Quatrieme partie



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Chapitre 20

La Cfao et l’Afrique (1974-1987)

Alors que Morelon et Mullier redessinent leur société en modernisant les établissements africains, en esquissant le développement de grosses filiales françaises et en traçant des filières de croissance cohérentes avec la tradition et le savoir-faire de la Compagnie, celle-ci est agressée par la crise économique des années 1974-1994, qui s’accentue gravement pour elle en une ’’crise africaine’’. Comment la Cfao parvient-elle à combattre la dépression ? Son énergie est-elle accaparée par cet effort de résistance ou dégage-t-elle les forces vives qui lui permettent d’imaginer son avenir, au-delà de son centenaire ? Morelon avait affronté les crises de la guerre, des reconversions et de la décolonisation. Son successeur est confronté à des tourments plus banals, puisqu’il s’agit de soubresauts conjoncturels auxquels la Compagnie a déjà réussi à résister, tant dans les années 1890 que dans les années 1930. Mais cette confiance « historique » n’empêche pas Mullier et P. Paoli, son adjoint puis successeur, de vivre des années délicates, et surtout douloureuses, car elles exigent de tailler dans le tissu commercial, productif et même humain de la Cfao. Ont-ils été des patrons suffisamment ’’durs’’ pour éviter la débâcle ? mais aussi assez imaginatifs pour cheminer vers la ’’sortie de crise’’ ?


1. Une Cfao africaine prospère (1974-1978/1982)
La crise subie par l’économie des pays industriels semble irréelle pour la Compagnie, car ses filiales africaines prospèrent, entraînées par le boum économique.
A. Une conjoncture favorable mais contrastée (1974-1978/1982) ?
La Compagnie se réjouit « d’une activité économique soutenue dans la plupart des pays »1, car la récession mondiale de 1974 est comblée en 1975-1976. Quand le prix du pétrole mène une vive cavalcade entre 1973 et 1984, plusieurs des marchés de la Compagnie s’épanouissent dans l’euphorie. Certains pays – Nigeria, Cameroun, Congo, Gabon – accumulent des ’’matelas’’ de devises qui permettent de fournir une puissante impulsion aux investissements publics de développement. Les retombées sont considérables pour l’ensemble de la demande locale publique ou privée, des entreprises, des administrations, des ménages, au fur et à mesure de la diffusion du pouvoir d’achat. Cfao-Gabon augmente son chiffre d’affaires de 45 % en 1975 et de 36 % en 1976, Cfao-Nigeria de 35 % en 1974-1975, de 60 % en 1975-1976, de 55 % en 1976 – ce qui lui permet alors de doubler son capital par simple incorporation de réserves –, de 24 % en 1977, de 13 % en 1978 quand une certaine désinflation brise le rythme antérieur. D’autres pays bénéficient de la montée des prix des matières premières : le Niger avec l’uranium, le Togo et le Dahomey avec les phosphates, etc. Les cours des denrées agroalimentaires connaissent eux aussi la santé, ce qui favorise des pays comme le Nigeria, la Côte-d’Ivoire ou le Sénégal.
Un flot de devises inonde la Côte, qu’elles proviennent de l’aide unilatérale ou multilatérale des États ou de l’Europe, ou des prêts des pools bancaires internationaux. La coopération internationale semble pouvoir combler les déficiences économiques africaines : les Conférences franco-africaines, comme celle de Paris en 1976 qui crée un Fonds de solidarité ; la mise en vigueur en 1976 du Stabex qui devrait stabiliser les cours des matières premières grâce à des subventions de la Communauté économique européenne dans le cadre de la Convention de Lomé de 1975, renouvelée en 1979 (Lomé II) et en 1984 (Lomé III, pour 1986-1990). La Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) est mise en route en 1976 pour déboucher à terme sur un Marché commun à quinze pays.
Un palier de croissance semble atteint en 1978 quand les ventes de la société ne progressent que de 1,2 %, et même chutent de 8 % pour les biens d’équipement. C’est que « la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest dans lesquels nous exerçons nos activités connaissent des problèmes en matière d’équilibre budgétaire, de balance commerciale et de lutte contre l’inflation »2. Le Nigeria impose l’austérité en 1978 et le contrôle des importations en janvier 1979 ; le chiffre d’affaires de la société y décline en 1979 de 7 % et ses profits de 45 %. Cette morosité est balayée quand les prix du pétrole jaillissent de nouveau en 1979, en particulier dans ce Nigeria3 qui en produit presque 120 millions de tonnes en 1979, ou au Cameroun et au Gabon.
L’Afrique noire reste globalement un marché dynamique pour la Cfao, car ce regain de prospérité permet de compenser les difficultés éprouvées dans certains pays ou régions, comme la sécheresse du Sahel (au Sénégal, ainsi, en 1977-1978), la crise de l’étatisme, au Ghana par exemple, la guerre, au Tchad où la Compagnie doit abandonner ses installations en mars 1980 à cause de la guerre civile, des tensions politiques internes, en Centrafrique – à cause des émeutes de septembre 1979, les magasins de nombreux clients de la Compagnie sont pillés et elle déplore donc la défaillance de ses débiteurs –, au Congo, et au Liberia, où lors du coup d’État d’avril 1980, « nous avons eu beaucoup à souffrir de scènes de pillage. Nos installations Automobiles ont été complètement dévastées ».
B. La poursuite de l’élan d’industrialisation
Les projets lancés au début des années 1970 aboutissent et montent en puissance dans la seconde moitié des années 1970. L’essor des filières élaborant des biens de consommation devient un processus continu au fur et à mesure que la Cfao poursuit son effort d’intégration relative vers l’amont ; elle agit généralement en association avec des groupes industriels qui assurent les transferts de technologie tandis qu’elle-même apporte sa bonne connaissance des débouchés et de l’évolution des marchés, du mode de consommation et des goûts des consommateurs.
En Côte-d’Ivoire, l’usine de Cotivo entre en production4 en 1976, Impreco en 1975. Cotivo et Icodi exportent d’ailleurs une part de leur production dans les pays voisins. Le dessein d’expansion est accentué. Cotivo bénéficie d’un agrandissement et d’une modernisation profonde en 1976-1979. Une autre usine Impreco5 ouvre, au Congo cette fois, en 1975 pour imprimer, elle aussi, des pagnes. La Compagnie se met à produire des filets de pêche au Nigeria avec Ninetco, en 1976. Elle a pris en 1974 la direction de l’usine Ntm6 (Northern Textile Manufacturers), qui, à Kano, rassemble 1 600 salariés (en 1977) pour carder des déchets de coton fournis par les usines textiles nigérianes, les filer et en tisser des couvertures destinées à ces régions qui connaissent le froid nocturne et où, lors des mariages, les invités offrent chacun une couverture, dont l’empilement sert de lit au couple. Elle en modernise les métiers. En 1978, la Compagnie reprend un complexe textile (filature, tissage, impression) établi au Niger en 1969 et elle crée alors Sonitextil, toujours en liaison avec Schaeffer ; l’usine, avec 800 salariés, imprime des pagnes élaborés à partir de coton nigérien.
Au Nigeria, Gil est devenue le premier fabricant de tôles en 1982, avec 400 salariés et une capacité de 70 000 tonnes annuelles. La branche Peintures se développe encore, avec une usine gabonaise7, ouverte en 1976. Le groupe s’attache aussi Spn Packaging8 qu’il rachète en association avec une spécialiste allemande. Alors que Spn produisait des livres de classe, elle est reconvertie en 1974 dans l’impression d’emballages pour objets de consommation. Dans une autre activité, la Compagnie crée Intertan en 1976 qui, avec ses 200 salariés, travaille, à Kano, des cuirs et peaux ; elle les exporte en Europe par la Sep, ou elle les vend sur place aux usines de chaussures Passat (du groupe Cfao) et Bata.
C’est en 1974 que la ’’filière Bic’’ s’étend au Nigeria, quand la Compagnie établit Nipen, qui fabrique des stylos bille. L’usine9 est doublée en 1978, et se met à fabriquer aussi des casiers à bouteilles en 1981. Une usine Bic est rachetée à une firme allemande au Ghana en 1975. La Seriom, l’agence de marques du groupe, obtient la concession Bic en Côte-d’Ivoire en 1976, en Afrique de l’Ouest francophone en 1977, ainsi qu’en Égypte et dans la péninsule arabique. C’est pourquoi une ligne de fabrication de stylos Bic ouvre à Abidjan en 1976 au sein de la Mipa10, dont le groupe a pris le contrôle en 1974 et qui élabore des objets en plastique, puis, en 1978, au Caire dans un établissement de 90 salariés. En 1979, une usine (Icrafon11) est édifiée au Cameroun qui se consacre elle aussi aux stylos Bic (et aux casiers à bouteilles). Une ’’filière Plastiques-stylos bille’’ se déroule ainsi au sein de la Compagnie.
Le développement de Passat12 profite de la prospérité, et, avec ses 600 salariés, elle est le second fabricant de chaussures nigérian en 1982. En collaboration avec une firme pharmaceutique danoise (Dumex), la Compagnie lance en 1980 au Nigeria la fabrication d’une boisson sans alcool Maltex, un ’’équivalent-bière’ qui rencontre un franc succès13. Toujours avec l’assistance technique de Bsn, elle construit une seconde brasserie au Congo, à Brazzaville, en 1977-1978 (ouverte en 1980), en sus de celle de Pointe Noire : la filiale rassemble 700 salariés en 1983 ; elle contrôle dans le pays les deux tiers du marché de la bière et la moitié de celui des boissons gazeuses. La Cfao affirme sa puissance dans la filière Vin ; en 1983, elle rachète à ses associés leurs parts dans plusieurs sociétés vinaires de la Côte. Dans le cadre de la filière Cycles, des usines de cycles sont édifiées, au Sénégal, avec Isency en 1975 (mise en route en 1977), et au Nigeria, avec Twin, en 1975 (mise en route14 en 1977-1980), tandis que la Mac s’installe en 1976 dans une usine neuve et poursuit sa stratégie d’intégration progressive des fabrications (avec une chaîne de nickelage-chromage en 1978) : une dizaine d’usines de deux roues tournent ainsi en Afrique pour le compte du groupe Cfao.
C. La Cfao saisit les opportunités commerciales du boum
La Compagnie engrange les revenus de sa mobilité commerciale. Elle capte les marchés créés par cette croissance euphorique grâce à une ’’écoute’’ attentive de la demande. Sa capacité d’offre de produits, de gammes et de prestations de services sait évoluer avec souplesse.
a. La mobilité de l’activité Automobile
Elle facilite d’abord la mobilité géographique. Le cas de figure le plus probant est celui de l’automobile. La prospérité du marché camerounais est accompagnée par la Compagnie, qui y établit la Cami en 1975 et y conquiert, dès le premier exercice, plus d’un quart du marché, part qu’elle améliore ensuite (28 % en 1982). Plus modestes sont les sociétés montées au Mali et à La Réunion (Soreda) en 1977. La mobilité est donc aussi sectorielle. L’entreprise a su saisir le vent de la mode japonaise en Afrique Noire. Dès 1970, au Togo, elle prend la concession Toyota – et s’y octroie la première place (en 1983) –, marque japonaise qu’elle représente aussi au Bénin. Elle sait reprendre vite des ’’cartes’’ abandonnées par des concurrents, comme au Congo où, en 1981, elle se substitue à l’un d’eux pour être l’agent des Japonais Mazda, Daihatsu, Subaru et des camions Nissan.
Un instrument de compétitivité est procuré par la décentralisation du groupe en filiales dotées du don d’ubiquité. Si, au Burkina Faso (l’ex-Haute-Volta), la filiale Cfao tient 50 % du marché grâce à la marque Peugeot, elle dispose d’une autre société, la Codiam, qui distribue Citroën et surtout Toyota, ainsi que les camions Isuzu. Avec la Cica, le groupe entretient depuis longtemps une concurrence interne ; elle est en effet présente au Burkina, au Togo et au Bénin ; en Côte-d’Ivoire, elle dispose de Cica-Côte-d’Ivoire, qui distribue Isuzu15, et de la Sari, filiale directe de Cica-France, qui, avec 450 salariés dans 27 points de vente en 1976, vend Peugeot et Unic. Elle décide de s’étendre dans d’autres pays pour tenter de mieux couvrir le marché : elle s’implante au Nigeria en 1980, au Congo en 1981, au Gabon (pour distribuer Honda) en 1983. C’est grâce à cette mobilité incessante (et au talent des vendeurs) que la Compagnie parvient à s’insérer dans la croissance du marché automobile africain. De 13 000 véhicules en 1975, ses ventes y grimpent à 21 000 en 1977 ; un repli est suivi d’un second bond à 28 000 en 1982.
b. L’engagement croissant dans le négoce technique
Il peut sembler peu reluisant de vendre des matériaux de construction et Structor16 peut apparaître comme une activité frustre. Mais, à l’époque du boum des chantiers sur la Côte, elle représente une branche lucrative. Aussi, au Nigeria, Structor dispose-t-elle en 1982 de quinze succursales avec 400 salariés. D’ailleurs, la spécialisation de Structor s’affirme dans ce pays, avec Structor Technique, apparue en 1970 et devenue Structec en 1980. Cette sous-activité s’installe dans le créneau des fournitures aux gros chantiers17.
La Compagnie ne rate pas les commandes de véhicules utilitaires et d’engins lancées par les Administrations ou les entrepreneurs. Son réseau de distribution automobile présente des gammes de camions. La Cica se taille un bastion en Côte-d’Ivoire avec la marque japonaise Isuzu : elle détient 0,7 % du marché en 1970, 24 % en 1975 et 28,5 % en 1976. Comme le marché automobile se dilate dans les années 1970, la Cfao accentue son activité industrielle en amont de la distribution. En 1976, elle ouvre une chaîne de montage de camions Ford à Dakar, avec la Coseca, et la Cica entre dans les Ateliers & Forges de l’Ebrié : cette société d’Abidjan, avec 300 salariés en 1977, monte des automobiles (les baby brousse, à partir des 3cv Citroën) et des camions, et elle habille des châssis de camions avec des bennes ou des carrosseries de cars.
Au Nigeria, la Cfao, par sa filiale Cfao-Motors a perdu les camions allemands Henschel (quand la marque est absorbée par Mercedes), mais elle obtient les camions japonais Nissan qu’elle monte, à partir de 1974, dans son atelier de Lagos ou qu’elle importe directement (en roll on roll off) quand le port et l’usine sont saturés. Elle y distribue aussi les utilitaires légers Morris et les camions Leyland fabriqués sur place par le constructeur britannique lui-même. Avec 750 salariés, Cfao-Motors parvient à vendre onze mille véhicules en 1981. Une autre filiale nigériane, Nmi, regroupe, en 1982, quelques 480 salariés dans la vente de matériels destinés à l’industrie, aux chantiers, à l’agriculture, avec, depuis 1976, une division individualisée, Technical Equipment18, forte de quatre succursales.
Quand les capitales s’affublent d’immeubles modernes, la Cfao mobilise ses équipes de techniciens. Liftel place les ascenseurs Otis en Afrique occidentale. Elle installe aussi des centraux téléphoniques privés. Au Nigeria, Nmi dispose, en sus de son activité de vente de matériels de chantier, une division Ascenseurs qui s’affirme au premier rang du marché. Electrohall diffuse du matériel de bureau et des systèmes de climatisation. De grosses installations de climatisation sont mises en place avec un partenaire français, Laurent Bouillet. Des filiales communes sont établies au Cameroun – où le palais présidentiel est équipé – ou en Côte-d’Ivoire en 1979-1980. À partir de 1976, Electrohall définit aussi une stratégie de ’’bureautique’’, avec des copieurs et caisses enregistreuses puis, surtout, en 1981, la distribution des photocopieurs Sharp. La Cica imite sa société-mère et individualise une activité Hitec, qui, en Côte-d’Ivoire, exerce les mêmes métiers qu’Electrohall.
Propulsée par la conjoncture ascendante, la Compagnie s’est dotée de réseaux, de filiales et d’effectifs amples. La Compagnie rénove souvent ses installations, soit parce que celles qui étaient en place depuis les années 1950-1960 avaient vieilli ou devenaient trop petites, soit parce qu’elle dilate son appareil de vente aux dimensions d’un marché euphorique. Au Gabon, elle ouvre un garage et un Structor neufs, puis en 1980, elle inaugure un Siège pimpant à Libreville. Au Cameroun, elle s’installe dans un immeuble neuf en 1981. Une magnifique agence est ouverte à Lomé au Togo, et à Brazzaville, au Congo, en 1984. Les installations de Gambie rutilent de nouveauté. La Sari construit à Abidjan un bel immeuble de commerce automobile pour proclamer la volonté de Peugeot de séduire la Côte-d’Ivoire. À la fin de 1982, au Cameroun, l’un des pays phares de la société, près de 1 900 salariés19 directs sont employés, qui sécrètent un chiffre d’affaires d’un milliard de francs français en 1981-1982. Cfao-Nigeria20 est devenue une énorme entreprise car elle rassemble plus de 5 700 salariés21 en décembre 1981, soit 37 % des effectifs totaux de la Compagnie en Afrique ; mais, avec toutes les filiales semi-industrielles ou autres, les effectifs nigérians atteignent quelque 9 000 salariés en 1985. La seule Cfao-Nigeria réalise un chiffre d’affaires de 4,5 milliards de francs en 1982 et un profit net (déclaré) de 87 millions. Le groupe, au Niger, rassemble presque 520 salariés en 1981 (dont 246 chez Transcap) ; au Congo, en 1984, il anime 1 500 salariés, pour un chiffre d’affaires de 600 millions de francs français ; au Gabon, en 1984, il dirige 537 salariés, pour un chiffre d’affaires de 560 millions. Cet appareil ramifié et diversifié est adapté au boum de croissance dont bénéficie la Compagnie pendant ces années d’expansion.
2. La Cfao ébranlée par les difficultés conjoncturelles (1978/1982-1987)
Soudain, cet appareil commercial s’avère surdimensionné quand la crise s’immisce sur la Côte et lamine les marchés : l’expansion de la Compagnie est brisée et la rentabilité de ses opérations africaines est remise en question.
A. De l’euphorie au marasme
La Crise ronge la Compagnie en deux poussées successives. Le repli général de 1978 est suivi d’une embellie en 1979, puis, dans les années 1979-1982, ses filiales se divisent en deux groupes : celles qui repartent de l’avant dans les pays producteurs de pétrole et riches encore en devises de diverses origines ; celles qui entament leur repli, dans les pays frappés par une dépression qu’aggravent la hausse des cours pétroliers, l’érosion des cours des matières premières minières et agroalimentaires (café, cacao, à partir de 1979) et, peu à peu, l’amenuisement des crédits bancaires occidentaux et les effets pervers du surendettement.
Cfao-Sénégal subit des pertes sévères en 1978-1979 : « Au Sénégal, qui traverse de graves difficultés économiques et financières après plusieurs années successives de sécheresse, l’allègement de notre dispositif se poursuit au prix de lourds sacrifices. Il est évident que la détérioration des termes de l’échange s’est accentuée dans de nombreux pays et que la charge de la dette extérieure en arrive à absorber une part excessive des ressources des exportations. »22 Cfao-Gabon éprouve elle aussi des pertes en 1978 et s’impose de « strictes mesures d’allègement des structures ». Le chiffre d’affaires et les résultats financiers de la Compagnie oscillent dans chaque pays au gré de la conjoncture interne. En 1980, le Gabon et le Nigeria se redressent, mais le Sénégal et la Sierra Leone sont en perte. En 1981, la Gambie, le Ghana, le Tchad souffrent, comme la Côte-d’Ivoire où le marché devient déprimé, la concurrence exacerbée, les stocks excessifs. L’instauration de l’austérité accentue le marasme ivoirien et le déficit de la filiale en 1982. La Compagnie commence donc à ressentir les incertitudes de la conjoncture africaine.
La Crise se généralise quand, à partir du printemps 1982, le repli des cours du pétrole ronge les pays pétroliers. Le Nigeria institue l’austérité en mars 1982, ce qui aggrave le repli dans les pays limitrophes dont les économies sont étroitement imbriquées dans la sienne23. Le pays est en sus éprouvé par les tensions politiques qui entourent le coup d’État de décembre 1983. Son revenu par habitant aurait chuté de plus d’un tiers de 1980 à 1985, car les recettes du pétrole auraient reculé de vingt-cinq à six milliards de dollars. L’année 1983 est celle du « ralentissement économique général » en Afrique, et l’activité de la Compagnie y décline de 5,3 %. La Côte-d’Ivoire, le Bénin (l’ancien Dahomey), le Niger sont dans le rouge, le Ghana, le Sierra Leone, le Cameroun et le Congo sont en forte baisse, mais la Gambie et la Centrafrique gagnent de l’argent, le Liberia se redresse. En 1984, le commerce africain de la Compagnie décline encore de 6 %. En 1985, le déficit frappe alors le Niger, le Congo, le Tchad, le Zaïre ; l’équilibre est tout juste atteint en Gambie, au Ghana, au Liberia, au Sierra Leone, au Sénégal, malgré des difficultés. Les autres pays sont en stabilisation (Nigeria) ou en progrès.
B. La vie difficile du négoce
Au-delà de la perte de débouchés causée par la dépression, le plus grave pour le négoce semble l’étiolement de son autonomie de fonctionnement. L’étatisme subsiste, qui est parfois fondé sur des idéologies : dans certains pays, l’État affirme son emprise, comme au Bénin où, par exemple, il élargit sa part dans la société textile Icoda (devenue Sobetex) de 13 à 49 % en 1975 ; le dynamisme de la filière Cuirs de la Compagnie est ainsi enrayé quand l’Etat s’occupe de la collecte, comme au Mali, au Sénégal, au Cameroun, au Niger : les deux Sap sont fermées et un vieux métier du groupe s’effrite au Sahel. Dans plusieurs pays, les sociétés étrangères se voient obligées de réinvestir sur place une partie de leurs bénéfices ou de leurs gains : c’est partiellement pour cette raison que la Compagnie construit son nouveau Siège de Lomé ou qu’elle accentue ses participations industrielles au Nigeria. Enfin, ici ou là, les groupes de pression étatistes rechignent souvent à accepter le désengagement partiel de l’État des activités productives et commerciales, ce qui déclenche des va-et-vient qui perturbent l’environnement économique et la ’’confiance’’ des hommes d’affaires.
Celle-ci est étrillée aussi par un interventionnisme tatillon qui tente d’enrayer le glissement vers les crises financière et monétaire. L’ennemi du négoce devient alors le changement récurrent des réglementations douanières. En effet, à partir de 1983-1984, les autorités bloquent souvent les importations. La frontière entre le Congo et le Zaïre est fermée par le Zaïre, ce qui entrave les ventes de l’usine d’impression de tissus Impreco, qui exportait beaucoup à partir du Congo vers le pays voisin. Les importations ne sont souvent possibles que par le biais de ’’licences’’ de marchandises ou d’allocations de devises difficilement ou chèrement octroyées, en particulier en Sierra Leone, au Nigeria (avec le plan de rigueur de janvier 1984), au Ghana, où l’usine de Pens & Plastics Ghana doit s’arrêter (provisoirement) en 1979 car elle ne dispose pas des devises nécessaires à l’importation de matières premières.
Lorsque l’étatisme est démantelé au profit d’une certaine liberté des échanges, ou, au contraire (ou peu après) lorsque les commerçants sentent que des barrières vont être érigées à l’importation, de multiples négociants d’import-export procèdent à des importations massives qui inondent le marché et font s’écraser les prix et les marges. La Côte-d’Ivoire abaisse ses droits de douane d’un taux de 65 % (établi en 1973) à celui de 40 % en 1985. Au Nigeria, les licences d’importation sont distribuées largement en 1979-1981, ce qui engorge le marché. Ninetco voit ses débouchés happés dès 1980 par des importations massives en contrebande de filets de pêche sud-coréens ; Ntt (textiles synthétiques) souffre (en 1977) de d’importations excessives qui engorgent le marché et lui suscite des pertes, comme c’est aussi le cas pour Gil (tôles)24 au début des années 1980. À Kano, Ntm prospère encore en 1977 quand, en 1978, de petits marchands importent en six mois l’équivalent de la consommation du pays pendant six ans, ce qui sape ses débouchés tant que le marché n’est pas assaini et lui procure un déficit jusqu’en 1985.
Quand la ruée des importations est enrayée par l’instauration du protectionnisme, le marché se régularise certes d’abord : pour Gil, « l’arrêt des importations de tôles fines a permis d’assainir progressivement le marché des tôles galvanisées » en 1983, le relèvement des prix expliquant que les pertes antérieures puissent être alors épongées. Mais, en compensation, des flux de contrebande se développent, qui sapent le commerce ’’institutionnel’’ ; il ne peut recourir aux importations frauduleuses sous peine de se voir sanctionner par l’État, et se voit concurrencé, pour les biens de consommation, par le marché noir. Nipen, au Nigeria, subit l’assaut d’importations clandestines des stylos à bille. Cependant, pour les tissus, le groupe, à l’échelle de la Côte, contrebalance en partie les restrictions à l’importation officielle au Nigeria, parce que les Qualitex des pays proches (Togo, Bénin) ont comme clients des revendeurs dont les achats, après plusieurs intermédiaires, finissent par être introduits en fraude au Nigeria.
Le commerce pâtit parfois du blocage des prix (comme au Congo en 1985-1986) et surtout des fluctuations monétaires, soit que l’État détermine des taux de change sans cesse remaniés en baisse, ou artificiels, soit que le marché noir domine les échanges. Le bastion qu’est le Nigeria pour la Cfao est en perpétuelle effervescence, et la devise de ses habitants devient : « No condition is permanent. » L’austérité des années 1982-1986 y a bloqué les importations. Le marché est devenu un ’’marché de vendeurs’’ où la rareté a déclenché une inflation forte, produisant des marges commerciales épaisses. Mais, dans le même temps, le volume du commerce souffre du manque d’importations, les usines tournent bien en dessous de leur capacité. À l’austérité budgétaire s’ajoute la dépréciation récurrente de la monnaie (le naira), la création en 1986 d’un double système des changes par la vente aux enchères hebdomadaire des devises par la Banque Centrale : les importations redeviennent possibles, ce qui libère les entraves du commerce. Pourtant, celui-ci doit le payer cher, en achetant les devises ou en voyant ses marges se réduire, et il doit réapprendre son « métier » après des années de ’’vie facile’’. L’environnement du négoce devient donc fluide, ce qui exige une vigilance sans faille ; les prévisions ne peuvent guère dépasser quelques semaines dans certains pays ; l’incertitude règne et il lui faut déployer une grande élasticité et une forte réactivité pour traverser ces aléas.
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