Thèse Lyon 2


- Les insuffisances du niveau municipal en matière de régulation économique



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2- Les insuffisances du niveau municipal en matière de régulation économique


Dans le système de régulation économique fortement centralisée des Trente Glorieuses, le territoire, à l’échelle nationale comme aux échelles locale et régionale, est considéré comme un simple support des politiques publiques (Estèbe, 2003), sans réelles capacités d’intervention. Il est maintenu dans une relation de domination politique et institutionnelle imposée par le pouvoir central. Selon cette conception du territoire, le niveau municipal ne constitue que le cadre spatial dans lequel sont déployées les entreprises et les équipements nécessaires à la bonne conduite de leurs activités. Il représente l’élément final d’une chaîne territoriale totalement dévouée à la mise en œuvre des orientations et décisions prises au niveau de l’Etat.

La commune apparaît comme une entité tampon entre l’Etat et les processus économiques dans le système de régulation, qui permet de répondre aux attentes des entreprises en matière de localisation et d’équipements collectifs au niveau local (Economie & Humanisme, 1977, pp.30-45). Cependant, celle-ci ne dispose pas des ressources juridiques, financières et politiques nécessaires pour assurer de façon fiable et efficace aux yeux de la technocratie étatique la mise en application des objectifs de la politique économique nationale sur le territoire local.

Le niveau municipal est en effet traditionnellement tenu à l’écart des affaires économiques en France. La loi de 1886 leur interdisant toute intervention dans le champ de l’économie, domaine réservé à l’initiative privé, il faut attendre le développement du socialisme municipal pour que les communes, en particulier les villes, fassent leur entrée dans l’action économique (Mabileau, 1994). Bien qu’elles aient obtenu après la première guerre mondiale un certain élargissement de leurs possibilités d’intervention économique103, leurs actions sont limitées par l’Etat à l’intérêt public communal ou intercommunal et à la non recherche de profit. L’égalité des citoyens devant la loi et le respect absolu de la liberté du commerce et de l’industrie constituent la règle : l’unique justification autorisée de l’intervention communale en matière d’économie est la défaillance, l’insuffisance, voire l’abus de l’initiative privée. En outre, l’intérêt du contribuable – citoyen local, l’équilibre des finances communales et le respect des objectifs fixés par la politique nationale d’aménagement du territoire, doivent être obligatoirement pris en considération par les municipalités qui sont tentées d’agir dans le domaine de l’économie locale.

Le niveau communal reste donc faiblement pourvu en termes de compétences et de capacités financières d’action durant les Trente Glorieuses, bien que de nouvelles tâches opérationnelles et des charges financières lui soient confiées par l’Etat : investissements relatifs à la qualité de la vie, aux équipements socioculturels, mais aussi de plus en plus aux transports, à l’aménagement des terrains industriels, à la réalisation des infrastructures et des grands équipements collectifs en général. Selon le cadre législatif français, les communes ne sont pas tenues d’intervenir sur les questions relatives à la régulation économique, alors qu’elles assument dans les faits les dépenses d’équipements nécessaires aux entreprises, prévues par la planification économique et spatiale. Ces dernières ne souhaitent pas prendre en charge le financement et la réalisation des équipements collectifs, au motif qu’elles sont soumises aux contraintes du marché international, de la concurrence et des délocalisations (Economie & Humanisme, 1977, pp.30-45).

Les élus des collectivités locales de l’agglomération lyonnaise ne sont en outre guère mieux lotis que les organismes patronaux par la procédure d’élaboration conjointe des documents de planification mise en place par l’Etat. Ils ne sont que consultés sur les orientations du SDAM et n’ont pas accès directement au système de décision. La démarche centralisatrice de l’Etat conduit en effet à préférer la notion « d’élaboration conjointe » à l’expression « avec le concours » pour la description du rôle des communes, et du niveau local en général, dans la procédure d’élaboration des plans (Veltz, 1978). Elle traduit la monopolisation du pouvoir d’arbitrage et de décision par l’Etat, fondée sur l’idée que l’urbanisme et l’aménagement doivent s’imposer aux communes, ces dernières contribuant à la non transparence et au freinage des initiatives privées par leur action.

La domination de l’Etat central sur la conception de l’aménagement industriel régional et métropolitain est également lisible dans les choix de pilotage opérationnel opérés pour la réalisation et la gestion des complexes industriels régionaux. Aux groupements d’intérêts économiques et aux sociétés d’économie mixte, qui font pourtant la démonstration de leur efficacité et de leur savoir-faire à l’image de la SERL dans la région lyonnaise (voir infra), sont préférées des structures ad hoc créées et contrôlées directement par l’Etat, jugées plus souples et mieux adaptées aux actions d’implantation industrielle, telles les missions d’aménagement et d’études ou les établissements publics d’aménagement institués pour les villes nouvelles. Ceci reflète particulièrement la méfiance du pouvoir central vis à vis de la capacité des pouvoirs locaux à conduire des projets d’une telle envergure.

A la Part Dieu toutefois, la conduite des opérations est confiée à la SERL, bras exécutant des collectivités locales dans le domaine de l’aménagement spatial (voir infra). Son intervention est cependant étroitement encadrée par les cabinets d’études parisiens du réseau CDC-SCET (d’Arcy, 1967), qui véhiculent une méthodologie pragmatique, commerciale et libérale très différente des habitudes de travail des acteurs locaux, en prônant notamment l’ouverture de l’opération aux intérêts et promoteurs des grands groupes financiers publics ou privés soutenus par l’Etat (voir infra, Section 3).

La création de la COURLY et de l’ATURCO (voir infra) permet aussi au pouvoir central d’avoir un contrôle étroit sur la réalisation de l’opération, aux niveaux financier, décisionnel et urbanistique, et de limiter les possibilités d’autonomie des acteurs politiques et techniques locaux dans la conduite du projet. « L’Etat pense réseau urbain, alors que Lyon veut réaliser une politique urbaine à l’échelle de ses besoins spécifiques. Le projet Part Dieu restera tout au long de sa réalisation soumis aux contraintes juridiques émises par l’Etat centralisateur qui lui impose de réaliser les services correspondants à son statut de métropole. A partir de 1969, même si l’équipe reste la même, le projet passe de l’Atelier Municipal à l’Atelier d’urbanisme de la Communauté urbaine (ATURCO). Ce passage dénote que le Centre envisagé ne relève plus de la ville de Lyon mais qu’il passe à une échelle spatiale, politique et économique élargie, celle de l’agglomération. A partir de cette création, qui correspond aux desiderata de l’Etat, celui-ci cesse sa politique interventionniste pour l’aménagement de la Part Dieu » (Collet, 1986).

La mise en attente du projet de restructuration urbaine de l’ATURVIL entre 1965 à 1967 et le refus de construire une nouvelle gare centrale à la Part Dieu entre 1967 et 1972 (SERL, 1988) traduisent ainsi, outre un certain manque de confiance dans les capacités de conception, de décision et de portage opérationnel des acteurs lyonnais, le centralisme et le dirigisme absolus du gouvernement gaulliste. Le projet de l’Atelier municipal d’urbanisme concernant le quartier de la Part Dieu n’est en effet repris en main par les services de l’Etat, qu’à partir du moment où il s’inscrit de manière opportune dans la politique nationale. Son contenu initial, répondant aux attentes des responsables politiques lyonnais, est profondément modifié pour s’insérer dans le projet économique et territorial de l’Etat. Le principe de l’implantation de la gare est quant à lui directement inspiré de l’opération parisienne de Maine-Montparnasse, conduite par les services de l’Etat, mais il est introduit dans l’opération Part Dieu par le biais des travaux d’expertise du Comité d’expansion lyonnais, ce qui ne correspond pas aux canons décisionnels de la technocratie étatique. Il n’est donc inscrit dans le programme de l’opération par le Ministère de l’Equipement que dès lors qu’il converge avec la politique étatique, au début des années 1970.

La concertation nécessaire entre l’Etat et les municipalités est ainsi fortement marquée par la méfiance traditionnelle qui anime leurs relations. Les autorités centrales ont une attitude dominatrice et méprisante vis-à-vis des initiatives ou des ambitions développées par les pouvoirs publics lyonnais en matière de politique économique et d’aménagement du territoire. Il s’agit essentiellement pour l’Etat de s’assurer de l’adhésion des communes aux orientations centrales, en qualité de relais local de la politique nationale, mais très peu de laisser une véritable liberté d’expression de choix aux pouvoirs locaux. Comme dans d’autres métropoles d’équilibre françaises (Linossier, 2003 ; Castells, 1974 ; Paillard, 1981), la consultation des communes se limite ainsi à l’obtention de leur soutien éventuel à l’élaboration des projets dictés par les services étatiques, et de leur collaboration active au financement des opérations. La municipalité lyonnaise n’a d’autre choix que d’accepter le projet de l’Etat pour la Part Dieu, qui concrétise cependant les annonces gouvernementales relatives au renforcement du poids métropolitain de la ville. F. Rollet, adjoint à l’urbanisme de L. Pradel, apporte même la contribution du pouvoir politique à la réussite de l’opération, en décidant en 1970 la construction de l’Hôtel de la COURLY dans le nouveau quartier d’affaires.

Les autorités centrales ont également tendance à faire de plus en plus supporter aux collectivités locales les charges d’investissement nécessaires pour la réalisation des grands équipements collectifs et des opérations d’aménagement planifiés dans la métropole lyonnaise (Lojkine, 1974). Ce profond bouleversement des rapports financiers entre l’Etat et les institutions locales est notamment motivé par la nécessité de maîtriser l’augmentation des dépenses publiques centrales, au moment où le pouvoir étatique opte pour une forte et directe participation au processus de concentration industrielle et financière des entreprises au niveau national (soutien aux filières stratégiques et injection massive de capitaux publics dans le cadre des grands programmes sectoriels, constitution de grands groupes sous contrôle étatique…).

Enfin, la faible capacité financière, technique et légale des communes pour intervenir dans les affaires économiques est renforcée par la mainmise politique traditionnelle des notables locaux, appartenant à la fraction souvent très conservatrice de la bourgeoisie provinciale française, sur la gestion des affaires municipales (Mabileau, 1994). Les notables locaux, profondément liés aux intérêts économiques et aux entreprises locales, sont en général majoritairement hostiles à toute forme de modernisation de l’économie française, dans la mesure où celle-ci remet en cause la stabilité du système productif local et, par ricochet, leur domination sur les affaires économiques et politiques locales. Ils s’appliquent donc à entretenir le principe de la non intervention directe des pouvoirs publics locaux dans le domaine de l’économie, tout en travaillant de manière étroite avec eux.

Le niveau municipal se trouve ainsi en position de première ligne sur le front de la modernisation économique et de la réorganisation institutionnelle et territoriale de l’agglomération lyonnaise selon une perspective métropolitaine, tout en étant farouchement opposé à ce processus, qui porte en lui l’annonce de la disparition potentielle des groupes sociaux qui détiennent traditionnellement le pouvoir au niveau local. Ceci se vérifie particulièrement à Lyon, où les élites politiques municipales sont très liées au patronat lyonnais, lui-même farouche défenseur de ses intérêts acquis (voir supra).


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