Thèse Lyon 2


- Le rôle du patronat français dans la régulation économique étatique



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3- Le rôle du patronat français dans la régulation économique étatique


La conjoncture économique très favorable des années 1950 et 1960 conduit les entreprises françaises à mettre en œuvre de nouvelles stratégies spatiales de localisation et de redéploiement à l’échelle du territoire national et à l’intérieur des grandes agglomérations, avec le soutien appuyé de l’Etat. Pour décrire ce phénomène particulier d’alliance entre le gouvernement français et les représentants du grand capital au service du développement économique du pays, les sociologues français d’inspiration marxiste ont développé un argumentaire centré sur le concept de « capitalisme monopoliste d’Etat » (Lojkine, 1977). Ce dernier, au delà de son aspect partisan, permet de mieux comprendre la stratégie d’alliance élaborée au niveau national entre certaines fractions dominantes du capitalisme moderne et l’Etat français (Limouzin, 1988).

La prise en compte de cette stratégie est importante dans le cadre de l’analyse du cas de Lyon, car elle a un impact décisif sur la manière dont est conduite la politique urbaine et le développement économique dans la métropole lyonnaise durant la période des Trente Glorieuses.


Le patronat français face au principe de l’économie dirigée

Au sortir de la guerre, les chefs d’entreprises français sont mobilisés par la nécessité de reconstituer une organisation patronale interprofessionnelle représentative de l’ensemble du patronat national et de ses intérêts (Weber, 1986)25. Le Conseil National du Patronat Français (CNPF) est fondé en 1945 par G. Villiers26, qui apporte le soutien du patronat français au gouvernement dans son effort de remise en route de l’économie nationale à travers le Plan de reconstruction de J. Monnet.

Cette figure de l’économie lyonnaise et française est particulièrement représentative de la dualité idéologique qui fonde le principe de l’économie mixte à la française, car il s’inscrit à la fois dans les courants idéologiques d’avant-garde de l’économie de marché et du libéralisme, et dans la ligne politique plus traditionnelle du patronat français, favorable au protectionnisme bienveillant de l’Etat et à une certaine forme de keynésianisme qui sert et protège ses intérêts. Son parcours politique, très directement lié à l’évolution doctrinaire du CNPF, reflète bien la valse-hésitation de la politique économique française des Trente Glorieuses, entre libéralisme et interventionnisme volontaire de l’Etat.

Sous sa présidence, qui s’achève en 1965, l’organisation patronale développe en effet ses missions et ses responsabilités économiques et sociales, en participant activement aux commissions de modernisation du Plan et à la prise de décisions en concertation pour l’orientation de la politique économique nationale. Il milite activement en faveur du Marché Commun, de l’ouverture des frontières économiques, du développement industriel de la France et de l’acceptation du défi international par les entreprises. Mais loin de soutenir le principe technocratique du dirigisme étatique, qui porte en lui la menace d’une dérive collectiviste ou socialiste, il milite également avec force pour l’instauration d’une économie libérale27, pour la suppression du blocage des prix, et prône très tôt la limitation des interventions de l’Etat dans le domaine de l’économie, dans un contexte national dominé par les principes de l’économie dirigée et du Plan.

Jusqu’au milieu des années 1960, la pensée patronale dominante reste ainsi hostile à toute forme d’ingérence et de dirigisme de la collectivité publique dans les affaires économiques (Bunel, Saglio, 1979), alors même que l’Etat brandit le principe de la concertation des forces vives de la nation pour renforcer la légitimité du Plan et de son intervention directe dans les affaires économiques du pays. Les organisations patronales se limitent à des actions défensives des situations acquises, contre les perturbations liées à la concurrence étrangère, à l’innovation, aux revendications des salariés et aux interventions de l’Etat. Pourtant, elles sont amenées depuis longtemps à faire appel à sa protection et à ses subventions, les entreprises vivant majoritairement dans la dépendance plus ou moins directe des pouvoirs publics.

Le patronat se positionne ainsi d’abord comme un groupe de pression (Bunel, Saglio, 1979), qui a su instaurer des relations de clientèle sectorielles entre les organisations professionnelles et les différentes administrations (Friedberg, Crozier, 1974). Si le Marché Commun est imposé par les pouvoirs publics aux entreprises françaises, le patronat n’en demeure pas moins un acteur fortement lié à l’Etat, car ce dernier intervient de manière constante dans la vie économique (commandes, crédits, investissements dans certaines branches industrielles, tarifs douaniers…) et annule, de ce fait, en grande partie le risque du capitalisme et de la concurrence extérieure pour les entrepreneurs (Crozier, 1963). L’Etat et le patronat français sont ainsi globalement associés dans la conduite de la régulation économique du pays pendant les Trente Glorieuses, leurs intérêts économiques et politiques convergeant.

Une alliance de l’Etat et du grand capital au service de la croissance

Par le biais des commissions de modernisation du Plan régies selon le principe de concertation et d’élaboration collective affiché par la planification française durant cette période, les pouvoirs publics centraux (essentiellement le CGP) privilégient certaines catégories socioprofessionnelles, davantage disposées à travailler avec eux – c’est-à-dire le patronat et les classes dirigeantes– au détriment d’une représentation reflétant plus justement les grands équilibres existants au sein de la société française (quasi-absence des ouvriers, agriculteurs, employés…). Ils tendent à tenir dans un état de sous représentation chronique les organisations syndicales et tous ceux qui, de manière générale, défendent des projets de développement dans lesquels la croissance économique adopte d’autres finalités que celle de la logique des forces du marché et de la concentration économique capitaliste, soutenue par une partie du patronat français (Bouchut, 1976).

Le Plan sert ainsi de lieu de formation pour le nouveau patronat industriel émergent, qu’il façonne en imposant le Marché Commun et en planifiant, concentrant et restructurant l’industrie et l’économie française dans sa globalité, de l’agriculture au secteur tertiaire (Bunel, Saglio, 1979). Cette frange « moderne » du patronat tire ses origines de la 2nde révolution industrielle et de la diversification de l’économie industrielle qui en découle (électricité, chimie, métaux non ferreux, automobile…), portées par une nouvelle génération d’entrepreneurs formés techniquement et scientifiquement dans les grandes écoles d’ingénieurs du pays (L. Renault, A. Citroën, M. Berliet…).

La planification économique, imposée par le gouvernement de Vichy puis renforcée sous la 4ème et la 5ème Républiques, contribue donc à faire accepter les principes de la régulation keynésienne par le patronat, qui apprend ainsi à coopérer avec l’administration. Toutefois et à l’inverse, le système du Plan et de la concertation permet aussi de faire progresser l’idée d’une dérégulation libérale au sein de la technostructure étatique, grâce à l’influence idéologique très forte qu’exercent les membres du patronat sur leurs interlocuteurs appartenant à la puissance publique.

A partir du milieu des années 1960, une convergence d’intérêts s’opère entre les objectifs politiques et économiques de l’Etat et le nouveau positionnement de la frange dominante du patronat français, chantre de la croissance et de l’exportation, du développement, de l’efficacité et de la prévision rationnelle. L’impératif d’industrialisation porté par l’Etat pousse le patronat à intervenir plus directement dans la régulation économique, pour s’assurer de la réalisation des objectifs politiques et économiques fixés. Le patronat français ne pouvant plus s’opposer à une intervention active et durable de l’Etat dans les affaires économiques, il s’adapte donc aux circonstances et rend positive la nouvelle situation, selon un pragmatisme politique érigé en principe majeur d’action.

Cependant, même au sein du nouveau patronat, le principe d’une régulation économique concertée entre patronat et pouvoirs publics est rejeté ; faute de ne pouvoir véritablement l’empêcher, le CNPF opte alors pour l’engagement dans le combat politique et l’affirmation de son statut d’acteur, non seulement dominant, mais dirigeant de l’économie, afin d’imposer le non interventionnisme économique à l’Etat (Bunel, Saglio, 1979). Le patronat s’engage dans une lutte idéologique et dans la confrontation directe avec l’opinion publique, renvoyant au passé l’attitude traditionnelle consistant à éviter les prises de position politiques. A partir des années 1970, il loue publiquement et médiatiquement la concurrence, l’investissement créateur, le profit, la concentration et l’internationalisation, c’est-à-dire le retour à un libéralisme économique total, tout en restant, paradoxalement, le principal interlocuteur de l’Etat sur les questions économiques (Bunel, Saglio, 1979).

Ce virage politique du CNPF s’opère avec le renouvellement des dirigeants en 196528, et s’exprime à travers la « Charte pour une économie libérale »29, qui annonce un profond changement de la politique patronale et de la conception de son rôle dans la société française. L’Etat, loin de rejeter cette position, l’encourage en l’instrumentant à ses fins (De Calan, 1965). Le pouvoir politique s’en remet donc explicitement aux acteurs économiques pour conduire la politique de régulation économique au niveau national, en reconnaissant la primauté des intérêts économiques dans l’orientation des choix politiques au niveau national.

Cette interrelation constante entre acteurs économiques et pouvoir politique à l’échelle du pays permet en outre aux autorités centrales de modifier progressivement leur point de vue sur la manière de conduire la politique économique nationale à partir des années 1970. L’entrée en crise du système économique fordiste entraîne une profonde évolution des référentiels de l’action publique économique. Elle se concrétise par l’adoption par le gouvernement français des logiques libérales soutenues par le patronat, et par la remise en cause des méthodes dirigistes et des moyens d’actions très centralisés utilisés par les services de l’Etat pour influencer les dynamiques de développement.


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