1- Le principe interventionniste de l’économie mixte en contexte de croissance
L’interventionnisme est une méthode d’action de la puissance publique. Il permet de déployer une politique de régulation économique dont l’objet est d’influencer le comportement des agents économiques privés et publics et le libre fonctionnement du marché, pour lutter contre les dysfonctionnements du système économique capitaliste (Joye, 2002). Il s’agit ainsi d’une technique de régulation de l’économie, qui repose sur l’utilisation de divers instruments et de compétences (budget et dépenses publiques, monnaie, réglementation et décisions législatives, planification économique, aménagement du territoire…), censés permettre d’atteindre les objectifs fixés (croissance économique, plein emploi, stabilité des prix, équilibre de la balance commerciale, développement industriel…) (Echaudemaison, 1998).
Le terme « interventionnisme », un peu moins connoté que celui d’économie dirigée, traduit le double sens de la politique économique de l’Etat durant cette période, qui consiste à la fois en une interposition volontaire des pouvoirs publics entre les différents acteurs de l’économie, et en une affirmation de la dimension dogmatique – c’est-à-dire résultant d’un choix idéologique – du positionnement des pouvoirs publics au cœur du fonctionnement de l’économie nationale (Joye, 2002). Deux inspirations idéologiques contradictoires dominent en effet l’appareil référentiel de la politique économique française depuis la fin de la seconde guerre mondiale : le keynésianisme et le libéralisme (Echaudemaison, 1998). Elles influencent de façon conjointe la conduite de la régulation économique par l’Etat. Durant les Trente Glorieuses, la place des pouvoirs publics dans le fonctionnement de l’économie nationale française est dominante et décisive non seulement pendant la période de reconstruction (1945-1954) mais aussi durant les années de forte croissance (1955-1974).
Cette intervention volontaire de l’Etat dans l’économie de marché étant « multiple, constante et systématique » (Kempf, 2004), il convient de parler d’économie mixte pour qualifier le mode de fonctionnement du système productif en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Celui-ci correspond en effet à une hybridation des logiques keynésiennes et libérales au service du développement économique national, et se matérialise dans les faits par une alliance politique implicite entre la puissance publique et les principaux représentants du capitalisme français (firmes et groupes industriels). La conduite de la planification économique, comme les modalités d’organisation de la planification spatiale et urbaine durant les années 1960 (voir infra), reflètent ainsi l’ambiguïté du positionnement politique des autorités publiques centrales et le mouvement de balancier permanent qui s’opère entre position libérale et position volontariste (Veltz, 1978).
L’intervention publique a pour principaux objectifs l’amélioration de la régulation d’ensemble de l’économie et la poursuite de l’intérêt général de la nation dans le domaine économique, conformément aux principes hérités de la pensée politique de Rousseau. Cette fonction sociale d’utilité de l’action économique publique est censée représenter incontestablement les aspirations de l’ensemble de la collectivité par agrégation des préférences individuelles (Kempf, 2004). Le caractère fortement centralisé et dirigiste de l’organisation de la régulation économique se trouve ainsi contrebalancé par le recours à la concertation des forces vives de la nation, notamment par le relais actif des organisations patronales nationales et locales, qui représentent les intérêts des entreprises privées et participent au modèle de l’économie mixte à la française, du moins en théorie.
Les deux facettes de l’interventionnisme étatique se complètent (Joye, 2002). D’une part, la politique économique publique oriente l’organisation des activités économiques du pays, au moyen de techniques juridiques et financières d’incitation ou de contrainte (planification, règlements d’urbanisme, autorisations spéciales d’implantation et agréments, mesures fiscales, subventions, aides financières…). D’autre part, la politique économique de l’Etat tient compte des intérêts des agents économiques français, en recourrant au principe de la concertation.
L’interventionnisme d’économie concertée permet ainsi à la puissance publique de négocier avec les entreprises et les organismes qui représentent leurs intérêts les décisions relatives à l’organisation des activités économiques du pays. Le consensus politique qui se dégage de cette concertation offre une légitimité de poids à l’autre aspect de la régulation économique publique, plus autoritaire et dirigiste. Les administrations de l’Etat exercent en effet leur pouvoir de domination sur la définition et la mise en application de l’action économique publique, et leur pouvoir de levier pour influencer le comportement des entreprises grâce aux nombreux moyens et compétences à leur disposition.
L’échelle territoriale de référence de la politique économique nationale est la France. Celle-ci s’articule cependant avec l’échelle européenne en construction à partir du Traité de Rome de 1957. Le 1er Plan Monnet, accompagné de nationalisations dans les secteurs clés, jette les bases de la reconstruction économique du pays entre 1947 et 1950 (Kuisel, 1984). Le gouvernement œuvre ensuite à la mise en place du Marché Commun et à la modernisation de l’économie nationale, en plaçant l’industrialisation de la France et le développement équilibré du territoire au centre de ses politiques. La politique économique de l’Etat durant les Trente Glorieuses, particulièrement au travers de son volet industriel et tertiaire, joue donc un rôle essentiel et décisif dans l’orientation et l’organisation du système productif français (Laborie, Langumier, De Roo, 1985), tant à l’échelle nationale qu’au niveau des territoires locaux.
Les actions de l’Etat dans le domaine économique pendant les Trente Glorieuses s’inscrivent dans une politique nationale centrée sur la demande, qui cherche globalement à canaliser, aménager et gérer la croissance. Le contexte d’ensemble après la seconde guerre mondiale est en effet dominé par une formidable dynamique d’expansion et de croissance économique, qui succède à deux décennies de crise du régime d’accumulation liée au manque de débouchés (voir supra, 1ère partie). Les impératifs nationaux de la reconstruction se conjuguent aux enjeux du redéploiement des échanges commerciaux à l’échelle internationale, après six ans de conflit.
Les objectifs et contenus de la politique économique évoluent cependant au cours de cette période : modernisation et développement industriel afin de retrouver le niveau de production d’avant la crise de 1929, orientation des investissements vers les secteurs jugés stratégiques, mise en place de nouvelles formations professionnelles, ouverture internationale des frontières et construction du marché commun européen, impératif industriel, concentration des structures productives et financières pour pouvoir rivaliser avec la concurrence extérieure, soutien et développement de la recherche et de l’innovation, au gré des modifications de l’environnement économique et des justifications idéologiques tantôt interventionnistes ou libérales.
Cette politique volontariste revêt également plusieurs formes simultanément. L’action économique publique consiste en effet à la fois en des interventions à dominante structurelle (planification économique, aménagement du territoire, formation d’un vaste secteur public grâce au contrôle direct des entreprises stratégiques par l’Etat, dépenses publiques d’investissement dans l’équipement et le soutien aux filières d’activité porteuses de la croissance, réglementation et mesures législatives, fiscalité et primes incitatives) et en des interventions de portée conjoncturelle (politiques budgétaire, monétaire et salariale).
Les politiques de régulation conjoncturelle durant cette période sont résolument pragmatiques et d’influence libérale, malgré le poids des théories keynésiennes sur la définition du rôle de la puissance publique dans la conduite de l’économie nationale. Elles alternent les dispositions en faveur de la stabilisation de la croissance et les mesures destinées à sa relance (politiques de « stop & go »), au sein d’un système d’intervention destiné à canaliser la dynamique de croissance (Ferrandon, 2004). L’enjeu principal de la politique économique conjoncturelle des Trente Glorieuses est ainsi la maîtrise, voire le freinage de la croissance, afin de limiter l’inflation et les déficits publics (maintien de la parité de la monnaie et de l’équilibre de la balance commerciale).
Les objectifs de stabilisation se traduisent notamment par le blocage des prix, la réduction des dépenses publiques et le rééquilibrage budgétaire, des hausses de la fiscalité, des dévaluations monétaires, et l’encadrement du recours au crédit (incitations à l’épargne, limitation de l’emprunt…). A l’inverse, les volontés conjoncturelles de relance de la part de la puissance publique se déclinent à travers des baisses des impôts, l’augmentation des dépenses publiques et la stimulation des investissements, l’assouplissement de l’accès au crédit et les hausses des salaires pour soutenir la demande et la consommation des ménages.
Ces politiques de régulation conjoncturelle sont essentiellement conduites à l’échelle nationale et n’ont pas de déclinaison particulière sur le territoire de l’agglomération lyonnaise. Elles ne sont donc pas abordées dans le détail dans le cadre de cette analyse, centrée sur le rapport entre intervention économique et territoire local à partir du cas lyonnais. En revanche, la dimension structurelle de la politique économique française durant les Trente Glorieuses a des répercussions directes et indirectes très importantes sur le fonctionnement et l’organisation du système économique local de la métropole lyonnaise.
En effet, la politique de régulation économique structurelle de l’Etat, en recourrant à la planification, aux moyens financiers ou réglementaires et au contrôle public des grandes entreprises, touche de façon directe les structures productives de la région lyonnaise. Elle s’ouvre en outre aux logiques spatiales à partir de la fin de années 1950, donnant une place importante à la dimension territoriale de l’intervention publique et un rôle accru aux acteurs locaux dans la conduite et la mise en œuvre de la politique économique.
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