Thèse Lyon 2


- Qu’est-ce que la démarche stratégique ?



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1- Qu’est-ce que la démarche stratégique ?


Le problème de méthode auquel sont confrontées les autorités publiques lyonnaises dans leur volonté de déployer une véritable politique de développement économique sur le territoire de l’agglomération est en partie résolu par l’adoption de la démarche stratégique dans les années 1980. Celle-ci offre une approche de l’action publique globale, calquée sur les nouvelles techniques de management des firmes par projet et remettant en question les visions sectorielles de la gestion technocratique. Elle permet de concevoir de nouvelles politiques territoriales et intégrées de développement économique, adaptées au contexte de crise et d’exacerbation des logiques de concurrence entre les villes (Bouinot, 2002).
Un nouveau principe d’action économique pragmatique et flexible

D’après Gares (1980), la mise en concurrence des territoires et l’accroissement des logiques de compétition entre les villes à partir de la survenue de la crise économique dans les années 1970 ont pour corollaire l’adoption par les pouvoirs publics locaux des méthodes de management de l’action par projet stratégique, issues des techniques de gestion des entreprises développées aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale.

Ce nouveau modèle de développement économique territorialisé est qualifié de stratégique car « ces interventions ne peuvent se faire efficacement et sans danger que si elles sont intégrées dans une stratégie cohérente de développement propre à chaque ville » (Gares, 1980, p.16). Le développement stratégique représente ainsi une arme considérable pour les collectivités locales, dès lors qu’elles choisissent de participer à l’affrontement économique et à la compétition qui sévit entre les territoires urbains. Il s’agit d’une « réflexion cohérente, à partir d’un diagnostic de la situation, visant à déterminer des objectifs et organisant les moyens disponibles pour les atteindre » (Gares, 1980, 16). Elle permet d’établir des programmes d’action et de mise en œuvre de façon globale et pragmatique, c’est-à-dire de faire des choix raisonnés dans l’orientation des politiques publiques, issus d’une réflexion plus ou moins élaborée.

Conceptuellement cependant, la stratégie renvoie d’un côté au langage militaire relatif à la guerre (objectifs, positionnement, etc.) et de l’autre au langage médical (analyse, diagnostic, crise, remèdes, etc.). Il s’agit donc d’une approche assez ambiguë, qui se veut tour à tour thérapeutique ou conquérante face à l’enjeu économique et à la concurrence. En tant que principe méthodologique d’action appliqué à l’économie, la démarche stratégique renvoie à l’idée de pragmatisme, de flexibilité et à un certain rejet des théories abstraites, considérées par les acteurs économiques ou politiques comme trop rigides et peu adaptées aux réalités. Elle offre ainsi un champ des possibles très large, une grande souplesse dans l’organisation de l’action et peu de limites dogmatiques, renvoyant aussi plus indirectement au double principe libéral du « tout est permis » et de « la fin justifie les moyens ».

Elle est d’abord mise en application par les entreprises qui l’érigent en méthode de management à part entière, avant d’être adoptée par les pouvoirs publics pour gérer les problèmes relevant de l’action publique. Cette nouvelle méthode permet en effet de mobiliser les moyens existants pour permettre le développement économique territorial en contexte concurrentiel, c’est-à-dire de conduire une certaine forme de régulation économique territoriale plus stratégique et adaptée aux nouveaux déterminants du fonctionnement économique d’ensemble depuis la crise.

Ce nouveau modèle de développement économique stratégique se veut plus endogène et différent du modèle qui prévaut durant la période forte croissance des Trente Glorieuses. Il repose sur la mise en valeur des ressources et potentiels économiques du territoire local, à travers la définition d’un projet de développement économique et le rassemblement coordonné des volontés d’action, avec l’illusion que les grands déterminants du fonctionnement de l’économie au niveau global peuvent être maîtrisés localement. L’accent est mis sur le développement et le renforcement des interrelations ou des complémentarités au sein du tissu économique local, sur une attention accrue portée aux PME-PMI qui constituent le gros de la force économique du territoire et sur le soutien aux logiques de sous-traitance, sur la promotion des pôles de compétences locaux et l’identification de spécialisation sectorielles, permettant de différencier positivement le territoire local par rapport à ses concurrents, selon une logique nouvelle de positionnement et de compétitivité.

Le développement économique stratégique est également caractérisé par la volonté nouvelle de favoriser et d’encourager l’ancrage territorial des activités économiques, afin de limiter les phénomènes de délocalisations et d’insécurité économique au niveau local. Il consiste notamment à créer un milieu favorable et un environnement attractif pour les entreprises, grâce à une large mobilisation collective et à la mise en valeur des atouts du territoire local. Il s’agit ainsi plutôt de développer les facteurs et attributs économiques existants, et pas seulement de compter sur les éventuels apports extérieurs. En d’autres termes, il s’agit de distinguer la trajectoire économique du territoire considéré par rapport à la masse des possibilités en matière de localisation économique pour les entreprises, en agissant d’abord sur ses caractéristiques internes et spécifiques selon une logique de projet local et partenarial.

Les moyens d’action traditionnellement utilisés pour favoriser le développement économique territorial ne sont pas pour autant délaissés, ils sont au contraire mobilisés pour constituer des vecteurs de l’intervention publique en faveur du développement stratégique. L’aménagement spatial, l’urbanisme opérationnel et la planification urbaine, la réalisation d’infrastructures et d’équipements comme la production ciblée de zones d’activités complètent ainsi de façon plus efficace la politique de développement économique, en étant utilisés comme des outils au service de la promotion du tissu économique local et de la valorisation qualitative des ressources économiques du territoire.

L’endogénéisation des logiques de développement économique territorial induite par l’adoption de la démarche stratégique s’accompagne donc de la recherche d’une mise en cohérence des objectifs et des moyens propres au développement économique avec les objectifs et les moyens relevant du développement urbain. La logique de projet et le principe de l’action collective renforcent également cette tendance à la globalisation de l’intervention publique en matière de régulation économique sur le territoire. La démarche stratégique en tant que principe d’action souple et pragmatique entraîne une quête de transversalité et d’intégration fonctionnelle dans la conduite des politiques publiques, capable de permettre l’adaptation des formes d’action publique à l’enjeu économique de plus en plus dominant et contraignant.


Une méthode d’action publique adaptée à la contrainte concurrentielle

L’adoption de la démarche stratégique et de son corollaire le projet de développement de territoire par les pouvoirs publics locaux au cours des années 1980 traduit une profonde mutation des méthodes de l’action publique, dont la conception s’ancre dans le niveau local en même temps qu’elle s’adapte à la nouvelle donne du fonctionnement de l’économie. Elle est censée permettre l’adaptation de la gestion territoriale et des politiques publiques à la décentralisation des compétences ainsi qu’au nouveau contexte économique d’ensemble, caractérisé par une exacerbation de la concurrence, y compris entre les territoires, par une situation générale de crise et de stagnation de la croissance, par une augmentation des incertitudes et une mutation du modèle productif vers plus de flexibilité (Portal, 2002).

Cette nouvelle méthode de gestion publique, de planification urbaine et de définition des politiques territoriales de développement s’inspire largement des modèles de gestion privée des entreprises élaborés par le Boston Consulting Group durant les années 1960. Ceux-ci ont été approfondis depuis les années 1980263, notamment par l’introduction de la notion de projet stratégique d’entreprise, afin d’apporter des réponses concrètes et pragmatiques aux évolutions d’un environnement économique de moins en moins stable (Bouinot, 1993a). La logique de projet repose sur l’idée d’une communauté de destin rassemblée autour d’un même dessein, ou objectif. La transposition aux territoires, notamment urbains, et aux acteurs publics chargés de leur gestion semble donc relativement aisée.

Au tournant des années 1980, deux grands enjeux s’imposent ainsi aux gestionnaires des territoires urbains. La compréhension de ce nouveau modèle d’action stratégique et pragmatique, afin de pouvoir mieux appréhender les logiques de fonctionnement, notamment de territorialisation, des entreprises, et de pouvoir dialoguer avec elles pour initier des partenariats public/privé dans les champs du développement urbain et du développement économique local. La maîtrise pratique de cette nouvelle approche de la planification et de l’action publique, afin d’apporter plus d’efficacité dans la gestion urbaine et territoriale (Bouinot, 1993a).

Pour la collectivité locale, le rôle du territoire est central dans l’utilisation du management stratégique, puisqu’il en constitue l’objet même, alors que pour l’entreprise celui-ci ne représente qu’un support pour l’activité, c’est-à-dire un simple facteur de production. La dimension spatiale se trouve donc au cœur de la définition et de la mise en œuvre du projet local de développement stratégique, celui-ci étant fondamentalement territorialisé. Le projet stratégique territorial, calqué sur celui des firmes, est ainsi le résultat d’une triple réflexion pragmatique :



  • Le diagnostic précis de la situation listant de manière organisée et réfléchie les forces et faiblesses du territoire. Il peut être accompagné d’une vision prospective de ce dernier, qui permet de mettre en évidence les opportunités et les menacent qui l’entourent.

  • La prise en compte de l’environnement global dès le stade de l’élaboration du projet (contraintes) : marché européen, mondialisation économique, etc. La référence dominante de ce rapport au contexte d’ensemble est contenue dans la célèbre maxime : « Penser global pour agir au niveau local »264.

  • La répartition harmonieuse des infrastructures et des mesures d’accompagnement dans la mise en œuvre du projet territorial global, avec une attention particulière portée à l’articulation entre les investissements matériels et immatériels afin de tenir compte des besoins des entreprises.

La terminologie stratégique utilisée pour la nouvelle démarche d’action publique relève de deux approches différentes mais complémentaires, qui renvoient à une double recherche de sens pour l’intervention. L’idée de charte, de vision globale contenue dans la notion de projet, traduit en effet une mise sous tension du territoire par la définition d’une ambition stratégique, c’est-à-dire un choix réfléchi de direction, d’orientation donnée au développement local. L’autre idée de credo d’action et de code de conduite, également véhiculée par la notion de projet, renvoie quant à elle à un souci de définition des règles du jeu, de bornage, de limitation des possibles. En d’autres termes, elle évoque l’énonciation d’une signification particulière conférée au développement local (Bouinot, 1993a).

L’abandon des approches technocratiques reposant sur des modèles théoriques de développement économique qui misent sur la pérennité de la croissance (production de surfaces d’activités selon une logique quantitativiste essentiellement), au profit d’une démarche résolument pragmatique et flexible reposant sur l’approche stratégique et le partenariat dans l’action publique, découle avant tout de la nécessité de faire face à la pression concurrentielle qui sévit entre les acteurs économiques au sens large, entités territoriales comprises. Celle-ci se manifeste selon trois registres complémentaires (Bouinot, 1993b) :



  • La compétition, qui engendre la nécessité d’identifier les champs de rivalités et les territoires concurrents potentiels correspondant ;

  • La compétitivité, qui engendre la nécessité d’évaluer les forces et les faiblesses différentielles du territoire ;

  • Le positionnement, qui correspond à la délimitation d’attributs distinctifs du territoire à promouvoir en priorité.

Cette analyse concurrentielle permet de définir le devenir et les possibilités de développement du territoire, en mobilisant différentes techniques complémentaires répondant aux trois dimensions fondamentales de la vision stratégique (Bouinot, Bermils, 1995). La compétition s’établit sur différents marchés complémentaires : locaux d’activités neufs et d’occasion, fonction urbaines marchandes (tourismes d’affaires et d’agrément, offre culturelle), fonctions urbaines publiques (équipements collectifs à vocation économique, réseaux de communications, etc.), ressources humaines et financières, résidents. A chaque marché correspond un certain nombre de villes concurrentes, potentiellement attractives pour les entreprises. Des analyses comparatives, relevant de la technique managériale du bench-marking, permettent de préciser les registres de rivalité.

La compétitivité économique est déterminée à partir d’un diagnostic du système productif local, qui dresse l’état des lieux du portefeuille local d’activités industrielles et tertiaires. Cette méthode, bien que très mécanique et quantitativiste, permet de pointer les filières stratégiques aptes à dégager un avantage concurrentiel pour le territoire. Les spécialisations relatives et les secteurs moteurs, capables d’entraîner le développement de nouvelles branches d’activités grâce à leur maturité, constituent en effet des atouts et des attraits pour les entreprises ou les investisseurs extérieurs. L’analyse de la compétitivité globale du territoire complète cette approche, en établissant le diagnostic en matière de R&D technologique public et privé (milieu innovateur), de ressources humaines (formations, savoir-faire) et financières (banques, fonds d’investissements), de services publics offerts par le gouvernement local ou les autres niveaux de pouvoir, ainsi qu’en termes d’implication dans la vie locale et d’attachement territorial des entreprises (réseaux de sous-traitance, clusters, références promotionnelles au site, actions de sponsoring, etc.). Des calculs de vulnérabilité des entreprises et des filières locales peuvent également être mobilisés265.

L’analyse d’attractivité différentielle permet enfin de déterminer les avantages relatifs de la ville et d’arrêter une ambition stratégique de positionnement sur le marché des localisations, sous la forme d’un projet global de développement dominé par l’enjeu économique. Il s’agit de mettre en valeur le territoire local en jouant sur ses caractéristiques réelles ou perçues, dans les domaines de l’image (notoriété, réputation), du cadre de vie et de l’environnement général (qualité des aménagements et de la composition urbaine, accessibilité et facilité des déplacements, offre de sites d’accueil pour les entreprises et pour les résidents, etc.), et de l’attractivité économique (profitabilité relative du territoire local comme lieu marchand d’investissement : capacités financières, attraction et ancrage des entreprises, spécialisations sectorielles, main d’œuvre, etc.).

En amont, la réflexion prospective permet l’exploration des futurs possibles et la mise en évidence des tendances lourdes d’évolution en lien avec le contexte économique et sociétal d’ensemble, des faits émergents et de leurs conséquences éventuelles. L’élaboration de scenarii offre des visions de l’avenir et des choix d’orientation pour la définition de la stratégie de développement. En aval, la volonté d’évaluer les résultats de l’action publique amène à produire des batteries d’indicateurs statistiques et à lancer des audits de contrôle ou d’évaluation (Padioleau, Demesteere, 1992), permettant de modifier le plan d’actions et les choix de positionnement en cas d’évolution des enjeux politiques ou du contexte.

Le projet stratégique de développement économique territorial, outre la formulation d’une ambition globale, est enfin décliné selon deux aspects : un projet urbain proposant des mesures d’aménagement spatial, d’urbanisme et d’équipement, qui constitue le pendant matériel et physique des orientations sectorielles qualitatives ; un projet organisationnel, permettant la répartition des tâches au sein du système d’acteurs et la réalisation du programme d’action publique. Ce dernier est cependant plus ou moins explicité et formellement établi selon les cas, le pragmatisme l’emportant souvent sur le formalisme dans l’élaboration progressive des politiques publiques stratégiques.


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