Une brusque transformation d’existence s’opéra dans notre maison après notre installation à la campagne ; la vie de mes parents, jusque-là insouciante et gaie, prit aussitôt une tournure très sérieuse.
Avant cette époque, mon père n’avait pas attaché grande importance à l’éducation des enfants ; c’était, selon lui, l’affaire des femmes et non des hommes. Il s’occupait un peu plus d’Aniouta que des autres, parce qu’elle était l’aînée, et qu’elle était très amusante : il l’emmenait quelquefois promener avec lui en traîneau pendant l’hiver, et s’en faisait honneur devant le monde. Lorsqu’on venait se plaindre à lui des espiègleries qu’elle se permettait, et qui dépassaient parfois toute mesure et exaspéraient la maison entière, mon père tournait généralement la chose en plaisanterie. Aniouta comprenait du reste fort bien que s’il prenait un air sévère, c’était pour la forme ; au fond il était prêt à rire de toutes ses malices.
Quant à nous, les petits, nos rapports avec notre père se bornaient à peu de chose ; il nous pinçait les joues amicalement lorsqu’il nous rencontrait, pour s’assurer qu’elles étaient potelées, demandait à Niania comment nous nous portions, et quelquefois il nous prenait dans ses bras pour nous faire sauter.
Les jours de fêtes officielles, quand mon père se rendait en grand uniforme à quelque cérémonie, couvert de ses décorations, on nous appelait au salon, pour admirer notre papa en tenue de parade, et cette vue nous causait le plus vif plaisir : nous sautions autour de lui, battant des mains avec enthousiasme à l’aspect de ses brillantes épaulettes et de ses croix. Mais ces relations, pleines de bonhomie, cessèrent aussitôt après notre arrivée à la campagne. Ainsi qu’il advient souvent dans les familles russes, mon père découvrit subitement, sans y être le moins du monde préparé, que ses enfants étaient loin d’offrir le modèle d’une bonne éducation, comme il se l’était imaginé.
Cette découverte se fit un jour que ma sœur et moi disparûmes jusqu’au soir, égarées loin de la maison : lorsqu’on nous retrouva, nous avions eu tout le loisir de nous bourrer de fruits sauvages, et nous fûmes malades pendant plusieurs jours.
Cet événement démontra que nous étions peu surveillées, et cette découverte en amena d’autres : les désillusions se succédèrent. On avait cru jusque-là que ma sœur était, à peu de chose près, une enfant prodige, intelligente et très développée pour son âge ; on s’aperçut maintenant qu’elle était non seulement très gâtée, mais encore tellement ignorante, qu’à l’âge de douze ans elle ne pouvait pas même écrire le russe correctement.
Les jours qui suivirent notre escapade me reviennent tristement à la mémoire, comme une sorte de désastre domestique. On n’entendait, dans notre chambre d’enfants, que larmes et gémissements. Tout le monde se querellait, tout le monde était grondé, chacun recevait son paquet à tort ou à raison. Papa était en colère, maman en larmes, Niania hurlait, Mademoiselle faisait ses préparatifs de départ avec des gestes de désespoir ! Ma sœur et moi, devenues très douces, nous tenions coites, et n’osions bouger, sachant bien que la moindre incartade nous serait imputée à crime, chacun étant fort disposé à décharger sur nous sa propre irritation. Nous n’étions cependant pas exemptes d’une certaine curiosité ; nous regardions « les grands » se disputer entre eux avec une satisfaction enfantine d’assez mauvais aloi. « Comment cela finira-t-il ? » disions-nous en attendant.
Mon père, qui n’aimait pas les demi-mesures, prit le parti d’opérer une réforme radicale dans tout le système de notre éducation. La Française fut remerciée, Niania éloignée de la chambre des enfants et chargée de la lingerie, et deux nouveaux personnages firent leur apparition dans la maison : un précepteur polonais, et une institutrice anglaise.
Le précepteur se trouva être un homme doux et instruit, donnant d’excellentes leçons, mais il n’eut pas grande influence sur mon éducation. L’institutrice, au contraire, introduisit un élément nouveau dans notre famille.
Quoique élevée en Russie, et parlant bien le russe, elle avait conservé intacts tous les traits de caractère particuliers à la race anglo-saxonne : la droiture, l’énergie, la force de persévérer dans une entreprise et de la mener à bien. Ces qualités lui donnaient une grande supériorité dans notre maison, où l’on se distinguait par des qualités diamétralement opposées : c’est ce qui explique l’influence qu’elle exerça sur tous.
À peine entrée chez nous, elle s’appliqua de toutes ses forces à faire de notre chambre d’enfants une nursery, où pourraient s’élever de jeunes misses modèles. Et Dieu sait s’il est difficile de créer une pépinière de misses anglaises dans une maison de propriétaires russes, où les habitudes « seigneuriales », la négligence, le laisser aller, se développaient depuis des siècles, de génération en génération. Grâce à sa remarquable énergie, elle en vint cependant à bout, du moins jusqu’à un certain point. Ma sœur, habituée à une complète indépendance, ne fut, il est vrai, jamais domptée : près de deux ans se passèrent en luttes et en incessantes discussions ; au bout de ce temps, Aniouta ayant atteint ses quinze ans, fut dispensée de toute soumission envers l’institutrice, et son émancipation fut marquée par son installation dans une chambre voisine de celle de ma mère. Depuis ce jour Aniouta fut considérée comme une grande personne, et l’institutrice, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ne manquait pas d’expliquer clairement que la conduite de ma sœur ne la concernait plus en rien, qu’elle s’en lavait les mains.
Tous les soins de l’institutrice se concentrèrent dès lors sur moi avec une rigueur d’autant plus grande : elle m’isola le plus possible du reste de la maison, pour me mettre à l’abri de l’influence de ma sœur, comme d’une maladie contagieuse.
La distribution de notre maison à la campagne se prêtait aux efforts de l’institutrice pour nous séparer : trois ou quatre familles y auraient vécu à l’aise, sans se gêner mutuellement, et au besoin sans se connaître.
Presque tout le rez-de-chaussée était réservé à mon institutrice et à moi, à l’exception de quelques chambres d’amis et de domestiques. Le premier étage contenait les chambres de réception, l’appartement de ma mère et d’Aniouta. Fédia et son précepteur occupaient une aile, et le cabinet de papa, situé au rez-de-chaussée d’une tour à trois étages, était complètement séparé du reste de l’habitation. Les divers éléments composant notre famille avaient donc chacun leur propre territoire : on pouvait suivre sa voie particulière sans gêner personne, on ne se retrouvait qu’à l’heure du dîner et le soir, au thé.
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