Thèse pour l’obtention du diplôme de Docteur de l’Université Paris VII spécialité : Géographie



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3 Projet et intentionnalité.

3-1 Intentionnalité et projets individuels.


Formulation d’une action à venir, et par la-même formulation de la situation présente comme insatisfaisante, ou nécessitant modification, le projet est intentionnel128. Cette intention est ce que le chercheur souhaite recueillir. S’il n’y a pas conscience de la portée de l’action129, il y a bien, dans la construction de projets, conscience de l’action et intention d’agir. Cela ne veut pas dire que toute innovation est portée par une volonté créatrice forte et que la notion de projet doit être entendue comme une intention de changement. Cela ne veut pas dire non plus que tout projet débouche sur une innovation. Cependant, le projet personnel est un des vecteurs privilégiés de cette émergence.

Le projet nous donne en effet accès à l’intention des acteurs. Il est l’autonomie de l’acteur en parole et/ou en acte. L’appréhender à travers les discours nous donne à découvrir, dans un jeu complexe chercheur/informateur de co-construction de la réalité sociale et territoriale, les situations dans lesquelles ils sont et estiment être engagés ; le degré d’insatisfaction ou de satisfaction qu’ils en tirent ; la marge de manœuvre qu’ils pensent posséder et comment ils envisagent de l’utiliser ou de ne pas l’utiliser. Même avorté, exagéré, revisité à la baisse, le projet comme formulation d’une volonté d’action est central dans l’analyse des processus de l’innovation sociale.

Nous évoquions au début de ce chapitre les difficultés d’analyser un phénomène « presque-déjà là », facilement décrit lorsqu’il n’est plus mouvement innovant, dynamique du changement. Le projet est dans cet entre-deux, entre dire et agir. En cela, il est parole et acte, une parole actrice sinon active, au cœur des dynamiques territoriales.

Le projet est la formulation d’une véritable volonté d’action. Cependant, l’intention d’agir n’est pas intention d’initier un changement. Les situations exigeant/permettant l’action ne sont pas identiques. Les conditions d’innovation, les différents éléments du système social varient et déterminent des projets et des innovations différents.

La liberté d’action varie avec la détermination/indétermination des systèmes, ainsi que la volonté d’agir et la conscience de vouloir initier un changement. Un projet personnel peut ainsi se limiter à une décision réduite à une application très personnelle. Il peut aussi prévoir l’effet récursif escompté sur les conditions extérieures.

Il y a ainsi une distance variable entre le projet, l’action et le changement social, qui est celle de l’intentionnalité. Elle permet de caractériser grossièrement plusieurs types de projets, qui précisent notre hypothèse. Projet sous contrainte et projet par inertie, évoqués ci-dessous, constituent des formes de sous-projets. Ils permettent de nuancer la définition du projet comme choix et action libres.



_ Le projet sous contrainte. Le système complexe dans lequel s’inscrit l’acteur peut contraindre à l’innovation - même s’il est permis d’avancer que toute situation de création est une situation de contrainte, puisqu’elle est initiatrice d’une action qui vise au changement. Le projet s’inscrit alors certes dans une trame complexe formée par les déterminations/indéterminations personnelles et sociales : il se construit cependant dans une marge extrêmement réduite imposée par une détermination extérieure forte.

La nature de l’innovation est alors contrainte et déterminée puisqu’elle consiste en une défense/résistance/réaction, une révolte130 au sens fort du terme, à une situation sociale intenable pour l’individu. Dans ce cas-là il est possible de parler d’une détermination extérieure imposant et dirigeant la construction du projet et la nature de ce projet.



_ Le projet par inertie. Employer le terme d’inertie peut paraître excessif, dans le sens où le projet nécessite sa formulation et se constitue en action libre. Cependant, il nous paraît approprié pour décrire un certain type de projet. L’exemple qui suit peut illustrer ce que nous voulons avancer. L’achat dans les ménages d’une deuxième voiture a pu représenter une innovation sociale. La décision d’acheter un deuxième véhicule intervient après évaluation individuelle de la situation complexe dans laquelle le couple estime être inscrit : quel sera le gain de temps, et celui d’indépendance au sein du couple ? Quel sera le surcoût entraîné par cette décision (achat du véhicule, entretien, frais d’essence) ? Les divers gains compensent-ils ce surcoût, voire ce supplément de préoccupation ? La prise de décision nécessite effectivement une computation de toutes les informations extérieures et intérieures en jeu, formant système. L’action constitue véritablement une modification des conditions et des places dans lesquelles les individus sont institués. Cependant, l’action n’est pas portée par un projet fort de changement de mode de vie et formulé comme tel : il s’agit ici d’un projet à portée limitée se rapprochant d’une attitude uniquement stratégique. Il y a ici simplement volonté de mise en accord entre contraintes extérieures et représentations personnelles. C’est cependant un projet à part entière, mais qui, clairement, n’effleure à aucun moment de façon consciente la portée sociale de l’action personnelle initiée.

_ Le libre-projet. Il est à considérer comme une forme « pure » et rare de projet : les décisions et choix ne sont guidées que par l’expression de la volonté des acteurs.

Les projets ne portent ainsi pas forcément la conscience de leur portée/de leur sens. Les projets collectifs méritent cependant une attention particulière : ils portent de façon plus marquée le désir et la volonté de remanier les milieux en y créant de nouvelles structures qui les transformeraient. A ce titre, ils ne sont plus des projets innovants mais véritablement des projets d’innovation.


3-2 Le projet collectif.


Alain Baubion-Broye écrit au sujet du projet collectif : « les projets coopératifs sont les moments de mise à l’épreuve d’une unification des différentes personnalités et des institutions (...). S’opère de même une rencontre de ces projets avec ceux, différents, d’autres individus et une découverte (partielle) des clivages locaux/généraux qui gênent/aident la réalisation en actes d’invention de la nouvelle structure de travail131. » Dans cette phrase est d’abord souligné le compromis entre les différents acteurs impliqués dans le projet, ensuite la nécessaire réflexion qui doit être la leur sur la situation présente, sur la situation souhaitée et sur les moyens d’y parvenir.

Le projet collectif diffère fortement du projet individuel et le dépasse. Il est une volonté d’action plus forte que la satisfaction immédiate d’un désir individuel, une volonté d’unification d’intérêts souvent divergents. Il y a détournement de l’intérêt strictement individuel par la construction d’une action collective et la formulation d’un projet, dont la teneur dépasse largement le projet individuel premier, ou ne le recouvre pas tout à fait.

Le projet collectif oblige ainsi l’individu, parce qu’il s’inscrit dans une démarche de coopération, à une prise de conscience de son propre projet et de sa formulation. L’auteur évalue, avec les exigences du projet qui lui est propre, les moyens accrus que lui offre la coopération. Il permet ainsi une « édification et approfondissement des activités de la personne dans les processus collectifs132 ».

Le projet collectif est une conjonction/opposition de volontés individuelles, une mise en concurrence et en synergie de paroles discordantes. L’action nécessite l’accord, accord se construisant dans l’écoute de soi et des autres, entre effort de formulation, concertation, compromis, etc. Le projet est ainsi porté par une volonté d’agir, voire par la volonté clairement affirmée d’initier un changement. Cela repositionne l’innovation sociale non plus comme le fait du tempérament innovateur ou de la situation d’un seul mais comme celui d’un réseau entier d’acteurs. Le projet collectif est une construction, depuis la formulation des objectifs, moyens, incidences de l’action envisagée jusqu’à la projection dans la portée de cette action.

Ainsi peut-on émettre l’hypothèse que le projet collectif, par la conjonction concertée d’intérêts divergents, possède un potentiel de changement plus grand. Il permet d’abord l’amélioration - en qualité et en quantité - de l’information perçue et utilisée par l’addition et le croisement des informations individuelles au sein du groupe porteur du projet. Sa mise en place permet également une amélioration de la capacité de percevoir et d’utiliser l’information à disposition, par la diversité des points de vue en présence à confronter et à harmoniser. Un travail réflexif sur la situation dans laquelle chacun s’engage à travers le groupe est nécessaire. Enfin, la capacité d’action elle-même est accrue.

Le projet collectif est ainsi véritablement la formulation et la construction d’un projet qui dépasse la réalisation d’objectifs individuels. Une plus grande clarté sur les motivations, les implications, les enjeux et les vecteurs de l’action la privilégient et aiguisent sa portée et son efficacité. Assister aux différentes étapes de la construction d’un projet collectif est ainsi riche d’informations sur les projets personnels, leur lien avec le projet collectif envisagé, sur les modes d’accord et de concertation des acteurs, sur le fonctionnement d’un réseau entier d’acteurs individuels, regroupés dans la réalisation d’un objectif commun.



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