L’individu, la mobilité et l’Europe. Vers de nouveaux registres de représentation ?
Guy Groux, CEVIPOF-CNRS
Plusieurs caractéristiques communes marquent les contributions présentées ici. Elles s’appuient toutes sur des observations empiriques concernant la France ou plusieurs pays de l’Union européenne (U.E) : enquêtes de terrains, enquêtes d’opinions, analyses électorales, approches quantitatives ou documentaires. Comparées aux interventions de la première partie du Colloque, elles concernent en priorité des modes de représentations symboliques qui se situent hors du champ étroit de la production et ceci même lorsqu’elles renvoient parfois mais pas toujours à ce champ. Les mobilisations collectives, le marché, le registre des valeurs ou les processus de « gentrification » qui touchent certaines grandes villes européennes, forment ici autant de matrices ou de paradigmes qui façonnent avec plus ou moins de force les représentations concernées. Enfin, chacune à leur manière, elles posent une question centrale, celle du rapport des cadres à d’autres catégories sociales qu’il s’agisse des classes moyennes, des professions intermédiaires ou des salariés en général, et ceci dans des contextes économiques, locaux ou internationaux divers.
Bien sûr, il ne s’agit pas ici de résumer en détail le contenu des communications concernées, ni d’en faire une présentation exhaustive. Il s’agit plutôt d’insister sur certains des traits et hypothèses évoquées et qui sont en mesure d’impliquer un renouvellement plus ou moins important des « questions de recherche » qu’implique le thème des représentations symboliques parmi le milieu des cadres.
D’emblée, un trait se dégage des arguments mobilisés par les divers auteurs concernés. Les interprétations holistes qui, des années soixante aux années quatre-vingt, avaient pu marquer certaines des analyses concernant les représentations symboliques des cadres, sont devenues caduques dans beaucoup de registres. Certes, certaines enquêtes importantes comme l’European Social Survey (ESS, 2003) montre que sur le terrain des valeurs existent de réelles convergences entre les cadres de divers pays de l’Union européenne et beaucoup de membres des professions intermédiaires. Pour autant, ces convergences qui s’inscrivent sur le registre des valeurs, n’impliquent pas l’émergence d’un acteur collectif plus présent et de modes d’engagements sociaux ou politiques plus manifestes comparés au passé. Et moins encore de représentations symboliques plus homogènes. En effet, au regard de certaines enquêtes de terrain présentées dans trois des quatre communications concernées, ce qui ressort clairement relève des conséquences dues aux processus d’individualisation sur les représentations et les modes d’engagement des cadres, aujourd’hui.
L’impact des processus d’individualisation sur le groupe des cadres est en effet manifeste mais dans le même temps ambigu, et en ce sens la notion d’individualisation mérite un débat. L’individualisation peut ainsi conduire classiquement à des modes de désengagement par rapport au champ traditionnel de l’action collective et de déni des représentations liées à celle-ci. Mais en parallèle, et le fait est moins paradoxal qu’il n’y paraît, elle conduit aussi et dans le même temps, à des formes de désengagement (des cadres) par rapport à l’entreprise. Comme l’explique Jean-Michel Denis dans son texte, on est bien désormais face à un processus de double affranchissement par rapport aux diverses formes institutionnelles présentes dans l’entreprise. D’un côté, les cadres de plus en plus tributaires de contextes d’individualisation, s’affranchissent du syndicat-institution ». Mais ils s’affranchissent aussi de « l’entreprise-institution », ce qui donne lieu à des modes de « sociation » (au sens wébérien du terme) assez inédits. En l’occurrence, entre le cadre et l’entreprise, les anciens sentiments d’appartenance du premier à la seconde laissent de plus en plus souvent la place à une relation marquée par une « culture de la contractualisation ».
L’individualisation des cadres, source de rupture non seulement par rapport aux mobilisations collectives traditionnelles mais aussi par rapport à l’entreprise ? Si l’on considère que le paradigme de l’entreprise rejoint celui du marché et que l’une comme l’autre entraînent des effets analogues sur les représentations symboliques des cadres, alors force est de reconnaître que pour certains auteurs comme Jens Thoemmes, cette hypothèse n’est pas forcément fondée.
Appuyant lui aussi sa démonstration sur la montée de l’individualisation dans les rapports sociaux d’entreprise, Jens Thoemmes constate l’influence importante du paradigme du marché sur les représentations symboliques des cadres. Se référant à une enquête sur des sites de haute technologie industrielle et auprès de cadres très qualifiés (notamment des ingénieurs), l’auteur lie la notion d’individualisation à celle de « bien-être personnel » qu’il définit selon une double relation : d’une part avec les structures de représentation et de négociation collectives de l’entreprise ; de l’autre, avec certains des attributs des marchés lié au produit (des sites concernés) ou à l’emploi et aux rétributions qu’il implique. Dans ce contexte, la négociation collective n’apparaît plus forcément comme étant à la source de modes de redistribution sociale et économique pouvant s’incarner dans la notion de bien-être personnel. Ce qui primait souvent hier dans des systèmes où la négociation collective restait très institutionnalisée, ne relève plus aujourd’hui, forcément, de l’évidence. C’est du moins ce que révèle l’analyse des entretiens d’enquêtes organisés dans les sites concernés. En l’occurrence, « la question des marchés des produits et des clients » apparaît de plus en plus comme un élément fondateur du discours des cadres. Le bien-être personnel (et donc les formes d’attentes individuelles qui en découlent) ne sont plus ici associés à la négociation collective. Désormais, c’est surtout le marché qui est perçu comme « la caractéristique la plus importante » qui les définit et les façonnent.
Effets conjoncturels dus au recul des modes d’engagement collectif que l’on constate souvent dans les sociétés industrielles ou postindustrielles développées ? En partie, certes mais en partie seulement. Par-delà les effets conjoncturels, c’est bien en des termes durables, s’inscrivant dans la longue durée que le marché est ici défini notamment sur le registre du temps, le registre temporel. Ce que Jens Thoemmes nomme le « temps des marchés » façonnerait ainsi, de plus en plus fréquemment, les représentations des cadres et donc leurs modes d’engagement (individuels) dans l’entreprise. Interprétation rejoignant les thèses de Kochan (et al.) à propos de la mise en cause des systèmes traditionnels de négociation collective face à la primauté de l’environnement de l’entreprise sur les rapports sociaux de l’entreprise139 ? À l’évidence et l’évidence est d’autant plus patente qu’au fond le lien entre l’individu et le marché que décrit Jens Thoemmes semble pouvoir incarner des tendances et des évolutions qui s’appliquent à d’autres types d’entreprise - et ceci malgré le caractère très spécifique des sites industriels abordés par l’auteur.
La mobilité joue aussi fréquemment sur les représentations sociales et symboliques des cadres140. Pour Jean-Michel Denis, elle devient un vecteur d’ajustement des cadres dans leur rapport à une entreprise à laquelle ils n’adhèrent plus comme par le passé. Reprenant Hirschmann, il évoque ici la primauté de l’exit sur la voice. La mobilité n’est pas seulement un trait constitutif des représentations et de l’existence du groupe des cadres. Elle n’est pas non plus un simple palliatif à l’absence d’action et d’engagement collectif. En changeant d’entreprise, le cadre montre son faible attachement à celle qu’il quitte et renoue momentanément un lien de contractualisation avec un nouvel employeur mais en sachant que ce lien n’est jamais a priori appelé à devenir très durable. Face aux processus d’individualisation et au délitement du rapport des cadres à l’entreprise, la mobilité façonne en profondeur les pratiques professionnelles mais aussi les représentations de ces derniers.
La notion de mobilité n’implique pas exclusivement le contexte de l’entreprise. Elle imprègne d’autant plus les représentations des cadres qu’elle marque à sa manière les diverses pratiques d’organisation et d’implantation de certains cadres, notamment les cadres supérieurs qu’analysent le texte coordonné par Alberta Andreotti et Patrick Le Galès. Partant d’une enquête concernant à titre exploratoire plusieurs grandes métropoles urbaines européennes, l’étude des deux auteurs montrent que la mobilité constitue une ressource d’organisation et de représentation (sociale et symbolique) pour les cadres concernés surtout lorsqu’elle se situe à un niveau international ou européen. Elle ne va pas seulement de pair avec une individualisation renforcée. Elle constitue un instrument visant à affirmer le groupe non seulement du point de vue de ses pratiques sociales mais aussi dans ses choix résidentiels ou territoriaux. Elle est surtout une affirmation et peut constituer un outil de contestation face à des contextes nationaux plus ou moins étroits, face à « l’ordre social national existant ». L’ancrage ici ne renvoie plus forcément au cadre de « l’État-nation ». Dépassant les distinctions théoriques établies par Robert Merton entre les « cosmopolitans » et les « locals », les auteurs observent qu’il est à la fois international et européen -la mobilité de cities en cities- tout en s’inscrivant dans des territoires spécifiques et singuliers. En d’autres termes, l’intérêt des groupes de cadres les plus enclins à une mobilité poussée serait de « se désengager totalement ou partiellement des sociétés nationales et d’inscrire leurs trajectoires individuelle ou collective dans des réseaux professionnels mondialisés et des territoires particuliers, certaines villes, qui leur seraient favorables ». Dans ce contexte, la notion de mobilité n’influerait donc plus seulement sur les représentations liées aux espaces locaux d’implantation, aux espaces urbains et aux processus divers de « gentrification ». Elle concernerait aussi des stratégies impliquant -en creux ?- une certaine représentation concernant l’organisation des États politiques (et nationaux) traditionnels face à l’Union européenne, notamment.
L’Europe, un facteur éminent de formation de nouvelles assises et de nouvelles représentations pour les cadres en général ou seulement pour ceux qui constituent au sein du groupe une sorte d’élite professionnelle et/ou intellectuelle ? Poser ainsi la question, n’est-ce pas déjà y répondre ? Pour Luc Rouban, il est évident que les cadres (toutes catégories confondues) expriment un attachement à la constitution et à l’existence de l’Europe plus consistant que celui qui caractérise les autres catégories professionnelles et notamment celles qui sont le plus proches d’eux, comme les professions intermédiaires. Reste que cela ne suffit pas pour dire que l’Europe influe en profondeur sur les valeurs, les représentations et les opinions des cadres, du moins si l’on se réfère à l’enquête ESS, 2003. Pour l’auteur, en effet, l’internationalisation ou la construction de l’U.E. ne joue pas en l’occurrence un rôle majeur. La notion d’européanisation des cadres est incertaine, « même si ;les instruments de travail, c’est-à-dire les entreprises et les administrations partagent de plus en plus les mêmes normes managériales et les mêmes horizons stratégiques ». Leur comportement comme les systèmes de valeurs auxquels ils se référent sur le plan politique ou social, demeure encore largement déterminés par des modèles nationaux (auquel s’agrègent de façon plus ou moins importante le niveau de diplôme ou la religion).
À l’inverse, d’autres auteurs comme Alberta Andreotti et Patrick Le Galès tirent de leur enquête, des enseignements plus tranchés. Reprenant leur concept de mobilité en lien avec les sociétés urbaines, ils évoquent une autonomie de plus en plus affirmée de celles-ci face à l’État-nation. En d’autres termes, « les sociétés urbaines, quoiqu’enracinées dans des sociétés nationales sont désormais moins déterminées par l’État-nation, par les structures sociales nationales ». Liant le « local » et le « global », ils évoquent encore la dépréciation des États-nations : « Les réseaux transnationaux, les processus de mondialisation et d’européanisation, les demandes d’autonomie des villes et des régions remettent en cause le modèle de sociétés nationales (…) homogènes ». D’où l’insistance à considérer avec sérieux la formation d’une société mondiale et d’une société européenne qui par le biais de réseaux individuels et collectifs, d’une mobilité s’axant sur des choix résidentiels successifs et multiples, façonneraient avec force les représentations de certaines des fractions du groupe des cadres. Les processus de mondialisation et d’européanisation modifieraient ainsi en profondeur non seulement « les hiérarchies sociales nationales en termes de prestige, de rapport au politique, de revenus mais aussi de valeurs ».
En résumé, on le voit trois traits jouent selon certaines des hypothèses définies par la plupart des auteurs concernés, sur les représentations symboliques et les systèmes de valeurs des cadres : l’individualisation, la mobilité et les contextes internationaux qui s’établissent aux niveaux de la mondialisation ou de l’Union européenne. Si par rapport aux analyses concernant les cadres au travail, les interprétations théoriques restent aujourd’hui peu innovantes, ce n’est pas forcément le cas de celles qui abordent les représentations et les valeurs du groupe hors du champ de l’entreprise ou des registres habituels du salariat. Les aspects liés à la « gentrification » des grandes cités européennes, le temps des marchés et son lien au « bien-être personnel » impliquent une refonte en profondeur des systèmes de valeurs des cadres et des modes d’interprétation théorique qui les concernent du point de vue de l’analyse et des « questions de recherche ». Et il en est de même des nouvelles formes de subordination des cadres qu’évoque Jean-Michel Denis et qui ne s’inscrivent plus forcément dans le contexte de l’entreprise traditionnelle, de l’entreprise « fermée ». C’est en effet à juste titre que l’auteur insiste sur une tendance naissante mais de plus en plus manifeste : il s’agit de la redéfinition des rapports de subordination juridique de beaucoup de cadres et l’émergence de statuts flous aux confins du salariat « ordinaire ». Il s’agit de ce qu’Alain Supiot nomme les processus de « parasubordination »141 ou encore de l’essor de nouvelles pratiques de rétribution (actionnariat, intéressement,…). Ces nouveaux registres impliquant une profonde redéfinition des statuts de cadres sont-ils en mesure d’induire à terme de nouveaux systèmes de valeurs, de représentations voire d’engagement individuel ou collectif ? Là n’est pas l’une des moindres questions posées Jean-Michel Denis dans les dernières pages de son texte.
Ainsi, en-deçà des traits contextuels marquant les systèmes de valeurs et de représentations des cadres en général -l’individu, la mobilité et l’Europe-, d’autres registres interviennent et de façon parfois très importante. C’est le cas de la « gentrification » des villes européennes, du marché ou de la recomposition des relations de subordination spécifiant parfois les membres du groupe. Ils impliquent de nouveaux systèmes de valeurs mais à quelle échelle ? À l’échelle de certaines strates de cadres, les cadres supérieurs ? Ou de certains individus ou catégories minoritaires face au groupe ? En l’occurrence, ces catégories et strates ne représentent-elles qu’elles-mêmes et ce faisant un phénomène appelé à rester marginal ? Au contraire, ne constituent-elles pas des signes avant-coureurs de certains des systèmes de valeurs et de représentations des « cadres de demain » ? Ce sont de telles questions que posent les textes qui suivent. Souvent la recherche innove lorsqu’elle s’applique aux marges, aux tendances naissantes et qui restent un temps durant subsumées par les contextes traditionnels existants. Mais tout aussi souvent, la recherche en sciences sociales a pu donner lieu à des « prophéties auto-réalisantes », notamment lorsqu’elle s’est consacrée aux cadres, un groupe incarnant plus que d’autres la notion de modernité propice à ce type de « prophétie ». Ce sont à de telles questions que renvoient les textes qui suivent.
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