Université Louis Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire de l’Art, Tourisme


CHAPITRE 12 – La « biotopologie » du second Rashevsky (1954)



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CHAPITRE 12 – La « biotopologie » du second Rashevsky (1954)

Après ce tableau des différents usages de l’ordinateur en biologie à la fin des années 1950 et au début des années 1960, focalisons de nouveau notre attention sur la mathématisation de la morphogenèse. Venons-en en particulier à l’aspect que prend, à cette époque, la biologie théorique des formes et à son refus persistant des modèles. Nous nous souvenons que Rashevsky, en 1954, avait immédiatement et favorablement réagi au contenu du premier article de son élève David L. Cohn en lui suggérant une légère modification de son « système » artériel simplifié. Or, dans le cadre de ces travaux, David Cohn suggérait l’idée que l’on remplace le principe biologique de « simplicité maximale », introduit dès 1945 par Rashevsky à des fins de représentation mathématique de la forme des vivants, par le « principe de conception optimale » (« optimal design principle »). Comme nous l’avons indiqué précédemment, en introduisant le terme de « conception » ou de « configuration » [« design »], David Cohn avait principalement pour but d’infléchir la méthode des « principes »1 de son maître vers une méthode, propre à l’ingénierie, de planification pragmatique et de décomposition fonctionnelle des systèmes complexes.

La biologie mathématique des formes s’autorisait donc ainsi à ne plus tirer ses modèles physiques des seuls principes (ou théories) physico-chimiques, mais également des pratiques des sciences de l’ingénierie, plus concrètes, selon les termes mêmes de Cohn, comme l’hydraulique ou l’électrodynamique. Ce faisant, parce qu’il le cite longuement dès la première page de son premier article de 1954, Cohn attire l’attention de Rashevsky sur un passage de Waddington dans lequel ce dernier appelle de ses vœux la naissance d’une sorte de « topologie biologique » apte à rendre compte des changements d’ordres de complexité intervenant dans l’embryogenèse et la morphogenèse en général2. Or, cet accent sur la méthodologie de conception de systèmes équivalents, comme sur l’intégration mutuelle des fonctions organiques en un tout optimisable, a un effet de révélateur pour Rashevsky, mais pas directement dans le sens que préconise Cohn, qui est celui d’un retour au concret. Car le réductionniste qu’est alors Rashevsky est informé par ailleurs des approches par la logique booléenne de McCulloch et Pitts du système nerveux central (1943), comme des travaux contemporains des cybernéticiens tel Wiener (1948) ou des théoriciens des systèmes et de l’information comme Henry Quastler (1953) ou encore des théoriciens des automates comme von Neumann (1951)3. De plus, en cette année 1954, depuis la découverte de la structure en double hélice de l’ADN4, la biologie expérimentale et moléculaire a le vent en poupe. Comme conséquence de cela, la biologie théorique aux Etats-Unis est au pied du mur : le Committe on Mathematical Biology de Chicago perd l’essentiel de ses crédits dès 19545. Et la position académique de Rashevsky est grandement fragilisée.

C’est dans ce contexte mouvementé que Rashevsky opte pour un déplacement majeur de son épistémologie, non pas vers une intégration pragmatique des méthodes concrètes de l’ingénierie, mais vers la prise en compte préférentielle et abstractive des relations organiques qualitatives dès lors qu’il comprend que, désormais, intégrer le qualitatif n’implique plus pour autant de renoncer à la mathématisation ni à la théorisation. Pour lui, ceux qui, comme les cybernéticiens et les théoriciens de l’information, intègrent l’informationnel dans leur modèle de la biologie vont donc dans le bon sens. Et il les rejoint sur le tard par le biais de cette entorse qu’il avait déjà fait subir lui-même à son épistémologie réductionniste lorsqu’il préconisait l’introduction de « principes » biologiques axés sur le fonctionnel et susceptibles de permettre d’écrire des équations mathématiques sans que l’on dispose néanmoins d’une interprétation physico-chimique du processus représenté. De surcroît, et cela a dû être un argument non négligeable, le développement de cette approche plus abstractive et mathématique présente l’avantage de ne pas exiger trop de moyens financiers.

À partir de 1954, ce qui n’était qu’une entorse à sa première épistémologie réductionniste devient donc en fait le fondement de sa seconde épistémologie : relationnelle et qualitative. Mais, comme cela lui arrive souvent, et sans doute pour ne pas avoir à faire allégeance à l’école cybernétique qui lui paraît coupable de négliger ses véritables précurseurs dont lui-même1, comme aussi par souci authentique de généralité, Rashevsky cherche là encore à montrer que l’approche informationnelle (et donc aussi cybernétique) n’est qu’un cas particulier de ce qu’il appelle l’approche « topologique »2 qu’il invente d’un même geste. C’est dans un article fondateur, paru en 1954 dans le Bulletin of Mathematical Biophysics3, qu’il exprime nettement et pour la première fois la nécessité d’une approche topologique en biologie mathématique. De fait, il relativise la nouveauté de la cybernétique en se l’assimilant.

L’emprunt à la « théorie des graphes » : une topologie graphique

À partir de 1954, Rashevsky considère que toutes les approches antérieures auxquelles il a lui-même longtemps participé en biologie mathématique étaient autant de constructions de « modèles physico-chimiques »4 et que le moment est venu non pas de renoncer à cette façon de faire, car elle garde certains avantages, mais de lui adjoindre une approche axée sur les relations organiques qu’il qualifie de « qualitatives »5. Il est à remarquer que c’est à l’occasion de son changement de perspective épistémologique que le terme de « modèle » vient le plus souvent sous sa plume pour remplacer celui de « théorie ». Alors que, jusqu’en 1954, la physique devait être pour lui le terrain de base d’une intelligibilité théorique pour la biologie et ses principes, elle devient par la suite un simple réservoir de modèles. Pour Rashevsky, ce qu’il qualifie rétrospectivement de « modèle physico-chimique » garde toutefois le double mérite d’expliquer (« explain »)1 les processus biologiques et de les quantifier, c’est-à-dire de les rendre représentables par des métriques et donc testables et calibrables par l’expérience. Un modèle est intéressant pour lui si l’on se penche sur un cas particulier et si l’on veut en prédire quantitativement le devenir2. Mais ce qui lui apparaît manifestement à partir de 1954, c’est que, contrairement à ce qu’il croyait en 1938, cette activité de « théorisation » physicaliste, qui se révèle finalement être une activité de « modélisation », ne contribue pas du tout à faire naître cette partie fondamentale de la biologie mathématique qui devait être à la biologie mathématique globaliste de Lotka et Volterra ce que la physique statistique était à la thermodynamique. En 1954, Rashevsky ne croît donc plus que le fondement de la théorie biologique, c’est-à-dire d’une théorie du vivant, soit dans la physique. Sur ce point, il rejette la perspective physicaliste du premier Carnap et du Cercle de Vienne qui, un temps, avait été proche de la sienne.

Mais son désir de théorisation biologique ne disparaît pas pour autant et se reporte sur ce qu’il avait appelé dès 1944 les « principes » biologiques au contact des problèmes que lui posait la représentation mathématique de la morphogenèse. Pour Rashevsky, à partir de 1954, ce n’est donc plus le « physique » qui est fondamental en biologie, mais c’est le « principiel ». Son désir de fondement mathématique de la biologie demeure mais il est déplacé du « physique » au « principiel », parce que le « physique » est désormais réputé n’intervenir que dans une approche non-fondamentale de « modélisation » pragmatique et particulière des phénomènes biologiques. C’est la raison pour laquelle il ne s’inscrit pas en fait directement dans la filiation du relationnisme symbolique de Woodger. Nous avions certes déjà comparé le premier Rashevsky avec Woodger. Mais le second Rashevsky entretient un rapport différent avec l’approche axiomatique de son collègue britannique. Il en quête de principes biologiques qui ont une réalité effective et qui dessinent nettement car ontologiquement les frontières entre physique et biologie, alors que la préoccupation de Woodger est prioritairement logique voire linguistique3. L’essentiel d’une théorie biologique est son langage et sa construction axiomatique pour Woodger, alors que l’essentiel pour Rashevsky est ce à quoi cette théorie réfère, son référent ontologique. Ce qui peut donner l’impression que Rashevsky se rapproche alors de Woodger est le fait que le référent de sa théorie biologique soit en effet devenu plus abstrait en 1954 que dans sa période physicaliste. Mais Rashevsky n’en devient pas pour autant nominaliste ou logiciste. Il s’agit pour lui tout au plus d’une abstraction au sens de l’espace abstrait de Minkowski et de la théorie de la relativité générale d’Einstein, conceptions qu’il avait pratiquées, qu’il connaissait bien et auxquelles il se réfère fréquemment. En 1958, dans un chapitre intitulé « The Geometrization of Biology » et afin de justifier son recours à la mathématique nouvelle qu’est la topologie, il se plaît à citer en exemple ces travaux de physique théorique, cela au détriment de ses traditionnels appels (dans les années 1930) aux parallélismes entre physique statistique et biophysique mathématique4.

C’est donc un nouveau domaine de la physique théorique qui sert désormais de modèle à sa biologie théorique mais non pas au sens où ce domaine serait la théorie d’un substrat ontologique commun à la physique et à la biologie mais au sens où il est un simple paradigme épistémologique. Enfin, sur le tard, Rashevsky admet finalement que c’est tout de même la génétique formelle des lois de Mendel qui manifeste la plus grande réussite dans la découverte de principes biologiques réellement autonomes et formalisables. À partir de 1954, après l’avoir longtemps ignorée, il va d’ailleurs constamment situer sa démarche comme voisine de la génétique formelle1. Cette dernière devient même, selon lui, une branche de la biologie mathématique. Mais sa spécialisation et son ancienneté relative devraient nous inciter à la traiter à part pour la nommer « génétique mathématique »2. Ainsi et a posteriori, le domaine d’étude auquel, selon Rashevsky, s’attachent les travaux de son équipe de Chicago rassemble tout ce qui, dans la biologie mathématique, n’appartient pas à la génétique mathématique. Ce domaine est quant à lui toujours en quête de principes biologiques autonomes comme de formalisations adaptées à ces principes.

Il est possible enfin que Rashevsky, dans son mouvement vers la formalisation topologique de la biologie, réponde également à cette époque à une incitation qui est née auparavant en psychologie, avec les travaux de Kurt Lewin parus en 1936 dans Principles of Topological Psychology3. Rashevsky n’a en effet jamais renoncé à traiter le monde organique comme un tout et ce peut donc être tout autant, si ce n’est davantage, ces travaux de psychologie que ceux de chimie organique de Denes König (voir encadré) qui le mettent, à ce moment-là, sur cette voie. Si, en 1954, Lewin peut contribuer à lui donner cette idée d’employer la topologie, le psychologue n’a alors pourtant recours à aucune des techniques mathématiques que la topologie récente met à sa disposition4. Ces techniques mathématiques de la topologie des années 1930, Rashevsky va donc les quérir d’abord chez König.

La théorie des graphes5
Dans un grand nombre de problèmes pratiques, on est amené à relier des entités (nombres, objets, lieux, villes, opérations, molécules…) les unes aux autres par des flèches ou arcs représentant des relations entre ces entités (une succession, une préférence, une route…). Depuis la formalisation commode du problème des sept ponts de Königsberg par Euler en 1736, on est convenu d’appeler « sommets » les entités représentées par les points, « arcs » ou « arêtes » les lignes qui les relient. D’après le mathématicien français Claude Berge, qui publiera un ouvrage de référence sur le sujet en 1958, le terme de « graphe » remonterait à l’ouvrage du mathématicien hongrois Denes König paru à Leipzig en 1936 : Theorie der Endlichen und Unendlichen Graphen6. C’est en tout cas cet ouvrage de König qui a contribué à signaler la généralité des problèmes de graphes telle qu’elle apparaîtra plus manifestement encore après la guerre, que ce soit en théorie des circuits électriques (avec les travaux antérieurs de Kirchhoff sur la matrice d’incidence1 qui inspirèrent à Poincaré son « analysis situs » qui deviendra la topologie), en sociologie (avec les sociogrammes), en psychologie, en économie et gestion (diagrammes d’organisation), en recherche opérationnelle, etc. Dans son livre de 1936, König lui-même en proposait une application en chimie organique2.

À la différence de l’analyse combinatoire qui, selon Berge, « ne s’intéresse guère aux notions non généralisables à n dimensions »3, la théorie des graphes a pour caractéristique de se pencher sur des problèmes concrets où l’intuition peut constamment intervenir au moyen de dessins, cela afin de seconder la formalisation. La formalisation des graphes consiste en effet à définir des paires de sommets, des sommets successeurs puis prédécesseurs, des chemins, des circuits (chemins revenant sur eux-mêmes), des sous-graphes, des chaînes (ou séquences d’arcs), des cliques (ou sous-graphes complets c’est-à-dire des sous-graphes dans lesquels toute paire de sommets est reliée par un arc, ce terme de « cliques » venant des sociogrammes des psychologues4), des cycles, des arbres, des forêts, des tournois, etc. Un grand nombre de théorèmes plus ou moins triviaux peuvent y être alors démontrés. Mais certains problèmes demeurent bien sûr ouverts. Comme on peut le comprendre, le recours à des termes concrets (chemins, cycles, cliques, arbres, tournois…), bien que très courant en mathématique, y est moins artificiel que dans les théories plus abstractives dans la mesure où l’impulsion conceptuelle y est majoritairement venue de disciplines diverses et plus concrètement orientées5.


Dans son article de 1954, Rashevsky propose donc une première approche topologique : par la théorie des graphes. Chaque fonction ou propriété biologique y est représentée par le sommet d’un graphe orienté6. C’est donc l’organisation fonctionnelle des organismes qui est l’objet principal de sa formalisation. Dans ce graphe, les arcs orientés représentent les relations binaires asymétriques de précession-succession entre les fonctions biologiques : « Ainsi le sommet I qui représente la propriété d’ingestion sera connecté par une flèche au point D qui représente la propriété de digestion, comme ceci : I → D. »1 Par la suite, ayant représenté le fonctionnement global de plusieurs organismes de complexité variable par de tels graphes de précession-succession, il est possible de faire apparaître des applications épimorphiques entre ces différents graphes, c’est-à-dire des applications (au sens de l’algèbre) où des relations d’un sommet à plusieurs sommets (« one-to-many ») peuvent être représentées2. C’est ce que Rashevsky appelle le « principe de l’épimorphisme biologique ». Ainsi, lorsqu’elle est stimulée, une paramécie peut se mouvoir vers une particule de nourriture, l’ingérer, la faire migrer dans sa vacuole digestive, la digérer et enfin excréter les éléments non assimilables. De même, un oiseau vole vers un insecte qu’il a vu, l’avale, le digère dans son système gastro-intestinal, assimile les produits de la digestion et défèque les matériaux indigestes. Les plantes, d’une certaine manière, suivent des cycles d’opérations fonctionnelles tout à fait similaires, selon Rashevsky3. Cela signifie qu’il existe des similarités qualitatives indépendamment des différents mécanismes physico-chimiques mis en œuvre ponctuellement pour assurer telle ou telle fonction : « Le mécanisme de stimulation et de perception de la nourriture chez une paramécie est assez différent du mécanisme de stimulation et de perception de la nourriture chez un oiseau ou chez un autre animal. »4 Il y a donc des mécanismes entièrement différents d’un point de vue physique qui assurent des fonctions organiques comparables. C’est cette sous-détermination des mécanismes par les fonctions organiques et l’organisation mutuelle de ces fonctions que permet de prendre en compte l’approche qualitative en focalisant l’attention sur les relations entre les fonctions. Le biologiste théoricien se penche alors sur les applications épimorphiques qui laissent invariantes « certaines relations générales »5 entre fonctions organiques. Rashevsky assume donc là cette sorte de déracinement du formalisme qu’il refusait encore avant l’intervention de la cybernétique en biologie quantitative et l’expansion afférente des modèles isomorphes.

L’approche topologique va finalement dans le bon sens pour Rashevsky parce qu’elle rend compte de la similarité qualitative entre les organismes. Elle lui permet de réaliser le projet qu’à la suite de Loeb et Lotka, il avait par ailleurs formulé dès 1948 de concevoir le monde organique (et donc avec lui aussi le monde sociologique et humain !) comme un tout6. Mais cela lui permet aussi et surtout de percevoir des principes uniques à l’œuvre dans tout organisme vivant. Parce qu’elle rend compte de l’unité du monde organique à travers sa diversité même, l’approche biotopologique se révèle finalement plus fondamentale que l’approche biophysique, même si elle ne la remplace pas :


« On doit insister fortement sur le fait que l’approche relationnelle de la biologie esquissée ci-dessus, ne supplante en aucune manière l’approche quantitative ou métrique antérieure. Les deux sont également importantes en biologie. Négliger l’une ou l’autre serait une grave erreur. Cependant, on doit dire qu’à certains égards l’approche relationnelle est plus fondamentale. Elle insiste sur l’unité de l’organisme aussi bien que sur le monde organique comme un tout, un fait que, jusqu’à présent tout au moins, l’approche quantitative ignore quasiment. L’approche métrique est plus à même d’insister sur les différences quantitatives entre les organismes, tandis que l’approche relationnelle insiste sur les similarités qualitatives entre eux. »1
Ainsi, la biologie quantitative disperse tandis que sa propre biotopologie rassemble : là est bien sans doute la raison ultime de cette mutation dans l’épistémologie de Rashevsky. Elle prend en conséquence clairement la forme d’une résistance voire d’une réaction contre la dispersion des modèles singuliers et à usage unique.

Par la suite, Rashevsky explore un autre pan de la topologie mathématique car l’approche par la théorie des graphes lui semble limitée dans la mesure où elle confirme les observations de similarités organiques bien connues mais où elle ne donne pas de résultats théoriques nouveaux ou susceptibles d’inciter à de nouvelles observations. Le souci du test empirique demeure tout de même, bien que lointainement, chez lui. L’approche biotopologique graphique en effet n’est finalement qu’un mode de présentation formelle de résultats théoriques qualitatifs déjà bien connus2.



Fonction mathématique et fonction biologique : la « biotopologie » ensembliste

En 1958, Rashevsky propose en effet une deuxième approche topologique en biologie théorique : l’approche par les ensembles et non par les graphes. Il est intéressant de remarquer que, dans ce nouveau cadre théorique, l’expression « propriété biologique » est définitivement préférée à celle de « fonction biologique » dans la mesure où le recours au terme de « fonction » prête à confusion avec l’usage mathématique qui en est fait. Rashevsky se montre ici sensible aux mises en garde de Woodger sur les confusions du langage biologique3. Selon lui, et en l’espèce, il faut prendre en considération le fait que la fonction mathématique (y = f(x)) possède une signification entièrement différente de la fonction biologique. La fonction biologique possède une intensité, par exemple, ce qui n’a aucun sens pour la fonction mathématique. Il faudrait donc éviter des ambiguïtés de langage du type suivant, par exemple : « L’intensité d’une fonction biologique est une fonction de l’intensité d’une autre fonction biologique. »1 La deuxième occurrence du mot « fonction » renvoie ici à sa signification mathématique alors que les deux autres renvoient à sa signification biologique. Or, comme dans le formalisme topologique qu’il veut introduire, Rashevsky aura recours aux deux, il lui faut les distinguer d’un point de vue terminologique dès le début. Le terme de propriété, noté P et indicé par le type général de propriété (Ps pour la propriété de sensibilité, Pm pour la propriété de mouvement, Pc pour la propriété de conduire les excitations ou les stimuli extérieurs, etc.2) est donc choisi aux dépens du vieux mot de « fonction ».



Dans cette approche topologique ensembliste, l’organisme est donc conçu comme un ensemble de « propriétés » (par exemple : la sensibilité, la locomotion, la digestion, la sécrétion, etc.3). Chacune de ses propriétés est elle-même représentée sous la forme d’un ensemble de sous-propriétés qui « sont incluses logiquement dans les propriétés correspondantes »4. Ps, par exemple, est un ensemble de sous-propriétés de sensibilité. La sensibilité à l’amertume de la langue humaine peut être notée Ps1, alors que sa sensibilité à l’acidité peut être notée Ps25. De façon générale, les Psα (où α = 1, 2…) sont des sous-ensembles de Ps. Il est alors possible de noter le fait que certaines propriétés « succèdent immédiatement » à certaines autres. Par exemple, Ps → Pc représente le fait que dès qu’il y a une propriété de sensibilité organique, il y a une propriété de conduction (chimique ou électrophysiologique) qui la suit immédiatement dans le fonctionnement organique. De même, Pc → Pm indique que la propriété générale de mouvement (au niveau molaire ou moléculaire) succède toujours immédiatement à une propriété de conduction (chimique ou électrophysiologique)6. Ce sont donc ces flèches qui rendent compte du caractère relationnel de l’organisme. On a certes encore affaire à un graphe, mais, là est la nouveauté, ce graphe, reliant des ensembles de propriétés et non directement des propriétés ponctuelles et précises, peut se dégager d’une représentation par un espace fléché à une dimension7 (ou par un polyèdre dans un espace métrique8). Grâce à la relation d’immédiate succession, Rashevsky peut en effet définir une notion topologique de « voisinage »9 (« neighborhood ») valant pour les propriétés ou les ensembles de propriétés. Le « voisinage » d’une propriété biologique P consiste en cette propriété elle-même et en l’ensemble des propriétés ou d’ensembles de propriétés qu’elle précède immédiatement10. Ainsi, avec cette définition du voisinage, les ensembles de propriétés biologiques deviennent-ils des « espaces » au sens réellement topologique du terme1. Cette notion d’espace topologique des propriétés biologiques permet, d’une part, de ne pas réduire l’organisme, entendu comme ensemble de propriétés dans cet espace, à une formalisation avec des relations binaires et qui se ramènerait elle-même à une représentation métrique. D’autre part, les flèches d’immédiate succession entre propriétés biologiques, n’ont pas, selon Rashevsky de « signification physique »2. Donc il est inutile et trompeur de leur conserver un support formel homogène à un espace métrique. Il est donc « plus logique »3 et plus productif pour Rashevsky de construire un véritable espace topologique à partir de ce graphe des successions. C’est là que l’approche relationnel rompt définitivement avec l’approche métrique en devenant purement qualitative et axée sur le fonctionnel.

« Organisme primordial » et « propositions existentielles »

À partir de là, Rashevsky constate qu’avec ce nouveau formalisme, on peut bien sûr toujours représenter le principe de l’épimorphisme biologique tel qu’il était déjà exprimé dans le formalisme antérieur (1954) des graphes et des applications (« mappings ») entre graphes. Mais il évoque un objectif qu’il serait désormais souhaitable d’atteindre à terme pour la biotopologie : la définition de l’organisme minimal ou « primordial »4 dans lequel toutes les relations entre les grands ensembles de propriétés seraient connues et seraient à la fois les plus générales et les plus simples. Une telle représentation formelle serait en effet utile, même si un tel organisme n’existe pas en réalité, pour pouvoir définir par contrecoup, et par application du principe de l’épimorphisme biologique, les aspects relationnels essentiels de tous les organismes existants ou susceptibles d’exister5. Mais cet objectif est encore loin, selon Rashevsky, car on ne dispose pas de toutes les connaissances biologiques qui permettraient de structurer complètement cet espace topologique au moyen de la notion de voisinage ; c’est-à-dire qu’on ne dispose pas d’une connaissance biologique suffisamment étendue et précise en ce qui concerne les relations d’immédiates successions entre propriétés organiques.

Dans le premier article de 1958, Rashevsky en est donc réduit à tirer parti de quelques structurations déjà mieux connues de cet espace topologique. Mais ces bribes de connaissances, une fois formalisées, lui permettent d’aboutir à un résultat qu’il juge déjà tout à fait remarquable. L’approche par la topologie ensembliste permet de produire ce qu’il appelle non pas des prédictions, mais des « propositions existentielles »6 en biologie. Pour cela, Rashevsky construit d’abord l’application épimorphique d’un organisme pluricellulaire quelconque sur l’« organisme primordial ». Cette application mathématique met en relation les voisinages de l’espace topologique de l’un sur ceux de l’espace topologique de l’autre7 :
« Soit Psv l’ensemble des sensibilités visuelles de toute nature. On a :

Psv Ps

Dans un organisme primordial, on a Ps → Pc → Pm. De là, il suit de (A) [principe de l’épimorphisme entre l’organisme primordial et les autres organismes1] que dans certains organismes supérieurs on doit avoir :

Psv → Pc → Pm(d)

[où l’indice (d) indique un des rôles que joue le mouvement et qui est ici en l’occurrence d’aider l’organisme à l’ingestion de nourriture depuis le stade de l’amibe2.]

Dit en mots : il existe des organismes supérieurs dans lesquels les mouvements gastro-intestinaux sont affectés par les stimuli visuels. Un exemple bien connu est le vomissement à la vue de quelques choses déplaisantes. Par le même argument, on a plus généralement :

Psα → Pc → Pm(d)

qui atteste que chez certaines animaux, différents stimuli sensoriels affectent la motilité gastro-intestinale. »3
Rashevsky est tout de suite très satisfait de ce résultat dans la mesure où il permet d’affirmer a priori la possibilité de l’existence d’un fait biologique qualitatif, c’est-à-dire d’un fait à haute signification biologique au contraire d’un fait quantitatif, mais aussi dans la mesure où il donne, le cas échéant, la raison de cette existence.

Ce résultat de la biotopologie ensembliste n’est pas la preuve d’une nécessité d’existence d’un fait biologique mais seulement celle de la plausibilité de son occurrence. Ce qui n’est pas rien, car, ce faisant, c’est bien la raison d’être, le pourquoi4, et non le comment, qui en est donné. Selon Rashevsky, c’est ce type de résultat qualitatif et relationnel qui n’est pas accessible au moyen d’une « théorie biophysique métrique »5. Rashevsky tient également à indiquer que ce résultat ne peut pas non plus être déduit de la théorie de la sélection naturelle car, selon lui, on ne voit pas où pourrait se trouver la valeur adaptative de ce type de dysfonctionnement gastro-intestinal assez handicapant pour l’activité humaine tout au moins6. Ce qu’il est important de noter pour l’auteur de ce travail, c’est qu’au contraire de la formalisation topologique ensembliste, la modélisation physico-chimique, parce qu’elle mène à des équations analytiques, peut tout au plus « construire un modèle du mécanisme neuronal » qui, à partir de stimuli sensoriels ou psychologiques, produit le dysfonctionnement gastro-intestinal et ainsi « explique » le comment mais pas le pourquoi d’une relation particulière entre propriétés organiques. Car cette modélisation considère le phénomène de relation qu’elle représente comme donné et reconnu. Ce qu’il est déjà en effet d’un point de vue clinique. Elle n’est donc pas capable d’en montrer a priori la possibilité, la plausibilité. Ce que veut dire Rashevsky, c’est que si ce fait avait été inconnu, la méthode biotopologique, au contraire de la méthode de modélisation physico-chimique, en aurait pour sa part dévoilé la possible existence et une rapide investigation l’aurait confirmée : il y aurait donc eu, dans un premier temps, la prédiction de l’existence probable d’un fait biologiquement signifiant, sa conception a priori, et dans un second temps, la confirmation empirique de cette prédiction.

C’est donc avec ce pouvoir de prédiction existentielle, déjà suffisamment confirmé par le cas de rétrodiction précédemment exposé, que, selon Rashevsky1, la biotopologie gagne enfin son titre de biologie théorique à part entière aux côtés mêmes de la physique théorique. C’est par là aussi qu’il se sent légitimé dans son refus de se plier à la méthode des modèles déracinés, informationnels ou simplement cybernétiques et isomorphes. Pour Rashevsky, la biotopologie s’occupe bien de la « raison d’être » (« reason for its existence »2) de certains faits biologiques, même si sa construction est encore loin d’atteindre systématiquement l’ensemble des problématiques biologiques. C’est en ce sens qu’elle produit des « énoncés existentiels ».

« Tranches » et « propriétés » du vivant : Woodger et le second Rashevsky.

À lire les travaux de biotopologie du second Rashevsky, on est frappé de constater une grande similitude de style avec les travaux antérieurs de Woodger. À partir de 1954, Rashevsky ne procède plus en effet par introduction de systèmes équivalents ou de modèles (dont il admet désormais l’existence), qu’il soit de nature physique, électrique ou chimique, mais il agit d’une manière beaucoup plus axiomatique. On voit ainsi s’enchaîner distinctions terminologiques, définitions formelles, règles de calcul logique, propositions et démonstrations. Autour de 1960, cette proximité a fini par apparaître à Rashevsky lui-même puisqu’il va rendre hommage au travail antérieur de Woodger mais en insistant tout de même plutôt sur l’existence de différences entre leurs deux approches. Ainsi, pour nous expliquer cette différence (sur laquelle il ne s’attarde cependant pas), Rashevsky expose une analogie qui existe entre la situation actuelle de la biologie théorique et celle de la physique quantique. Il se pourrait, selon lui, que l’approche de Woodger et la sienne soient deux moyens mathématiques équivalents pour traiter le même problème « de même qu’il existe une approche matricielle et une approche de mécanique ondulatoire dans la théorie quantique ». Elles sont certes « différentes mais équivalentes »3. Dans cet extrait d’une préface très courte, Rashevsky ne précise malheureusement pas laquelle des deux approches de biologie mathématique est à considérer selon lui comme apparentée à la méthode matricielle de la physique. Et nous ne disposons pas, par ailleurs, d’autres indices qui pourraient nous aider à répondre à cette question. Mais, selon nous, il est fort probable que cela soit l’approche de Woodger qui s’apparente à la méthode matricielle alors que Rashevsky préfère peut-être en revanche apparenter la sienne à l’approche ondulatoire. Ainsi l’analogie de Rashevsky serait la suivante : la biotopologie est à la méthode axiomatique de la biologie ce que la mécanique ondulatoire est à la méthode matricielle en physique quantique. Dans les deux cas, la biologie formalisée prend son modèle dans la physique théorique.



Par la suite, dans cette courte préface, Rashevsky se pose la question de sa propre évolution épistémologique mais aussi celle du rôle que Woodger aurait pu y jouer :
« Bien entendu, je ne sais pas si, dans mon propre travail, la transition graduelle d’une approche géométrique à une approche via la théorie des relations a été le résultat d’un développement logique inhérent, comme il m’apparaît, ou si j’ai été inconsciemment influencé par le travail de Woodger. Si tel est le cas, je lui dois certainement de la gratitude. Ses écrits m’étaient familiers dès le temps de leur première publication, mais pendant longtemps j’avais sous-estimé leur valeur ; une erreur de ma part, que je m’empresse de reconnaître et de corriger. C’est à Woodger qu’il revient d’avoir, le premier, introduit en biologie des mathématiques systématiquement relationnelles. »1
Comme on peut le constater, Rashevsky est donc prêt à reconnaître la priorité des travaux de Woodger, mais il ne nous dit finalement que très peu de choses sur les différences qui persistent et qui lui paraissent malgré tout importantes. Car il y a bien une identité de style qui commence à se faire jour entre l’approche logiciste et l’approche biotopologique. Mais, comme nous avons désormais les moyens de le comprendre, il serait tout à fait erroné de tirer de cette simple identité de style l’affirmation d’une parenté très étroite entre deux perspectives épistémologiques et ontologiques comme entre deux problématiques scientifiques et techniques. L’identité de style, l’identité des formalismes ne dit encore à peu près rien de ce qui rapproche et distingue la biologie de Woodger de celle de Rashevsky. Nous en voulons pour preuve le fait que le symbolisme axiomatique, chez Woodger, l’incite immédiatement, et sans qu’il justifie le moins du monde cet angle d’attaque tant cela lui semble évident, à représenter des « tranches » concrètes (« slices »), c’est-à-dire des coupes spatiales et temporelles, composant les organismes afin d’en représenter formellement la combinatoire et le fonctionnement. Woodger ne questionne donc pas du tout le présupposé de l’homogénéité et de la neutralité de l’espace, du temps et de leur continuum tels qu’ils nous apparaissent trivialement et tels qu’ils valent en effet immédiatement pour nous, à échelle humaine, si ce n’est même seulement du point de vue de notre personnalité moderne et occidentale. Son découpage logique se révèle donc être un tranchage spatio-temporel, une atomisation symbolique et linguistique qui insère implicitement une vision prétendument neutre, en tout cas homogénéisante et déjà rationalisée, des dimensions spatiales et temporelles pour la biologie. En cela, il fait violence à la logique autonome du vivant, du point de vue de Rashevsky.

Ce que Tarski appelle la sensibilité rashevskyenne à « l’aspect biologique des problèmes »2 réside dans le fait que Rashevsky part de la fonction biologique alors que Woodger veut y arriver au moyen de son découpage logique d’apparence neutraliste. Lorsque Rashevsky parle de l’importance des principes biologiques, c’est bien pour continuer à produire une biologie mathématique qui ne soit pas totalement spéculative et qui ne soit donc pas dispensée de la sanction expérimentale. Ce contrôle de la théorie par les données de l’expérience est en effet omniprésent dans le travail de Rashevsky, aussi bien après 1954 qu’avant. Même si, comme Woodger, le second Rashevsky est particulièrement à l’écoute des nouvelles mathématiques et des nouveaux formalismes (axiomatisation formaliste, théorie des graphes, théorie des ensembles, topologie, …), son approche est donc, à ce titre, bien moins formelle que celle de Woodger. Toutefois, il serait aussi erroné de croire qu’il n’y a pas de choix ontologique dans l’usage rashevskyen de la formalisation topologique. Il n’est pas du tout indifférent, et même, il est très significatif qu’alors que l’un et l’autre s’appuient en effet sur la nouvelle approche axiomatique en plein essor dans les mathématiques, le premier, Woodger, s’inspire pour sa part des développements de la logique mathématique qui s’ensuivent, alors que Rashevsky, de son côté, fonde son approche sur l’axiomatique de la topologie algébrique. C’est qu’ils n’interprètent pas le qualitatif et le relationnel de la même manière. Pour Woodger, le relationnel dans la nature vivante émane finalement du regard épistémique que l’on porte sur elle. C’est, en quelque sorte, un relationnisme gnoséologique. Alors que pour Rashevsky, le relationnel émane de la nature vivante elle-même et c’est à nous qui la représentons de disposer d’un formalisme qui capte un tant soit peu cette essence a priori relationnelle de l’organique. C’est donc un relationnisme ontologique. Même si logique et mathématiques se sont rapprochées, voire étroitement mêlées, au tournant du siècle, invoquer l’une n’est pas invoquer l’autre, dans les sciences de la nature. En ce sens, la topologie devient, avec Rashevsky, et en complète opposition avec l’approche logiciste, le lieu mathématique à partir duquel et travers lequel la pensée de l’essence des choses naturelles, celle de l’organicisme en biologie, va continuer à être possible. Car, comme nous l’avons évoqué, Rashevsky n’a cessé de considérer la représentation d’une unité ontologique sous-jacente au monde organique comme une nécessaire idée directrice pour la biologie mathématique. Dans ses derniers travaux, en tâchant de décloisonner biologie et sciences humaines, il développera d’ailleurs tous les aspects des expansions que permet l’approche topologique aux domaines de la psychologie, des relations humaines, de la sociologie et de l’histoire1. Il produira notamment une théorie sociologique de l’organisme multicellulaire et de la cellule à partir de cette approche biotopologique2. Alors que Woodger, dans la perspective du positivisme logique, est porté par l’idée d’une unification épistémologique, Rashevsky est donc attiré vers celle d’une unité ontologique.

Davantage, il n’est pas jusqu’à un passage de la dernière version (1960) de son ouvrage de biophysique mathématique qui n’aille exposer encore l’espoir que le principe biotopologique de l’épimorphisme lui-même soit à terme « incorporé dans le schème des lois physiques qui gouvernent le monde organique »3. C’était, souvenons-nous en, devant l’audace des nouvelles lois théoriques de la physique elle-même que Rashevsky s’était autorisé à émanciper de la seule physique ses premières représentations mathématisées de l’organisme. C’est suivant ce modèle mathématiste qu’il opta pour la « biologie relationnelle » et pour la recherche de principes biologiques autonomes, c’est-à-dire n’ayant pas à être décelés à partir du cœur même de la physique et de ses objets d’étude propres. Pour lui, en 1960, il n’en demeure pas moins nécessaire d’espérer que ces principes biologiques autonomes parviennent tout de même un jour à être « réduits » aux principes physiques, car si la physique pouvait déjà expliquer la stabilité physique de certains micro-organismes, ce serait peut-être en empruntant ensuite le trajet formel du principe (organique) de l’épimorphisme qu’elle pourrait étendre sa législation au monde organique supérieur. Ce passage témoigne du fait que Rashevsky n’a malgré tout jamais totalement abandonné sa perspective réductionniste et unitaire, en biologie mathématique. Si nous ne craignions l’oxymore, nous oserions même dire que Rashevsky, jusqu’à la fin de sa vie, est comme le garant d’une nouvelle sorte de réductionnisme : un réductionnisme élargi. Les modèles d’ordinateur sont par lui ramenés à des formalismes particuliers, pas à des pratiques fondamentalement différentes. Cette assimilation de l’ordinateur peut alors valoir comme une sorte de liquidation.



Une conséquence : l’oubli de la forme



La différence et la symétrie que l’on découvre entre les options philosophiques de Woodger et Rashevsky ont néanmoins toutes deux des limites : celles mêmes de la fécondité pratique, comme celle de la sanction de l’expérience. À cet égard, dans les années 1950, l’approche théorique de Rashevsky garde une certaine avance et un certain crédit aux yeux des biologistes que n’a pas l’approche de Woodger. On pourrait ainsi se représenter la biotopologie comme une proposition théorique majeure pour l’entreprise de représentation mathématique des phénomènes biologiques, si cette dernière ne présentait pas toutefois un défaut, lui aussi majeur, et qu’a reconnu en 1958 un des élèves de Rashevsky lui-même, Robert Rosen. Car, si l’on consulte de près la réédition de 1960 du grand ouvrage de Rashevsky, en ce qui concerne la représentation mathématique de la forme des plantes et des animaux, les chapitres de 1944-1948 sont reproduits quasiment à l’identique. Ce qui signifie que la biotopologie de 1954 et 1958, en se concentrant sur l’organisation mutuelle des fonctions organiques a totalement négligé l’intégration de la problématique morphologique et morphogénétique. Elle a oublié ou escamoté la problématique de la forme et de la structure. En fait, cette négligence a été délibérée, puisque Rashevsky tout en reconnaissant en d’Arcy Thompson un précurseur notable de son approche topologique, accuse cependant le traité du célèbre naturaliste de ne se concentrer que sur des « relations superficielles » et donc de manquer ce qui fait réellement le caractère « relationnel » de l’organique1. L’approche de Woodger, en revanche, ne peut être critiquée de ce point de vue, puisque nous avons vu comment elle tente de représenter l’accroissement en complexité structurelle concrète des organismes en état de genèse au moyen de relations logiques d’un à plusieurs (« one-to-many »). L’application épimorphique, chez Rashevsky, même si elle est formellement équivalente à celle de Woodger, reste cependant toujours abstractive du point de vue des éléments constitutifs du corps organique : seules des fonctions organiques sont en relation d’une à plusieurs. De plus, les « tranches » du vivant réfèrent bien à l’ontogenèse, alors que Rashevsky n’insiste pas sur la possibilité qu’aurait un organisme d’être épimorphique à lui-même au cours de son développement ni sur les leçons que pourrait en tirer l’embryologie. C’est même, comme nous l’avons vu, ce côté abstractif que recherche délibérément Rashevsky au moyen d’espaces topologiques non métriques. La biotopologie de Rashevsky ne peut résister à la méthode des modèles, aux modèles d’ordinateur et à leur pouvoir dispersif, qu’en escamotant la problématique de la mise en forme concrète. La question de la genèse de la forme proprement dite, au sens de la configuration spatiale, y reste donc en suspens. C’est précisément à cet oubli de la forme qu’un de ses élèves les plus brillants, du point de vue mathématique en tous les cas, va essayer de remédier. Par la même occasion, cet élève va poursuivre la croisade de la biotopologie contre la dispersion des modèles. Mais il le fera avec des armes renouvelées et fraîchement empruntées à la généreuse source des mathématiques.

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