Le poids de l’histoire
Les élites agricoles durent en effet se contenter du sentiment « de l’honneur et de la raison » : le mouvement rural n’accéda jamais au pouvoir, du moins en tant que tel. La dernière victoire des « ruraux » fut celle des élections du 8 février 1871, qui virent le retour quelque peu anachronique des grands propriétaires terriens à l’Assemblée nationale. Mais alors les électeurs avaient essentiellement voté contre la poursuite de la guerre contre l’Allemagne et ils se détournèrent bientôt des anciens notables au profit des républicains.
La mésaventure de Louis Hervé illustre bien les obstacles auxquels les ambitions du mouvement rural étaient vouées à se heurter. La division des élites agricoles était sans doute plus marquée encore que celle des populations, où Jacques Fauvet voyait la raison « simple et profonde » de l’échec des partis paysans en France330. Elles formaient un groupe socialement hétérogène, formé de vieilles familles terriennes et de bourgeois ayant accédé à la propriété et/ou passés par les écoles – Polytechnique pour Barral, Grignon pour Lecouteux. « Naufragés » et « vaincus » des révolutions du siècle, ainsi que les appelle Lecouteux331, ces notables anciens et nouveaux venaient de tous les horizons politiques et n’ont jamais partagé que le souci de défendre les intérêts agricoles. Or même s’il pouvait s’appuyer sur un réseau dense et relativement puissant, et contrairement aux espoirs des écrivains agricoles dont nous avons analysé ici les textes, ce dernier n’a jamais suffi à mobiliser un groupe assez cohérent pour constituer un parti à même de prendre position dans l’arène politique telle qu’elle était alors configurée.
Il n’avait surtout pas non plus de quoi convaincre l’électorat rural. Les candidatures exclusivement agricoles ont ainsi régulièrement échoué aux élections générales. Comme Lecouteux et Barral, Louis Hervé avait fini par en accuser les populations rurales, qui n’avaient selon lui ni « le dévouement au devoir », ni « le sentiment de leurs droits », ni « la conscience de leurs forces », ni « l’intelligence de leurs véritables intérêts »332. L’idée ne les avait pas effleurés que l’électorat rural pouvait à bon droit penser qu’il n’était ni dans son « devoir », ni dans ses « droits », ni même dans ses « véritables intérêts » de voter pour ces gros exploitants ou autres illustres agronomes. Quant à l’incapacité des ruraux à prendre « conscience de leurs forces », le constat était largement partagé, à droite comme à gauche. Marx l’avait attribuée aux caractéristiques sociales de la paysannerie parcellaire, que sa dispersion et son isolement empêchaient selon lui d’accéder au statut de « classe »333. Il est vrai que contrairement au monde ouvrier, le monde rural ne connaissait pas alors de mouvements « autonomes », qui auraient été par exemple organisés par des petits exploitants pour des petits exploitants ou par des ouvriers agricoles pour des ouvriers agricoles. Doit-on pour autant en conclure, comme Louis Hervé, que les « 24 millions de paysans » ne comptaient donc pour « rien » ? A lire les discours que les élites politiques de l’époque tiennent sur les électeurs ruraux dans leur ensemble, on a pourtant l’impression que l’instauration du suffrage universel masculin en a fait l’objet de toutes les sollicitudes. On peut même imaginer qu’ils y trouvaient leur compte334 et qu’ils étaient de ce fait peu encouragés à s’organiser pour formuler et faire valoir des aspirations que leur seul vote les assurait de voir satisfaites.
La lecture des tracts et autres publications électorales comme celle des lamentations des candidats malheureux suggèrent de toute façon que les « passions politiques », pour reprendre après Theodore Zeldin le vocabulaire de l’époque, comptent alors autant sinon plus que l’intérêt bien compris dans les élections. « La foule préfère suivre les drapeaux politiques », notait Barral en 1863335. Et en 1869, Louis Hervé se désole qu’on ait encore « évoqué les spectres habituels : l’orléanisme, le socialisme, la légitimité, voire même le spectre noir et rouge »336. L’enjeu électoral que représentent les électeurs ruraux dramatise alors chaque consultation, a fortiori à un moment où la question du régime reste centrale. Qu’on évoque les partageux sanguinaires ou le retour de la dîme et de la corvée, c’est tout un imaginaire social et politique légué par l’histoire qui domine les élections et laisse finalement peu de place à la défense des intérêts agricoles, quels qu’en soient les porte-parole.
Contrairement aux espoirs de Lecouteux, l’enracinement de la Troisième République n’a pas mis fin aux passions françaises ni inauguré le règne de la politique des intérêts, où les électeurs choisiraient rationnellement leurs meilleurs fondés de pouvoir. En dépit de ses appels, la plupart des animateurs du mouvement rural ne se rallièrent au nouveau régime que du bout des lèvres. L’administration républicaine suscita d’ailleurs bientôt des concurrents républicains aux hommes de la Société des agriculteurs de France, contribuant ainsi à les rejeter encore sur la droite de l’échiquier politique. Le réseau des « agriculteurs », sur lequel Louis Hervé avait cru pouvoir appuyer le « parti agricole », maintint donc la ligne adoptée sous le Second Empire, développant des organisations professionnelles bientôt encouragées par la loi de 1884 et accentuant son rôle de groupe de pression auprès du gouvernement et des assemblées. Et c’est essentiellement aux républicains que l’électorat rural confia le soin de réaliser les aspirations démocratiques que Lecouteux avait si bien perçues même s’il n’avait pas su en tirer toutes les leçons au plan politique.
Si la hantise des partis et le souci de la généralité dominent le débat suscité dans la presse agricole par la constitution du parti de l’agriculture, il faut donc cependant en relativiser la portée. Ancrés dans la culture politique française, ils ont aussi et surtout constitué des arguments de poids dans un conflit dont on espère ici avoir montré la complexité : les enjeux qui favorisent telle ou telle forme d’organisation, le parti, le groupe de pression ou l’organisation professionnelle, imbriquent en effet étroitement les stratégies et les préférences politiques de chacun, selon les représentations que les acteurs se font de leur propre position et des rapports de force à l’intérieur du mouvement agricole comme dans la sphère politique. Fils mort-né du suffrage universel dont il visait à encadrer la part rurale majoritaire, le parti agricole échoue ainsi faute d’avoir pu mobiliser les formes d’organisation dont s’était doté le mouvement rural : ni Louis Hervé ni Lecouteux ne sont parvenus à construire un projet à même de dépasser ses divisions internes, de résister aux instrumentalisations du pouvoir et des partis et surtout de séduire l’électorat.
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