Le «délivrez-nous du mal» et ses déclinaisons carcérales



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Le « délivrez-nous du mal » et ses déclinaisons carcérales

La prison et l’hôpital psychiatrique ont une origine commune, mais aujourd’hui, la séparation de la peine et du soin, opérée au siècle des Lumières, se trouve confrontée à une double évolution : la pénalisation des pathologies mentales et la psychiatrisation de la délinquance. Dans un tel contexte, comment repenser la position du clinicien et le cadre de sa pratique ?

L’incarcération transforme le rapport au corps et à la santé. L’écoute des personnes incarcérées comme l’ana­lyse des demandes adressées aux ser­vices de soins intra muros condui­sent à se dégager d’une lecture centrée sur la/les pathologie(s) et à souligner la nécessaire différenciation entre souffrance et maladie.


De souffrance, il en est massivement question en prison, souffrance asso­ciée à la perte, à la séparation, au manque. Et les demandes traduisent davantage une quête de restauration d’une position de sujet désirant que la satisfaction de besoins d’un corps emprisonné. Les formes prises par ces demandes témoignent de leurs ajustements aux offres de soins dis­ponibles dans les établissements. La mise en avant de symptômes, de plaintes somatiques, ainsi que l’usage du corps comme vecteur d’expression offrent aux soignants des tableaux cli­niques dont ils pourront se saisir. Mais les demandes indéfiniment répétées, même sous des formes déplacées, et leur permanente insa­tisfaction signalent aussi que l’objet de la demande n’est pas celui qui est formulé et entendu.
Prison pathogène ou réparatrice ?
L’état de santé des personnes incar­cérées est plus mauvais que celui de la population générale. Ce constat se retrouve dans les enquêtes, les études et les recherches qui se sont succé­dées depuis les années 1990. Ce qui conduit à reconnaître, aujourd’hui, que la prison est le lieu d’une concen­tration de problèmes de santé les plus divers, souvent aggravés en raison de l’association des pathologies. Les conduites addictives, les maladies transmissibles, les pathologies der­matologiques, digestives, cardio-vas­culaires, pulmonaires, traumatiques, autodestructives, les troubles de la santé mentale et la vulnérabilité psy­chique sont signalés avec une fré­quence particulière.
On peut, et on doit, s’interroger et explorer les liens entre les conditions de vie et les pathologies recensées. Cette dérive sanitaire peut-elle être attribuée à l’enfermement et aux caractéristiques de l’environnement carcéral ?
On pense ici à la surpopulation crois­sante dans les prisons et à ses effets amplificateurs en termes de réduc­tion de l’espace personnel, de promiscuité, d’atteintes à l’intimité, mais on pense aussi à la vétusté de nom­breux établissements qui ne peuvent donner accès à une hygiène de vie toujours valorisée dans les discours, aux privations multiples qui placent au centre de l’expérience carcérale celle du manque, à la violence dans les rapports entre détenus, mais aussi entre détenus et personnel, à la ges­tion d’une masse indifférenciée, d’un flux plutôt que l’accompagnement dans la perspective définie par « l’in­dividualisation de la peine » et le « pro­jet d’exécution de peine », à la pau­vreté des « sans ressources » con­traints de quémander et de se sou­mettre à une offre de « services», qui peuvent être aussi divers qu’humi­liants ...
L’étude réalisée par un médecin exer­çant en prison, le Dr Gonin (1991), met l’accent sur le rapport entre condi­tions de vie et apparition ou réactua­lisation de certaines pathologies. Le tableau succinctement dressé est élo­quent: « Ici, l’estomac s’est creusé d’ul­cères. La peau s’est grêlée d’éruptions. Les dents se déchaussent. La vue se borne et se trouble. Mais ce mouroir n’est ni un asile ni un hôpital : la prison seule a dressé pareilles ruines. Tous les sens s’y atrophient. L’ouïe ne subsiste que pour épier les bruits de clefs de la cap­tivité. Beaucoup de portes, peu de dia­logues. Bientôt, I’enfermement senso­riel aura éteint toute perception. On ne réveille ce corps anesthésié qu’en le piquant au vif. Scarifications et ampu­tations participent d’un rite horrible, mais vital, d’automutilation. Et s’il ne s’offre pas ainsi en sacrifice, le détenu n’a plus d’issue que de choisir lui même le mitard d’une prostration définitive. En prison, le corps est la dernière des réclusions. »
Au-delà des affections somatiques et/ou psychosomatiques, nombre de psychiatres exerçant en prison s’in­terrogent aussi sur l’impact de la détention sur la santé psychique. La spécificité carcérale des troubles observés conduit au repérage de ses déterminants.
Ces troubles sont-ils imputables à l’in­carcération ou sont-ils plutôt liés à une vulnérabilité individuelle, à un fond psychopathologique antérieur à l’emprisonnement ? La détention peut-elle être considérée comme un facteur causal déclenchant ou, à l’in­verse, comme structurante, conte­nante, voire thérapeutique ?
Les pratiques cliniques sont envisa­gées à trois niveaux :
◊ la prise en charge des décompensations transitoires liées à l’incarcé­ration et/ou au face-à-face avec la loi : troubles anxio-dépressifs, décom­pensations régressives ou psycho­tiques;
◊ la prise en charge de pathologies préexistantes à l’entrée en prison et que peut masquer le passage à l’acte délinquant ;
◊ le traitement des pathologies graves de carences liées à la précarité de la majorité de détenus.
Dans tous les cas, la clinique des troubles psychopathologiques des détenus ne peut occulter la situation carcérale. « De même qu’on décrit une “psychopathologie du travail”, il semble légitime d’identifier une psychopatho­logie de la détention dont il reste à ana­lyser les paramètres et les processus afin de contribuer à éclairer le débat lié aux conditions d’application de la sanc­tion. » (C. de Beaurepaire, 1997.) Le personnel de surveillance, qui est le seul à assurer une présence per­manente dans les établissements, est confronté à cette « psychopathologie de la détention ». Il peut être à la fois en mesure de l’interpréter comme telle et, en même temps, démuni devant ses manifestations. Comment la traiter ? Quelles réactions sont alors adaptées et légitimes pour contenir le « désordre » dont elles sont por­teuses ? La réponse disciplinaire aux troubles du comportement (mise en cellule de punition) ne peut qu’ag­graver la crise par l’amplification de l’isolement psychosensoriel qu’il réa­lise.
Cependant, la précarité sanitaire des détenus ne peut être seulement attri­buée aux conditions carcérales. Ceux-ci sont dans leur grande majorité démunis, cumulant handicaps so­ciaux, culturels, économiques..., et sanitaires.
La parenthèse de l’incarcération peut apparaître comme la suspension d’un processus de dérive, d’abandon de soi, un temps de prise en charge quand rien, dehors, ne les soutient plus. Cela va au-delà du traditionnel hébergement pour les mois d’hiver : la prison se présente comme le seul lieu « accueillant » et gratuit pour ceux, de plus en plus nombreux, qui n’ont de place nulle part. Et quand ceux qui travaillent derrière les murs reçoivent à intervalles réguliers des toxicomanes ou des SDF dont l’état à chaque « retrouvaille » est un peu plus dégradé, se développe alors l’image d’une « prison-hôpital-asile». Pour ceux, et ils sont nombreux, qui souffrent violemment de n’avoir jamais trouvé dans leur vie de point d’arrimage, la prison peut être le seul cadre contenant dans lequel on revient toujours entre deux temps d’errance. En offrant à une catégorie de popu­lation marginalisée et carencée un cadre où sont dispensés le gîte et le couvert, des moyens d’accès à l’hy­giène et aux soins, la prison se pré­sente comme restauratrice. Et les per­sonnels de surveillance soulignent volontiers cette fonction, et ce, d’au­tant que le dehors est perçu et décrit comme mortifère. C’est notamment le cas dans les prisons de femmes. Les détenues y apparaissent comme des victimes : exposées à la violence des hommes, à l’emprise de la toxi­comanie, au rejet de la famille, à l’er­rance et à ses risques, elles trouve­raient dans la détention un cadre protecteur où se reconstruire dans l’entre-soi du féminin. On retrouve ici la même image de la prison pour femmes que celle qui a prévalu au XIX° siècle, quand la séparation des sexes est devenue le principe organi­sateur du monde carcéral.
Surveillées par des religieuses depuis 1830, les détenues sont prises en charge tant sur le plan somatique que moral, l’idéal étant de les maintenir dans une communauté « mater­nante » éducative, seul rempart contre l’inévitable corruption du siècle (C. Langlois, 1984).
Aujourd’hui encore, les femmes arri­vent en prison dans un état souvent très dégradé. Leurs histoires de vie sont fréquemment marquées par diverses formes de violence : inceste, viol, abandon, sévices, maltraitances, prostitution... Leurs demandes en détention sont considérables, tant auprès des soignants que des sur­veillantes.
Cette double face de la prison, à la fois pathogène et réparatrice, im­prègne tous les discours surtout depuis la réforme du système sani­taire intra muros visant à rapprocher la qualité des soins du dedans à ceux du dehors. En organisant l’entrée de l’hôpital dans la prison, cette réforme renforce la tendance paradoxale à considérer l’incarcération comme un mode d’accès aux soins. Elle contribue aussi à l’amplification du mani­chéisme avec lequel sont vues, abordées et débattues, les questions pénitentiaires. On pense ici à l’oppo­sition entre ceux qui, en prison, se voient attribuer les tâches nobles (les soins) et ceux qui sont chargés du « sale boulot», des tâches répressives et d’exercice de la contrainte, ceux que l’on désigne comme « matons » ou mieux comme « gardiens ».
L’image de la prison comme lieu de soins et de restauration n’est pas sans évoquer le mythe fondateur de l’ins­titution pénitentiaire. La positivité de la fonction carcérale est au cœur de ce mythe, du discours sur les origines de la prison pour peines : « C’est ce mythe qui permet de transformer le mal (l’enfermement de sûreté, toujours soup­çonné d’arbitraire) en bien (la bonne peine de prison). » (C. Faugeron, J-M. Le Boulaire, 1992.)
Les vertus thérapeutiques de l’enfer­mement s’inscrivent dans ce projet d’une prison au service de l’amende­ment, du traitement, de la restaura­tion de la personne incarcérée.

Ambiguïté des rapports entre délinquance et pathologie

La délinquance comme la maladie supposent, pour être définies, la réfé­rence à une norme. On comprendra dès lors les résonances particulières intra muros des enjeux autour de la santé et de la maladie des détenus. La criminologie s’inscrit dans cette rencontre entre pathologie et délin­quance. Ses développements au XIX° siècle et les débats qu’elle suscite témoignent d’une médicalisation du modèle de la déviance. Si « les crimi­nels et les délinquants sont des anor­maux aussi bien du point de vue psy­chique que du point de vue physique »(Dr Féré, 1888, cité par J-G. Petit, 1991), la limite entre le crime et la maladie se dissout radicalement. La science médicale au service de la pratique pénale contribue au déve­loppement d’une conception médico­éducative de la peine. Il est dès lors moins question de punir que de gué­rir, de traiter le détenu de manière à extirper le mal qui est en lui afin de le rendre sain à la société libre.


Le modèle médico-pénal tel qu’il émergea au XIX° siècle peut s’illustrer ainsi : « La peine d’emprisonnement subsistera mais sera conçue comme un traitement […]. On regardera le crime comme une maladie et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. » (Victor Hugo, 1831.) Ce modèle est réactivé aujourd’hui si l’on en juge les représentations contem­poraines qui confèrent à la prison une vocation thérapeutique. Elles s’ins­crivent dans un contexte caractérisé par une double tendance : pénalisa­tion des pathologies mentales à l’ex­térieur et psychiatrisation de la délin­quance à l’intérieur. Un retour sur l’histoire des rapports entre psychia­trie et prison est dans cette perspec­tive très éclairant.
La naissance de la psychiatrie s’opère à l’occasion d’une distinction des lieux d’enfermement. La séparation de l’asile et de la prison s’accompagne de celle des aliénés et des criminels, des aliénistes et des pénalistes. Les psychiatres n’interviennent alors sur les questions pénitentiaires que comme experts chargés de détermi­ner l’éventuel état de démence d’un prévenu ou sa responsabilité au moment des faits.
Ce n’est qu’en 1950 que se profilent des soins psychiatriques en prison à l’occasion de l’ouverture de deux éta­blissements pénitentiaires spécialisés pour condamnés malades mentaux. Un décret de 1967 inclut les soins en prison dans la politique psychiatrique de secteur avec la création expéri­mentale de quelques centres médico­psychologiques régionaux sous la tutelle de l’administration péniten­tiaire. Ceux-ci seront affranchis de cette dépendance en 1986 par un décret qui crée les services médico­psychologiques régionaux (SMPR) rat­tachés à l’hôpital public. Enfin, la loi du 18 janvier 1994 transfère l’en­semble de la médecine en milieu pénitentiaire au service public hos­pitalier et donne les moyens supplé­mentaires à la psychiatrie (augmen­tation du nombre de SMPR, intégra­tion d’antennes toxicomanie, travail d’équipe pluridisciplinaire dans lequel s’inscrivent les psychologues...).
L’exercice de la psychiatrie en milieu carcéral, depuis ses débuts, s’est trouvé confronté à des tentatives d’ instru­mentalisation par l’appareil judiciaire et pénitentiaire. Et nombre de psy­chiatres (de psychologues ?) s’interro­gent sur leur rôle d’alibi « humanitaire et normatif en se prêtant au mythe du bon traitement, redresseur des dysfonc­tionnements individuels et sociaux, et dont il faudrait, en prime, thérapeute ou expert, en garantir la réussite définitive »(O. Dormoy, 1995).
Les évolutions du traitement pénal réactivent régulièrement des débats sur les visées du traitement péniten­tiaire. Débats qui témoignent d’une confusion croissante entre la peine et le soin.
La législation, en pénalisant la toxi­comanie, fait de celle-ci un délit et les prisons voient le nombre de toxico­manes s’accroître massivement Mais qu’est-ce qu’un toxicomane ? Suivant les critères privilégiés, la toxicoma­nie va s’ordonner dans des catégories médicales, pénales, sociales. La résis­tance des toxicomanes à la confor­mité au rôle attendu de patient en milieu libre peut favoriser le recours à la contrainte : captif, il sera soumis à une obligation de traitement. Sa présence en prison réveille des inter­rogations sur les finalités de l’insti­tution, y compris chez les personnels de surveillance.
Les débats autour des dispositions législatives relatives au traitement des délinquants sexuels offrent un autre exemple de l’ambiguïté des rapports entre le pénal et le médical.
Le spectre de la récidive favorise la tentation du soin sans consentement. La prise en charge psychiatrique des délinquants sexuels en milieu péni­tentiaire participe à la construction sociale d’une pathologie ordonnée à une catégorie pénale. Dans le prolon­gement de ce processus, on semble attendre que l’autorité médicale as­sume la responsabilité du pronostic pénal. Dans quelle confusion de rôle se trouvent alors inscrits les soignants en charge de la mise en oeuvre de soins obligés ? Quelle relation « thé­rapeutique » peut se construire sur cette base alors que la peine et la cul­pabilité « appartiennent à deux ordres de réalité différents : la réalité sociale et judiciaire pour l’une, la réalité psychique pour l’autre. De même que la clinique ne doit pas lire le crime comme un simple symptôme, de même elle doit reconnaître que la peine est souvent la condition d’un travail sur la culpabilité. La peine est ainsi son ultime limite, la limite infran­chissable en prison. » (P. Plichard, A. Golse, 1997.)
La résurgence accrue de l’association délinquance-maladie peut être éclai­rée par l’analyse du savoir criminolo­gique comme partenaire du pouvoir. En développant le concept d’illéga­lisme, M. Foucault (1975) souligne la nécessaire rupture avec deux ordres de préjugés :
◊ la fausse neutralité des catégories juridiques qui présentent l’ordre et le désordre, autrement dit les infractions pénales comme les faits objec­tifs, historiquement stables et uni­versels;

◊ la fausse neutralité des catégories criminologiques qui rabattent sur les déterminants internes la cause des actes de transgression sociale. Le placage de concepts médicaux tend à pathologiser la déviance. Il occulte les fondements politiques et sociaux des pratiques transgressives. Le dévelop­pement de la psychopathologisation des populations marginalisées ras­sure les « inclus » ; en soulignant la différence par le recours à un ordon­nancement autour des catégories du normal et du pathologique, le coeur de la cité se protège de la périphérie et renforce les barrières ségrégatives. Le corps social fait ainsi l’économie d’une interrogation sur lui-même.



Les représentations du détenu : coupable ou malade

Les représentations du détenu varient bien sûr en fonction de la position professionnelle occupée et de l’expé­rience de réalité que constitue la ren­contre avec les personnes incarcérées (D. Lhuilier, N. Aymard, 1997).


Les représentations initiales sont construites sur un même fond com­mun : les surveillants comme les soi­guants ont des détenus, avant leur découverte du monde carcéral, une image de dangerosité. La peur et l’ap­préhension sont massivement évo­quées comme la surprise devant la rencontre avec cet « étranger » qui a pourtant figure humaine. Le choc car­céral que constitue la première immersion en détention pourrait bien renvoyer, au-delà de la découverte d’un monde inconnu, à la sidération éprouvée devant un autre soi-même, et, en même temps, d’une étrangeté qui fait de l’autre radicalement un Autre.
« Mauvais objet », le détenu est aussi l’image d’une part de soi projetée : il donne à voir le passage à l’acte des pulsions destructrices et/ou la trans­gression de la loi, il est à la fois fon­damentalement semblable et impé­rativement différent.
Au-delà de ce fond commun, les représentations vont se différencier suivant les fonctions occupées. Mais la construction des représentations semble obéir aux mêmes impératifs : la méconnaissance de ce qui doit être maintenu occulté pour assurer la posi­tion professionnelle, la légitimation des visées et des pratiques professionnelles.
La représentation du « client » contri­bue à la construction du sens du tra­vail, à l’image de soi en situation pro­fessionnelle. Elle est toujours tra­versée par une même problématique, celle de l’identité et de l’altérité. Si les buts déclarés de la prison sont « la neutralisation, la sanction, la préven­tion, la guérison» (D. Cressey, 1965), le détenu doit être dangereux, cou­pable, éducable, malade. Les deux premiers traits sont sans doute les plus anciens. Mais chaque résurgence de l’idéologie sécuritaire les réactive ; même si la peine puise aussi de plus en plus sa légitimité dans la référence aux soins.
L’évolution du « profil » de la popu­lation carcérale n’est pas indifférente à ce glissement. On assiste aujour­d’hui à un « retour du fou en prison »(M. Bessin, 2000) par l’effet conju­gué de la désinstitutionnalisation du secteur psychiatrique et de la tendance à la responsabilisation pénale des délinquants malades mentaux.
La fermeture de lits hospitaliers et l’ouverture des portes de l’hôpital psy­chiatrique conduisent, au nom du rejet de l’enfermement, à nombre de dérives dont la « transinstitutionna­lisation » (R. Samacher, 2001) : la démission de l’institution psychia­trique face à des malades qui trou­blent les services, qui sont rétifs à la prise en charge, favorise leur dépla­cement vers la prison, via, le plus sou­vent, un temps d’errance dans la rue. De plus, la nouvelle rédaction du code pénal distinguant abolition et altéra­tion du discernement ou du contrôle des actes conduit les expertises à considérer de plus en plus souvent que les personnes présentant des troubles psychiatriques importants sont passibles d’une sanction pénale. On assiste donc à un transfert de charges du sanitaire vers le judiciaire et le pénitentiaire, à la réduction des lits en centres hospitaliers spéciali­sés et à l’ouverture de lits en SMPR. La prison et l’hôpital psychiatrique ont historiquement une origine com­mune. Aujourd’hui, la séparation de la peine et du soin opérée au siècle des Lumières paraît de plus en plus problématique. Nos prisons com­mencent à ressembler diablement à l’hôpital général de l’âge classique. On doit aussi évoquer, pour éclairer cette évolution, l’impact de l’allonge­ment sensible de la durée des peines. Elle contribue à la dégradation somato-psychique des personnes incarcérées.

La prison n’est pas un lieu de soins

La prison, faut-il le rappeler, a pour fonction la garde et la neutralisation des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire. Et, derrière les murs, interviennent des soignants qui ont pour mission de favoriser (maintenir ou améliorer ?) l’état de santé de ces mêmes personnes.


Ces deux missions répondent à des objectifs distincts sans pour autant que l’on puisse faire l’économie d’une interrogation sur leur autonomie res­pective. La santé, nous l’avons souligné, est une préoccupation croissante alors même que les conditions de détention vont en se dégradant du fait du retour à l’inflation carcérale. Le soin psychologique et ses déve­loppements s’inscrivent dans ce mou­vement interprété par M. Foucault (1975) comme une conséquence du malaise de la société par rapport à l’institution carcérale, « détestable solu­tion dont on ne saurait faire l’écono­mie ».
La critique est virulente : « Il y a dans la justice moderne et chez ceux qui la distribuent une honte à punir, qui n’exclut ­pas toujours le zèle ; elle croît sans cesse sur cette blessure, le psychologue pullule et le petit fonctionnaire de l’or­thopédie morale. »
Le refus d’assumer ce rôle de « supplément d’âme » ou de caution décul­pabilisante peut conduire à stigma­tiser la pratique clinique en prison. Il peur aussi trouver des formes d’ex­pression déplacées : le psychologue employé par l’administration péni­tentiaire sera suspecté par celui qui relève des structures de soins et d’ac­compagnement intra muros.
On peut poursuivre l’inventaire des scénarios qui constituent autant de formes de projection et clivage visant à se défaire de la « contamination » du mal, de la dilution d’une iden­tité professionnelle potentiellement menacée par le lieu d’exercice. Les positions défensives peuvent se radi­caliser dans le déni : le soignant (psy­chologue ou autre professionnel) s’inscrit alors dans un superbe isole­ment et intervient en prison comme il le ferait dans le cadre privé de la cure. La méconnaissance du contexte organisationnel et de ses empreintes sur chacun, détenus et profession­nels, se traduit par une absence de réflexion sur les enjeux institution­nels et sociaux dans lesquels toute pratique en milieu carcéral est tou­jours prise.
La question de la position profes­sionnelle et du cadre à construire et à entretenir est essentielle. Elle sup­pose, pour être élaborée, des espaces d’échange, de confrontations et de réflexions qui manquent le plus sou­vent.
Comment renégocier constamment les conditions d’une pratique clinique dans une institution qui n’a pas pour vocation le soin ? Comment prévenir les dérives éthiques de la pratique entre insensibilisation normalisatrice et aveuglement face aux symptômes de la carcéralité ? Comment ne pas s’enfermer dans une lecture et un traitement des pathologies rencontrées et veiller à une nécessaire prise en compte de la psychopathologie de l’institution ? On s’arrêtera ici sur la place du désir dans l’expérience carcérale, sur le rapport à la réalité dans un tel contexte, sur le statut de la parole, de l’énonciation subjective dans l’espace de la déten­tion, sur l’impérative différenciation entre contention et cadre contenant, sur le double étayage de la vie psy­chique sur le somatique et le social et ses spécificités carcérales... Les champs d’investigations et de réflexions ne manquent pas. La cons­truction de la pratique clinique en prison ne va pas de soi et sa com­plexité nécessite un espace-temps d’élaboration où se réinscrira aussi la dimension politique de cette pratique.
Le psychologue clinicien peut favo­riser un travail de remaniement psy­chique, la réappropriation d’une parole dissoute dans le passage à l’acte, un dégagement de l’emprise pulsionnelle et institutionnelle, il a aussi, sans doute, un rôle à jouer dans l’accompagnement de la personne dans sa quête d’une place où inscrire son désir d’être au monde. « La pra­tique clinique découvre un espace d’ac­tion et de réflexion qui pourrait bien être habité en dernier ressort par la ques­tion très politique de la citoyenneté. C’est cette question qui empêcherait in fine la praxis du clinicien de se concevoir comme une technicité qu’on aurait convoquée par souci d’améliorer les choses» (P. Plichart,A. Golse, 1997), tant pour les personnes incarcérées que pour le personnel de sur­veillance.
Cette question ne peut être que restituée dans l’espace et le débat publics.

Dominique Lhuilier


Maître de conférences, université Paris VII,

Laboratoire de changement social







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