VIII
Litvinof ne tint pas la promesse de repasser ; il lui sembla qu’il valait mieux ajourner sa visite. En entrant, le lendemain vers midi, dans le salon qui lui était si connu, il n’y trouva que les deux petites, Victorine et Cléopâtre. Après les avoir embrassées, il leur demanda si Irène Pavlovna allait mieux, et si on pouvait la voir.
– Irinochka est sortie avec maman, répondit Victorine, qui bien que zézayant, était la plus hardie.
– Comment ! elle est sortie ? répéta Litvinof, et il sentit quelque chose frémir lentement au fond de sa poitrine. Est-ce... est-ce que ce n’est pas l’heure où elle s’occupe de vous, où elle vous donne des leçons ?
– Irinochka ne nous donnera plus de leçons, répondit Victorine.
– Elle ne nous en donnera plus, répéta après elle Cléopâtre.
– Et votre père, est-il à la maison ? demanda Litvinof.
– Papa n’est pas à la maison, et Irinochka est malade ; toute la nuit elle a pleuré.
– Elle a pleuré ?
– Oui, elle a pleuré. Égorovna me l’a dit, et ses yeux sont si rouges, si gonflés...
Litvinof fit deux tours dans la chambre, en grelottant comme s’il eût eu froid, et rentra chez lui. Il éprouvait une sensation semblable à celle qui saisit l’homme regardant en bas d’une haute tour. Il sentait comme un vertige, un étonnement hébété, un fourmillement de vilaines petites pensées, une terreur confuse, une attente muette, de la curiosité, une curiosité étrange, presque maligne, et dans la gorge resserrée l’amertume de larmes qui ne peuvent pas couler. Sur les lèvres un effort de sourire niais et des supplications stupides et lâches qui ne s’adressaient à personne... Oh ! que tout cela était cruel et humiliant ! « Irène ne veut pas me voir, ne cessait-il de se répéter, c’est évident, mais pourquoi cela ? Qu’est-ce qui a pu se passer dans ce fatal bal ? Comment peut-on changer ainsi tout à coup, si subitement ?... (Les hommes voient tous les jours la mort venir à l’improviste, mais ne peuvent s’accoutumer à cet improviste et le taxent d’absurde.) Ne rien me faire dire, ne pas vouloir s’expliquer avec moi...
– Grégoire Mikhailovitch, cria une voix à son oreille.
Litvinof se redressa ; son domestique se tenait devant lui un billet à la main. Il reconnut l’écriture d’Irène... Avant de l’ouvrir, il pressentit un malheur, courba la tête et souleva ses épaules comme pour se garantir d’un coup. Il prit enfin courage et déchira l’enveloppe. Une petite feuille de papier à lettre contenait ce qui suit :
« Pardonnez-moi, Grégoire Mikhailovitch. Tout est fini entre nous ; je vais à Pétersbourg. Je suis accablée, mais la chose est décidée. Sans doute, telle était ma destinée... Mais je ne veux pas me justifier. Mes pressentiments se sont réalisés. Pardonnez-moi, oubliez-moi, je ne suis pas digne de vous.
Irène.
« Soyez généreux ; ne cherchez pas à me voir. »
Litvinof lut ces lignes et glissa sur son divan, comme si une main invisible l’y avait poussé. Il laissa échapper le billet, le releva, le relut, marmotta : « À Pétersbourg » et le laissa de nouveau tomber. Un calme étrange s’empara de lui : il releva lentement les mains pour arranger les coussins derrière sa tête. « Ceux qui sont blessés à mort ne s’agitent plus, pensa-t-il ; comme c’est venu, ça s’est envolé... c’est fort naturel ; je m’y attendais... (Il mentait, jamais il n’avait prévu rien de pareil.) Elle a pleuré ! Pourquoi a-t-elle donc pleuré ? Elle ne m’aimait pas ! Tout cela d’ailleurs s’explique et s’accorde avec son caractère. Elle n’est pas digne de moi... c’est bien cela ! » Il sourit amèrement. « Elle ignorait sa valeur ; après s’en être aperçue au bal, comment pourrait-elle songer encore à un misérable étudiant ?... tout cela est compréhensible. »
Mais ici il se souvint de ses tendres propos, de ses sourires, de ses yeux, de ses yeux qu’on ne pouvait oublier, qu’il ne verrait plus jamais, qui étincelaient et s’épanouissaient en rencontrant les siens ; il se souvint encore du seul baiser furtif qu’il avait reçu, et il éclata en sanglots convulsifs, égarés, furieux ; il se retourna et, suffoquant, se cognant la tête avec un plaisir farouche, avide de se détruire soi-même comme tout ce qui l’entourait, il enfonça son visage enflammé dans le coussin du divan et le mordit...
Le monsieur que Litvinof avait vu la veille en coupé était précisément le parent de la princesse Osinine, le richard et le chambellan, comte Reuzenbach. Frappé de l’impression qu’Irène avait produite en haut lieu, saisissant d’un coup d’œil les avantages qu’il pourrait en retirer, le comte, en homme énergique et sachant faire sa cour, dressa sans perdre de temps ses batteries. Il se décida à agir rapidement, à la Napoléon. « Je prendrai chez moi, se dit-il, cette singulière jeune fille ; je la constituerai, quand le diable y serait, mon héritière, au moins d’une partie de mes biens ; je n’ai pas d’enfant, elle est ma nièce, et la comtesse s’ennuie d’être seule... C’est toujours agréable d’avoir au salon un gentil visage... oui, oui, c’est cela : « Es ist eine Idee, es ist eine Idee ! » Il fallait éblouir, séduire les parents. « Ils n’ont pas de quoi manger, continua le comte, déjà assis dans sa voiture et se dirigeant vers la place des Chiens, pas de danger qu’ils s’entêtent. Ils ne sont pas déjà si sensibles. Et puis, s’il le faut, on peut donner une somme d’argent. Et elle ?... Elle consentira. Le miel est doux... elle en a goûté hier. Supposons que ce soit un caprice de ma part ; ils n’ont qu’à en profiter... les imbéciles. Je leur dirai : Décidez-vous, ou bien je prendrai une autre, une orpheline qui me convient encore mieux. Oui ou non, je ne vous donne que vingt-quatre heures, und damit Punctum.
C’est avec ces arguments que le comte se présenta au prince, informé dès la veille de sa visite. Inutile de s’étendre sur le résultat qu’elle eut. Le comte ne s’était pas trompé dans ses calculs ; le prince et la princesse ne s’obstinèrent pas, prirent une somme d’argent, et Irène donna son consentement avant que les vingt-quatre heures fussent écoulées. Il ne lui avait pas été facile de rompre avec Litvinof, qu’elle avait aimé ; il s’en fallut de peu qu’elle ne se mît au lit après lui avoir envoyé son billet ; elle versa beaucoup de larmes. Quoi qu’il en soit, un mois plus tard, la princesse la conduisit à Pétersbourg, l’installa chez le comte, la remit entre les mains de la comtesse, excellente femme, mais qui n’avait pas plus de force et d’esprit qu’un poulet.
Litvinof abandonna alors l’Université pour aller chez son père à la campagne. Petit à petit sa blessure se cicatrisa. Il n’eût d’abord aucune nouvelle d’Irène ; il évitait de parler de Pétersbourg et de sa société. Cependant des bruits ne tardèrent pas à parvenir jusqu’à lui ; ces bruits étaient moins fâcheux qu’étranges : Irène avait acquis de la renommée ; entouré d’éclat, marqué d’un cachet particulier, son nom était de plus en plus répandu, jusque dans les cercles de province. On le prononçait avec curiosité, avec envie, voire avec respect, comme on prononçait naguère le nom de la comtesse Vorotinski. Vint enfin la nouvelle de son mariage, mais Litvinof y fit à peine attention ; il était déjà fiancé à Tatiana.
Le lecteur doit comprendre maintenant tout ce qui revint à la mémoire de Litvinof lorsqu’il s’écria : « Est-ce possible ! » Nous allons donc revenir à Bade et reprendre le fil interrompu de notre récit.
Dostları ilə paylaş: |