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Une histoire critique de la sociologie allemande 1. Introduction : de la science à la religion



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Une histoire critique de la sociologie allemande



1. Introduction : de la science à la religion

Horkheimer lui-même a distingué rétrospectivement deux phases dans son évolution intellectuelle (cf. TC, 357 sq.) : la « théorie critique d'hier », celle des années trente, marxiste et révolutionnaire, et la « théorie critique d'aujourd'hui », celle de l'après-guerre qui, en même temps qu'elle effectue une critique du monde administré, abandonne explicitement le projet révolu­tionnaire et tend à opérer un repli sur des positions strictement défensives, voire même réactionnaires.

Or, après analyse, il m'est apparu que cette périodisation en deux phases n'est pas assez discriminante. Si elle tient bien compte du tournant pessimiste dans sa pensée, elle néglige le fait que la « théorie critique d'hier » et la « théo­rie critique d'aujourd'hui » sont elles-mêmes parcourues par des ruptures plus ou moins importantes. C'est pourquoi je propose de reconstruire la pensée de Horkheimer en distinguant non pas deux mais quatre périodes, à savoir : 1) le matérialisme interdisciplinaire (1930-1936) ; 2) la théorie critique (1936-1941) ; 3) la critique de la rationalité formelle-instrumentale (1941-1950) ; 4) le pessi­misme métaphysique (1950-1973).

Globalement, on peut dire que, de la période qui précède la fin de la Répu­blique de Weimar jusqu'à la fin des années trente, la pensée horkheimerienne est passée d'un marxisme postmétaphysique à un marxisme radicalisé et révo­lutionnaire et, puis, dans l'après-guerre, d'une philosophie négative de l'his­toire à une métaphysique pessimiste à coloration religieuse. La grande rupture dans sa pensée se situe vers la fin des années trente, lors du passage de la théorie critique à la critique de la rationalité instrumentale. C'est à ce moment-là que Horkheimer reprend, en compagnie d'Adorno et sous l'effet du fascisme, certaines thématiques centrales de Max Weber pour les radicaliser sous la forme d'une critique de la raison. Cette radicahsation de la critique, qui va de pair avec un passage du paradigme de l'organicité pseudo-naturelle de la société (Naturwiïchsigkeif) à celui de la réification (Verdinglichung), marque une rup­ture paradoxale avec le marxisme. Paradoxale, précisément parce qu'elle pro­vient, comme je l'ai suggéré dans les pages précédentes, d'un attachement aux prémisses du marxisme et d'un investissement dan's ses promesses onto-théo-téléologiques. C'est parce que ses espoirs révolutionnaires ne se sont pas réa­lisés que Horkheimer rompt avec le marxisme et qu'il avance directement les thèmes de la rationalisation comme « réification », de la « fin de l'individu » et de la « société administrée », du « règne de l'esprit de conservation » et de la « domination de la nature » contre le rationalisme qu'il avait assumé jusque-là.

Au lieu de penser l'évolution sociale en termes de domination croissante de la nature sous la catégorie du progrès, il la pensera sous la catégorie de la régression anthropologique. Et au fur et à mesure qu'il perd son optimisme marxiste, le pathos fataliste de Weber commence à imprégner ses écrits. Et dans la Dialectique de la raison (1944/1947), Horkheimer et Adorno n'hésite­ront pas à interpréter tout le processus de civilisation de l'humanité en termes


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de déploiement fatal d'une logique diabolique de la réification qui trouve son origine dans l'acte originel de la domination de la nature et son accom­plissement dans la « société totalement administrée » (total verwaltete Gesellschaft).

Même si la vision pessimiste d'une société totalement (ou totalitairement) rationalisée (ou réifiée), dénuée de sens et de liberté, trouve une justification historique dans la catastrophe national-socialiste dont Horkheimer a fait les frais en tant que juif, il n'en reste pas moins que, d'un point de vue systémati­que, cette vision d'une société totalement administrée apparaît bel et bien comme le résultat d'une construction (méta)théorique fausse.

Dans les pages qui suivent, j'essaierai de montrer que, dès le départ, Horkhei­mer a conçu son programme théorique de telle manière que seuls les processus qui contribuent à la reproduction de la domination et à la réification y trouvent place. Dans la perspective métacritique qui est la mienne, le modèle clos de la société totalement administrée découle directement d'un « fonctionnalisme du pire » qui trouve ses fondements dans « Va priori de la réification » - a priori qui filtre la perception de telle sorte que seuls les processus de domination et de réification puissent encore être appréhendés. Dans la mesure où Horkheimer restreint d'emblée l'espace métathéorique de la sociologie à la combinaison d'un concept d'action stratégique et d'un concept matérialiste de la structure sociale, dans la mesure où il exclut d'emblée la production et la création sociales au seul profit de la domination et de sa reproduction, on pourrait dire, en repre­nant un mot célèbre de Marcuse, que la société unidimensionnelle résulte de la pensée unidimensionnelle de Horkheimer lui-même. Alors que chez Marx, Simmel, Weber et Lukâcs, on a pu constater une cristallisation progressive de l'espace des possibles, chez Horkheimer celui-ci est clos dès le départ. Le constat de la réification est donc, pour ainsi dire, déjà incorporé dans les prémisses métathéoriques de sa théorie du social.

Dans la mesure où la « vision surintégrée de la société » (Wrong) est présente dans ses écrits dès le départ, elle constitue, avec l'empreinte schopen-hauerienne, l'élément de continuité le plus important dans la pensée de Horkhei­mer4. La marque laissée par Schopenhauer, le métaphysicien pessimiste de la volonté aveugle et de la pitié à qui Horkheimer est redevable de son premier contact avec la philosophie (TT, 12), est manifeste dans ses écrits de jeunesse d'avant 1930, et latente dans ses écrits des années trente et quarante. Elle réap­paraît de façon dramatique dans ses écrits d'après-guerre5. C'est à elle qu'on doit son refus de toute transfiguration métaphysique du mal, son refus de toute théorie de la ruse de la raison, ainsi que son regard révolté, fait de tristesse intransigeante et de pitié pénétrante vis-à-vis de toute souffrance, qu'elle soit



  1. La « vision surintégrée de la société » constitue la contrepartie marxiste de la « vision sursocialisée de l'homme » qu'on retrouve chez Parsons. Cf. Wrong, D. : « The Oversocialized Conception of Man in Modem Sociology », p. 183-193, ici p. 184. Dans The Problem of Order (p. 128), Wrong introduit la notion supplémentaire de la « conception surindividualisée de l'homme », mais il ne la relie pas de façon systéma­tique à la vision surintégrée de la société.

  2. Cf. Raulet, G. : « A quoi peut bien servir Schopenhauer ? Remarques sur le 'pessimisme'de l'École de Francfort », p. 458-484.

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animale ou humaine, passée, présente ou future. À vrai dire, c'est cette sensibi­lité aiguë à la douleur absurde, et le radicalisme éthique qui en découle, qui explique l'attrait particulier émanant de ses derniers écrits. C'est elle aussi qui fait de Horkheimer un personnage profondément tragique, voire même pathé­tique. C'est parce qu'il a voulu préserver la dignité humaine dans un monde abîmé, parce qu'il a voulu être humaniste dans un monde déshumanisé qu'il a finalement sombré dans le pathos d'un pessimisme métaphysique conjugué à une théologie négative. Et pourtant, s'il fallait retenir quelque chose de la pensée horkheimerienne, je proposerais que ce soit cette sensibilité à la souffrance.



2. Le matérialisme interdisciplinaire (1930-1936)

2. 1. L'ORGANICITÉ PSEUDO-NATURELLE DU SYSTÈME SOCIAL

Dans ses premiers écrits, Horkheimer part du constat marxiste que la société bourgeoise est en crise. Le problème central, on pourrait même dire le postulat central, à partir duquel il développe son diagnostic de la crise du capitalisme libéral, est celui de la Naturwiichsigkeit, de « l'organicité pseudo-naturelle » ou de la « seconde naturalité » de la société en général et de l'économie capita­liste en particulier6. Dans le capitalisme concurrentiel, la société forme une unité organique qui se développe, évolue et dépérit selon les lois pseudo-natu­relles du libre-échange. Faute d'un organisme central qui identifie artificielle­ment les intérêts et coordonne rationnellement les actions individuelles, les processus sociaux et économiques se déroulent de façon anarchique et aveu­gle : « Dans le système économique actuel, dit Horkheimer, la société semble aussi aveugle que la nature inanimée ; car ce n'est pas par la réflexion et la décision collectives que les hommes règlent le processus qui les fait vivre en collectivité sociale » (TT, 257). Au contraire, chacun poursuit égoïstement et stratégiquement ses propres intérêts, ce qui, métathéoriquement parlant, expli­que d'ailleurs l'organicité pseudo-naturelle de la société. En effet, nous savons déjà que la réduction du concept d'action à sa seule dimension stratégique va invariablement de pair avec une vision matérialiste et déterministe de la struc­ture sociale. - Je ne mentionne cette loi métathéorique de la réification que pour bien mettre en lumière que les écrits de Horkheimer se meuvent dès le départ dans un espace métathéorique restreint.

Dans son analyse de l'organicité pseudo-naturelle de la société, Horkhei­mer combine vraisemblablement les analyses de Schopenhauer avec celles de Marx. Comme chez Schopenhauer, c'est la « volonté aveugle du monde » qui gouverne la vie et qui s'exprime dans la souffrance de la majorité des hommes. Et comme chez Marx, la coordination de la production et de la répartition des biens se fait après coup - postfestum, disait Marx -, quand les produits sont

6. Sur le thème de l'organicité pseudo-naturelle, cf. le bel essai de Shapiro, J. : « The Slime of History », dans O'Neill, J. (sous la dir. de) : On Critical Theory, p. 145-163.

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échangés sur le marché. N'étant pas planifiés, les processus économiques se développent de façon pseudo-naturelle et s'imposent violemment aux hom­mes avec une nécessité aveugle.

La nécessité contraignante avec laquelle ont lieu la production et la repro­duction de la vie humaine, l'autonomie que les puissances économiques ont acquise face aux hommes et la dépendance de tous les groupes sociaux à l'égard de l'appareil économique se reflètent, d'après Horkheimer, dans la nécessité logique qui caractérise les déductions de l'économie politique marxiste. En effet, à l'opposé de l'antisystème adornien (cf. infra, chap. 2), Horkheimer suit Marx et préconise un système théorique rigoureusement déductif. Selon Horkheimer, la catégorie centrale de l'économie politique est celle du libre-échange. À partir d'elle, on peut déduire, dans un enchaînement sans failles, toutes les catégories (l'argent, le capital, etc.), ainsi que toutes les tendances historiques (la concentration des capitaux, le déclin des possibilités d'exploita­tion, le chômage et les crises). « Chaque thèse [de l'économie politique marxiste] résulte nécessairement de la première position, à savoir du concept de libre-échange des marchandises [...] Que les hommes ne puissent pas organiser leur propre travail selon leur volonté commune [...] qu'au lieu d'utiliser pour leur propre bonheur les capacités sociales extraordinairement accrues, ils sombrent dans la misère [...] et qu'au lieu d'être les maîtres de leur destin, ils en soient les esclaves - c'est là ce qui s'exprime sous la forme d'une nécessité logique qui est le propre de la vraie théorie de la société actuelle » (TC, 201).

2. 2. Le positivisme dialectique7

Présentant le marxisme comme la « théorie de la société actuelle », Horkhei­mer l'interprète dans un sens naturaliste et positiviste. Le marxisme étudie les phénomènes historiques en fonction de leur enchevêtrement causal. Il ne pré­suppose a priori aucune différence de méthode entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Pour Horkheimer, s'opposer au naturalisme, « cela revient à s'opposer à toute étude féconde des rapports historiques » (PB, 44). La position épistémologique que Horkheimer défend ici découle, à mon sens, de sa conception réifiée de la société. L'action des hommes étant totalement déterminée de l'extérieur, ses motivations et ses déterminations intérieures peu­vent être négligées ; l'action n'étant qu'un épiphénomène de la structure éco­nomique, il suffit d'étudier les mouvements de celle-ci pour en déduire celle-là. À y regarder de plus près, il s'avère que les présupposés épistémologiques du jeune Horkheimer ne se distinguent guère de ceux de l'aile gauche du cercle de Vienne (Neurath en particulier). Comme l'a bien montré Korthals, le jeune Horkheimer fut effectivement positiviste8. Non seulement il affirme ouvertement



  1. La formule aporétique du « positivisme dialectique » fut forgée par Brunkhorst. Cf. Brunkhorst, H. : « Dialektischer Positivismus des Gliicks. Max Horkheimers materialistische Dekonstruktion der Philoso­phie », p. 353-381.

  2. Cf. Korthals, M. : « Die kritische Gesellschaftstheorie des friihen Horkheimer. MiBverstândnisse Uber das Verhaltnis von Horkheimer, Lukacs und den Positivismus », spécialement p. 316-322, et du même : « Het positivisme van Horkheimer », p. 243-251.

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que le matérialisme partage le critère empiriste de vérification avec le positi­visme (TT, 128), mais il défend également le principe de la neutralité axiologi-que (GS3, 38).

Tout cela change après 1934. Horkheimer abandonne son positivisme pour une position plus dialectique. Sans jamais adopter pour autant une démarche herméneutique, il se livre à une critique virulente du positivisme et échange le critère empiriste contre un critère historico-pratique de la vérité - la vérité marxiste comme « vérité à faire », comme « moment de la praxis juste9 » (TC, 195). Le défaut principal du positivisme réside, selon Horkheimer, dans sa méconnaissance de la liberté et de la volonté d'action. Faute d'être fondé sur une philosophie dialectique de la praxis, il ne comprend pas la scission entre le sujet et l'objet, entre l'individu et la société, comme un état produit et à dépas­ser, il l'enregistre comme un simple état de fait. Plus : la scission entre le sujet et l'objet est le présupposé fondamental du positivisme. Malgré son combat contre le rationalisme et ses présupposés, le positivisme empiriste pose les formes aliénées de l'être comme constantes, opérant ainsi des « jugements syn­thétiques a priori qu'aucune expérience future ne saurait contredire » (TC, 227). Cette dernière qualification est importante, car elle permet de distinguer la position positiviste de la position dialectique. En effet, alors même que Horkhei­mer partage Va priori de la réification avec les positivistes, il se sépare d'eux en présupposant que la réification peut être surmontée par l'intervention active, consciente et volontaire des hommes. Autrement dit, dans son analyse déter­ministe de la réification sociale, Horkheimer présuppose, comme Marx et Lukâcs d'ailleurs, une philosophie volontariste de la praxis et une vision humaniste de l'homme. L'analyse réifiante de la société ne sert paradoxale­ment qu'à stimuler la prise de conscience et la liberté de l'homme. L'antihu­manisme méthodologique n'est donc qu'une ruse de l'humanisme idéologique. Néanmoins, comme nous le verrons, cette ruse dialectique ne permet guère de réduire l'écart énorme existant entre ses prescriptions méthodologiques (défé-tichisantes) et ses descriptions théoriques (réifiantes).

2. 3. La composante pessimiste du matérialisme

Dans « Hegel et le problème de la métaphysique » (PB, 137-156), Horkhei­mer s'en prend avant tout à la philosophie de l'histoire hégélienne. Au nom de la science, il s'oppose à la métaphysique de l'identité qui aspire à fonder les données empiriques sur un savoir absolu. Et au nom de la morale, il s'oppose à la transfiguration du réel et de la souffrance. Pour Hegel (et on pourrait ajou­ter : pour Marx et pour Lukâcs), les individus doivent souffrir et se sacrifier au

9. Dans « Matérialisme et métaphysique » de 1933 (TT, p. 91-133) et « À propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine » de 1934 (TC, p. 117-168), les éléments positivistes sont manifestes. La prise de distance par rapport au positivisme apparaît d'abord en 1935, dans « Sur le problème de la vérité » (TC, p. 169-212), où Horkheimer introduit le critère de vérification historico-pratique, pour devenir incontournable en 1937, dans « La dernière attaque contre la métaphysique » (TC, p. 213-260), où il s'en prend pour la première fois au Wiener Kreis. En passant, il faut remarquer queJHorkheimer n'a pas pris part à la « querelle du positivisme » des années 60 qui opposa Adorno à Popper. À ce propos, il avoue d'ailleurs qu'il n'a qu'une connaissance superficielle des textes de Popper (GS7, p. 424).


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nom du but sublime, au nom du Salut. Pour Horkheimer, en revanche, la souf­france ne peut pas plus être justifiée que l'injustice passée ne peut être réparée. Rien ne compensera jamais les souffrances des générations disparues. Cette tristesse rétrospective, qu'il partage d'ailleurs avec Walter Benjamin, est inhé­rente au marxisme schopenhauerien de Horkheimer. Que l'injustice du passé ne puisse pas être réparée et que la justice parfaite ne puisse jamais être réali­sée, voilà qui constitue la « composante pessimiste » du matérialisme (TT, 111).

C'est cette compassion qui fonde la critique horkheimerienne de la société actuelle. La souffrance des êtres vivants (plantes et animaux inclus) lui sert de critère pour juger les formations sociales. Comme l'a bien vu Peter Sloterdijk, la théorie critique est fondée dans « l'a priori de la douleur10 ». Cependant, ce critère pathocentrique me paraît difficilement compatible avec le critère de jugement productiviste que Horkheimer utilise simultanément, et qui finira par prendre le dessus. Le critère productiviste est d'ordre industriel. Seul compte le développement des forces productives. La souffrance des êtres vivants n'est pas prise en compte, et si elle l'est, elle est tout simplement jugée nécessaire. La société future, telle que Horkheimer l'imagine, n'est pas une société sans douleur, mais une société rationnellement gérée à haute productivité qui a perdu son caractère d'organicité pseudo-naturelle. À la suite de Saint-Simon et de Marx, Horkheimer postule que la domination rationnelle de la nature et la pla­nification rigoureuse de l'économie réalisent la liberté : « La véritable liberté, dit-il, est identique à la domination de la nature » (GS3, 157), ou encore : « La liberté signifie le dépassement de l'indépendance économique [des individus] dans un plan » (TC, 105).

Que cette société rationnellement planifiée, dans laquelle « les problèmes politiques seront réduits à des problèmes de gestion matérielle » (TT, 186), ne puisse être qu'une société technocratique et bureaucratisée, formellement rationnelle et totalement administrée, qui élimine - à la limite - toute autonomie, Horkheimer ne s'en rendra compte que plus tard. En effet, comme nous le verrons bientôt, le double processus de domination de la nature et de planifica­tion de la société, dans lequel Horkheimer avait placé tous ses espoirs dans les années trente, fera l'objet d'une réévaluation radicale à partir des années qua­rante. Et ce double processus, que Horkheimer avait d'abord interprété comme un processus d'émancipation, sera analysé et dénoncé comme un processus de réification entraînant la fin de l'individu.

2. 4. Le matérialisme interdisciplinaire

Nous avons vu que la crise de la société bourgeoise constitue le point de départ des analyses du jeune Horkheimer. Dans « Bemerkungen iiber Wissens-chaft und Krise » (1932), il étudie les répercussions de la crise sociale sur la science. Sa thèse repose essentiellement sur une analogie : de même que l'éco­nomie mondiale se développe de façon anarchique et aveugle, de même la

10. Cf. Sloterdijk, P. : Critique de la raison cynique, p. 15.



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science se fragmente de façon spontanée. Incapable de fournir une vision tota­lisante (ou lukâcsienne) de la société, elle se décompose en une myriade de disciplines spécialisées et de recherches parcellaires pour se perdre en définitive dans le chaos de la spécialisation.

La crise de la science se manifeste avant tout dans la séparation croissante de la science et de la philosophie. Pour Horkheimer, cette dissociation de la philosophie et de la science n'a rien de définitif. Elle peut et doit être dépassée par une imbrication dialectique de la théorie et de la recherche.



Dans son discours inaugural de Francfort de 1931, intitulé « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d'un institut de recherche sociale » (TC, p. 65-80), Horkheimer propose un programme de recherche marxiste interdisciplinaire et postmétaphysique qui vise à intégrer la philosophie et la science dans une théorie de la société qui soit à la fois informée philosophique­ment et empiriquement vérifiable". Le but avoué de ce programme de recher­che est de « poursuivre au moyen des méthodes scientifiques les plus fines les grandes questions philosophiques » (TC, 75), en l'occurrence celles du « rap­port entre l'existence particulière et la raison universelle, entre la réalité et l'idée, la vie et l'esprit » (TC, 77). Reformulées de façon plus adaptée aux méthodes de recherche actuelles, ces grandes questions philosophiques se lais­sent ramener à « la question du rapport entre la vie économique de la société, le développement psychique des individus et les transformations qui affectent les aires culturelles » (TC, 77). Ce projet ambitieux d'une recherche sociale philosophiquement informée, que Habermas essaiera de poursuivre par d'autres moyens, nécessite, selon Horkheimer, une intégration organisationnelle des sciences sociales. C'est pourquoi il propose « d'organiser sur la base du ques­tionnement philosophique actuel des investigations auxquelles se joignent des philosophes, des sociologues, des économistes, des historiens et des psycholo­gues dans une durable communauté de travail » (TC, 75).

2.4, 1. Dialectique de la recherche et de la présentation — Pour aboutir à l'union de la philosophie et de la science, Horkheimer propose la méthode marxiste de la synthèse dialectique de la présentation (Darstellung) et de la recherche (Forschung), méthode qui permet d'obtenir une image totalisante, concrète et vivante de la réalité sur la base de données empiriques12 (c/ TC, 132 sq. et 200 sq.). La représentation, qui vise, comme disait Marx, à « faire danser les relations sociales figées en leur chantant leur propre mélodie », a pour fonction de reprendre les données de la recherche empirique et de les recomposer en les plaçant, selon le principe lukâcsien de la « totalité concrète », dans de nouveaux cadres conceptuels qui dissolvent la fixité des faits enregis­trés. Selon le principe méthodologique de la « totalité concrète », un objet de

  1. Sur le matérialisme interdisciplinaire, cf. Bonss, W. et Schindler, N. : « Kritische Théorie als interdisziplinàrer Materialismus », dans Bonss, W. et Honneth, A. (sous la dir. de) : Sozialforschung als Kritik.

  2. Sur la dialectique de la recherche et de la présentation, cf. Dubiel, H. : Theory and Politics. Studies in the Development ofCritical Theory, p. 141-149.

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