tout le monde par le charme inconscient qui la caractérisait à cette époque ; jeunes et vieux, hommes et femmes, étaient également attirés ; mais elle ne semblait pas remarquer les hommages qui l’entouraient, tant elle était simple et dénuée de coquetterie. Sa toilette ne lui donnait aucun souci, elle y apportait même une grande négligence qu’elle conserva toujours. »
La même amie cite à l’appui le petit trait caractéristique suivant :
« Je me souviens qu’un jour, bientôt après avoir fait sa connaissance, tandis que nous causions avec animation d’un sujet intéressant pour toutes deux — nous ne pouvions causer d’ailleurs qu’avec animation dans ce temps-là, — Sophie s’amusait à défaire lentement la garniture de sa manche gauche, et après l’avoir détachée, elle la jeta à terre, comme une chose inutile, dont elle était bien aise de se débarrasser. »
Après une demi-année passée à Pétersbourg, le jeune couple partit au printemps de 1869 pour Heidelberg, Sophie pour y étudier les mathématiques, et son mari la géologie. Après avoir pris leurs inscriptions, ils voyagèrent pendant les vacances d’été, et allèrent en Angleterre, où ils firent la connaissance de plusieurs personnalités célèbres : George Eliot, Darwin, Spencer, Huxley, etc.
Dans le journal de George Eliot, publié par M. Cross, on trouve la notice suivante datée du 5 octobre 1869 :
« Nous reçûmes dimanche la visite d’un couple russe intéressant, M. et Mme Kovalewsky : elle, une charmante et modeste créature, attrayante de manières et de conversation, étudie les mathématiques à Heidelberg, grâce à une permission spéciale obtenue avec l’aide de Kirchhof ; lui, un homme sympathique et intelligent, spécialement adonné à la géologie, se rend à Vienne, où il compte rester six mois, après avoir laissé sa femme à Heidelberg. »
Ce plan ne se réalisa pas, car Voldemar resta à Heidelberg avec sa femme pendant un semestre. Leur vie, à cette époque, est décrite de la façon suivante, par l’amie déjà citée, qui avait obtenu de ses parents, par l’intervention de Sophie, la permission d’étudier avec elle à l’Université :
« Quelques jours après mon arrivée à Heidelberg, en octobre 1869, je vis arriver Sonia avec son mari, revenant d’Angleterre. Elle paraissait heureuse et très satisfaite de son voyage. Rose, fraîche, charmante, comme à notre première rencontre, elle me parut avoir plus d’animation, plus d’énergie encore pour continuer ses études. Ces aspirations sérieuses ne l’empêchaient pas de s’amuser de tout, des choses même les plus insignifiantes. Je me rappelle une promenade que nous fîmes avec son mari dans les environs de Heidelberg, quelques jours après leur arrivée, et où nous nous mîmes à courir, sur une route bien unie, comme deux petites filles, à qui dépasserait l’autre.
« Combien ces premiers souvenirs de notre vie d’Université ont conservé de fraîcheur pour moi ! Sophie me semblait heureuse, et d’un bonheur si élevé ! Cependant, lorsque plus tard elle parlait de ses années de jeunesse, c’était avec amertume, et comme d’années inutilement vécues. Je me rappelais alors ces premiers mois de Heidelberg, nos discussions enthousiastes sur tant de sujets divers, ses poétiques relations avec son jeune mari, qui l’aimait d’un amour si purement idéal ; elle paraissait l’aimer de même ; tous deux semblaient ignorer les bassesses de la passion que les hommes désignent sous le nom d’amour. Sophie n’a donc pas eu lieu de se plaindre ; sa jeunesse a été riche en sentiments et en aspirations nobles, et l’homme qui vivait auprès d’elle, l’a aimée d’une passion profonde et contenue. Ce moment fut du reste le seul où je connus Sophie heureuse ; dès l’année suivante tout était changé.
« Les cours commencèrent presque aussitôt après notre arrivée. Nous étions occupés tous les trois à l’Université pendant la journée, et les soirées mêmes se passaient au travail. Nous n’avions presque jamais le temps de faire une promenade dans le courant de la semaine, mais nous consacrions le dimanche à de longues excursions hors de la ville ; nous allions même au théâtre à Manheim ; nous fîmes quelques visites aux familles de certains professeurs, sans nouer de relations avec personne.
« Sophie attira l’attention dès le début ; le célèbre professeur Kirchhof de Königsberg, dont elle suivit les cours de physique pratique, parlait toujours d’elle comme d’un sujet exceptionnel. Sa renommée se répandit vite dans la petite ville, et on s’arrêtait parfois dans la rue pour regarder passer la célèbre Russe. Elle rentra un jour en riant, et me raconta qu’une femme du peuple, un enfant sur les bras, s’était arrêtée devant elle, en disant tout haut : « Regarde, regarde, la jeune fille qui travaille si bien à l’école ! »
« Réservée, modeste, presque timide dans ses rapports avec le professeur et avec ses camarades, Sophie n’entrait jamais à l’Université qu’en détournant les regards pour ne parler à personne. Elle n’adressait la parole à ses camarades que lorsque son travail l’exigeait. Cette manière d’être plaisait aux professeurs allemands, qui admirent la modestie chez une femme, surtout lorsque celle-ci est jeune, charmante, et qu’elle s’adonne à une science aussi abstraite que les mathématiques.
« Cette timidité de Sophie était parfaitement naturelle à cette époque. Je me souviens qu’elle me raconta une fois son embarras en découvrant une erreur au tableau, dans une démonstration faite par un élève ou par le professeur. Celui-ci s’embrouillait de plus en plus, et Sophie m’avoua que son cœur battait à se rompre, lorsqu’elle se décida enfin à se lever, pour aller au tableau montrer en quoi l’erreur consistait.
« Notre heureuse vie à trois, si riche d’intérêts de tout genre, car Kovalewsky ne bornait pas sa curiosité aux questions d’ordre scientifique, ne devait pas durer. Dès le commencement de l’hiver nous vîmes arriver la sœur de Sophie, et son amie Inès, toutes deux plus âgées que nous de quelques années. Kovalewsky nous voyant un peu à l’étroit dans notre appartement, se décida à nous quitter pour se loger ailleurs. Sophie allait le voir souvent, passait des journées entières chez lui, et faisait seule avec lui de longues promenades. Voldemar se sentait mal à l’aise dans la société des autres dames, d’autant plus que les nouvelles venues se montraient souvent peu aimables. Elles trouvaient mauvais, le mariage étant fictif, que Kovalewsky donnât un caractère d’intimité à ses relations avec Sophie ; leur ingérence occasionna des ennuis qui troublèrent les bons rapports de notre petit cercle.
« Au bout du semestre, Kovalewsky prit le parti de quitter Heidelberg, pour Iéna d’abord, puis pour Munich, où il vécut exclusivement plongé dans ses études. Très doué, très laborieux, modeste dans ses goûts, il n’avait aucun besoin de distraction. Sophie prétendait qu’un livre et un verre de thé suffisaient pour le rendre parfaitement heureux ; au fond elle en était froissée, et devenait jalouse de ces études qui remplaçaient si bien sa société. Nous allâmes voir Kovalewsky plusieurs fois ; ils firent ensemble un petit voyage dont Sophie parut enchantée ; mais elle prenait de moins en moins son parti de la séparation, et fatiguait son mari par d’incessantes exigences. Elle ne pouvait bouger sans l’obliger à venir la chercher ; il devait faire ses commissions, s’occuper de mille bagatelles, et quoiqu’il y mît la meilleure grâce du monde, ses travaux en souffraient ; mais Sophie ne tenait jamais aucun compte de cela. »
Plus tard, lorsque Sophie se plaignait à moi de sa vie passée, elle répétait sans cesse avec amertume : « Personne ne m’a jamais véritablement aimée ». Je répliquais alors : « Mais ton mari t’a beaucoup aimée. — Il m’aimait quand j’étais là, était sa réponse invariable, mais il pouvait si facilement se passer de moi ! »
« L’explication de la réserve de Kovalewsky à cette époque, me semble naturelle ; mais Sophie ne l’admettait pas ; elle eut de tout temps une certaine prédilection pour les relations tendues, et les rapports peu naturels ; elle voulait prendre et ne pas donner, et cette disposition de son caractère est en grande partie la véritable cause du drame de sa vie. »
Je me permettrai de citer encore quelques remarques de sa compagne d’étude, qui prouvent combien les étrangetés du caractère de Sophie se développèrent de bonne heure, et combien il faut leur attribuer les souffrances et les luttes intérieures dont sa vie fut dévorée.
« Elle aimait ardemment le succès. Lorsqu’elle se proposait un but, elle faisait tout pour l’atteindre, et l’atteignait toujours, sauf dans les questions de sentiment, où, chose étrange, elle perdait la clarté de son jugement. Trop exigeante en affection, il semblait qu’elle voulût prendre de force ce qu’on lui aurait volontiers accordé, si elle n’y eût pas mis autant de passion. Avec un extrême besoin de tendresse et de confiance, elle rendait toute intimité impossible. Trop agitée, trop peu pondérée, elle aspirait sans cesse à l’intimité, et ne pouvait s’en contenter longtemps. Jamais d’ailleurs elle ne tenait compte de l’individualité d’autrui. Kovalewsky de son côté, toujours préoccupé de nouveaux plans et de nouvelles idées, avait une nature inquiète et tourmentée ; je doute que ces deux êtres, si richement doués, eussent jamais pu rencontrer le bonheur, dans quelque condition qu’ils se fussent trouvés. »
Sophie passa deux semestres à Heidelberg, jusqu’à l’automne de 1870 ; elle se rendit de là à Berlin, pour y continuer ses études sous la direction du professeur Weierstrass. Pendant ce temps, Voldemar avait obtenu le doctorat à Iéna ; sa thèse y attira l’attention générale et le fit connaître comme un travailleur sérieux.
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