Enrique Sánchez Albarracín


Exils politiques et émigrations économiques : la convalescence européenne des transplantés latino-américains



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Exils politiques et émigrations économiques : la convalescence européenne des transplantés latino-américains
Les études historiques et statistiques montrent que les flux migratoires latino-américains vers l’Europe, entre le XIXe et le XXIe siècle, ont suivi trois grandes vagues chronologiquement, numériquement et qualitativement distinctes. La première et la plus ancienne, est celle des élites intellectuelles, étudiantes ou artistiques attirées depuis les indépendances par le mode de vie et la culture européenne ; la seconde correspond à l’arrivée des réfugiés et militants politiques victimes des dictatures militaires des années 60 et 70 du XXe siècle ; la dernière, qui commence dans les années 80-90, mais s’intensifie considérablement à partir des années 2000, est une immigration économique d’un nouveau genre qui s’inscrit dans le contexte de la mondialisation. En 2007 le nombre de Latino-américains installés dans l’Union Européenne a dépassé ainsi les 3 millions d’individus, dont près de 40 % vivent en Espagne.

Il y a une vingtaine d’années, on associait généralement les Latino-américains en Europe à des réfugiés politiques, des artistes ou intellectuels de gauche, des étudiants, des petits artisans ou des interprètes de musique folklorique. L’exil politique des pays du Cône Sud, le cinéma, la littérature et la culture andine donnaient une certaine image de la présence latino-américaine dans le Vieux Monde qui, même si elle ne correspondait pas toujours à la réalité, lui conférait néanmoins une signification particulière. Il s’agissait d’une immigration forcée ou éphémère qui donnait le sentiment aux transplantés d’être seulement de passage en Europe. L’idée du retour était toujours très présente. Ils vivaient principalement dans des pays où existait une importante tradition d’accueil d’immigrés comme la France, les Pays Bas ou la Grande Bretagne, mais dans lesquels ils étaient numériquement très minoritaires. Ils étaient beaucoup moins nombreux également dans le Sud que dans le Nord de l’Europe. Le caractère transitoire ou temporaire de leur séjour, au moins au début, explique que ces transplantés ne cherchaient pas nécessairement à être intégrés dans les différents pays d’accueil, et qu’il n’existait pas non plus de politiques spécifiques d’intégration prévues à leur égard.

Des les années 90, cependant, les réalités évoluent et les représentations changent. Des populations andines et caribéennes commencent à arriver en plus grand nombre en Italie et en Espagne, tandis que les pays occidentaux reçoivent des flux migratoires importants en provenance d’Europe de l’Est. La Communauté Européenne commence à créer un statut légal européen, tout en définissant des marges et des statuts extraterritoriaux, pour les nouveaux immigrants. L’Union Européenne nait justement alors que les migrations s’intensifient et que les Européens semblent prendre conscience, comme le montrent les discours politiques et les nouvelles expressions artistiques, de la nécessité de se penser désormais comme des nations multiculturelles. Alors que les premières vagues d’immigration latino-américaine strictement économiques sont relativement modestes encore à la fin des années 80, les années 90 voient arriver progressivement, en nombre chaque fois plus significatif, des Dominicains, des Péruviens, des Equatoriens, des Colombiens et des Boliviens qui vont ouvrir le chemin et créer les premier réseaux d’accueil et d‘emploi. En Espagne, la population latino-américaine recensée est ainsi passée de 50.000 personnes en 1981, à 150.000 en 2000 et à 1.162.123 en 2005. Une croissance équivalente est constatée pour la même période en Italie et au Portugal35.

Ces bouleversements dans les processus démographiques modifient profondément aujourd’hui les représentations des Latino-Américains en Europe, installés désormais de préférence dans le Sud, dans les pays « latins ». On ne peut, toutefois, comprendre ces changements sans rappeler, en sens inverse, l’importante immigration européenne (surtout espagnole, italienne, portugaise et allemande) qui s’est répandue entre 1850 et 1950 en Amérique Latine. On estime, en effet, qu’entre 1881 et 1915 plus de 30 millions d’Européens ont franchi l’Atlantique pour aller vivre en Amérique36, dont près de 3 millions et demi d’Espagnols qui se sont installés en Argentine, en Uruguay, au Brésil et à Cuba. C’est ainsi que la population d’un petit pays comme l’Uruguay, qui comptait à peine 70.000 habitants en 1829, a été multipliée par sept en l’espace de 20 ans37. Outre ces émigrations de type économique, il faut évoquer les quelques 50.000 républicains espagnols qui ont été accueillis au Mexique, à Cuba, au Chili, à Porto Rico et à Saint Domingue après la guerre civile de 1936-1939. Tout cela fait qu’il existe encore aujourd’hui des familles éparpillées de part et d’autre de l’Atlantique et des réseaux de contacts, d’amitié, de solidarité qui fonctionnent dans les deux sens.

D’autres facteurs complémentaires expliquent aussi le regain d’intérêt des Latino-américains pour l’Europe. Il y a d’abord, les crises économiques sévères qu’ont connues, depuis la fin du XXe siècle, certains pays d’Amérique Latine où le niveau de vie des classes moyennes s’est trouvé durement affecté ; il y a ensuite l’intensification des contrôles frontaliers aux Etats-Unis, depuis les événements du 11 septembre 2001 ; il y a enfin, l’appel implicite de l’Europe dont la population ne cesse de vieillir et qui a besoin de main d’œuvre, notamment dans les secteurs de l’agriculture, de l’hôtellerie, de la construction et dans certaines activités faisant appel à des compétences techniques ou scientifiques avancées.

L’histoire des relations entre l’Europe et l’Amérique Latine est donc toujours celle d’un va-et-vient continuel, et les transplantés entreprennent souvent un voyage semblable à celui que font les exilés du roman du Libro de Navíos y Borrascas de l’écrivain argentin Daniel Moyano38. L’histoire est la suivante : sur le bateau qui les conduit de Buenos-Aires à Barcelone, des hommes et des femmes contraints à l’exil, s’interrogent sur leur identité réelle et sur le sens de leur expédition vers l'ancienne métropole espagnole. Sont-ils vraiment en train de partir ou de revenir? Si le périple qu’ils entreprennent vers l’Europe peut-être assimilé à un retour pour d’évidentes raisons historiques, il ne s’agit plus alors d’une fuite vers l'inconnu, mais d’une épreuve très différente et qui exige un autre constat. Les personnages de Moyano ont l’impression de n’être alors plus que les descendants d’immigrants espagnols partis vers l’aventure et qui, incapables de survivre ou de prospérer dans le Nouveau Monde, rentrent bredouilles sur la terre de leurs aïeux. Dans leur situation, l’idée de voyage de retour s’accompagne donc nécessairement d’un sentiment d’échec.



Dans le cas des exilés politiques des années 70-80, ce sont surtout les sentiments de honte ou de culpabilité très forts qui posent problème lors de la transplantation dans le pays d’accueil, comme le rappelle Olga, qui a quitté le Chili en 1977 pour s’installer en France : « je me sentais coupable d’avoir quitté le pays, d’avoir laissé les gens là-bas »39 Pour certains de nos camarades, explique Pedro, un compatriote, « parce que nous avions quitté le pays nous étions des traîtres »40. Et nos enfants, ajoute Mario, nous disent aujourd’hui que nous n’avons pas respecté leurs enfances41. Lorena, préfère parler de déracinement que d’exil pour les enfants des réfugiés:
La solitude de trois enfants, ma petite sœur mon frère et moi, dans un nouveau pays, une nouvelle langue, l’absence et l’éloignement des parents trop préoccupés à certains moments (…) par leur engagement politique et leur propre souffrance et culpabilité […] C’est vrai, nous ne devions pas nous installer en France, les premières années ne devaient être qu’une parenthèse dans notre vie, mais une parenthèse bien douloureuse et lourde de conséquence à 5 ans, 8 ans et 9 ans. Car que comprend un enfant d’une parenthèse dans une vie, pas grand chose42.
Certains transplantés se lamentent de leurs signes évidents d’étrangeté, de leurs accents qui transforment leur quotidien et le rendent pénible. La barrière linguistique est vue comme un handicap très difficile à surmonter. En Europe nous étions libres, mais prisonniers de la langue, commente une autre réfugiée chilienne43. Pour Emilia, le plus terrible a été de ne plus pouvoir exercer sa profession de médecin en France. Son accent espagnol était perçu d’après elle comme un signe d’infériorité. On la prenait pour une idiote, on la considérait comme une enfant, comme une sauvage. Elle se sentait humiliée. Pour elle, après 30 ans d’exil en France, l’impossible assimilation en raison de la barrière de la langue demeure une frustration profonde. « On défend toujours le droit à la différence, écrit-elle, mais le droit à l’indifférence est tout aussi nécessaire. »44 D’après Margarita Sanchez Mazas et Laurent Licata, « l’altérité est porteuse d’une angoisse que les individus ou les groupes sociaux tentent d’atténuer en la maitrisant, soit en mettant l’Autre à distance, soit en apprivoisant son altérité, c'est-à-dire en cherchant à la rendre semblable comme le préconisent les tenants d’une acculturation par assimilation des populations immigrées. Dans tous les cas, l’Autre, même perçu positivement est méconnu. »45 Dans le cas des réfugiés politiques, cette méconnaissance provient aussi du fait que l’exilé, comme l’écrit María Durán, est « un amputé dont les cicatrices ne sont pas visibles. »46 Blessé dans sa chair et dans son âme, mais aussi privé du droit de dire et d’agir, il se retrouve en outre confronté à l’épreuve d’une double altérité. La première, quoique restée derrière lui, continue de le retenir et de le hanter ; la seconde tente de le happer et de le transfigurer. C’est pourquoi il est devenu l’otage de dilemmes compliqués : non plus être ou ne pas être mais plutôt, changer ou ne pas changer, appartenir ou ne pas appartenir. Ses interlocuteurs européens, les « autres » de ce côté-ci du miroir, se retrouvent, eux aussi, dans une position délicate. Les représentations qu’ils ont de l’exil, de la souffrance des transplantés latino-américains constituent tout autant, un facteur de rapprochement, qu’une entrave à la relation. « L’aura dont notre imaginaire avait paré les réfugiés du Chili, reconnaît Jean-Jacques Massard, membre de la CIMADE47 à Lyon, nous avait parfois fait oublier qu’il s’agissait d’hommes et de femmes comme nous, avec leurs grandeurs, leur générosité, leur fierté, mais aussi leurs faiblesses, leurs caractères, leurs angoisses, leurs rivalités, leurs problèmes familiaux… en un mot leur humanité. »48

Quels que soient les motifs économiques ou politiques de leur transplantation en Europe, les six premiers mois demeurent, pour la plupart des migrants, un passage difficile. « Impossible de surmonter la noirceur, nous dit Alicia Dujovne Ortiz, sans la traverser ». Il semblerait qu’il n’y ait pas d’autre voie, que d’avancer par étapes successives. Impossible non plus de ne pas mettre l’autre à distance. « Percevoir les ressemblances et découvrir ce qu’il y a de bon, cela demande du temps », explique encore cette romancière argentine, exilée politique en Europe dans les années 1970-80 puis immigrante à nouveau en France, après la crise économique sévère qui a ébranlé les pays du Cône Sud au début du XXIe siècle :


Au bout de six mois c’est à peine si on parvient à établir une liste de ce qui rend l’autre pays différent de notre pays d’origine. Une liste noire destinée à mettre en évidence tout ce que nous avons de mieux qu’eux. Tout ce que nous observons nous semble d’une stupidité extraordinaire et nous sert sans doute à relever à nos propres yeux notre image abattue. Nous arrivons dans le pays choisi qui est en train de nous sauver la vie et nous nous opposons à lui. C’est un peu comme cette attitude fréquente qui consiste à dire « je ne sais pas de quoi vous parlez mais je ne suis pas d’accord » 49.

Au début, les exilés latino-américains préfèrent souvent rester entre eux, mais des rivalités aussi s’instaurent entre les familles, les alliances politiques, les groupes qui se reconstituent. Les six premiers mois, sont là pour mettre à l’épreuve les lieux communs vis-à-vis des Européens: « les Français aiment davantage les chiens que les enfants, ils préfèrent le parfum que la salle de bain, ils n’ont pas le sens de l’humour, ils sont, soit trop cartésiens, soit ambigus, c’est pourquoi ils excellent dans l’art de la litote et de la négation . J’étais perplexe, raconte Amanda Puz, quand on me disait des phrases du genre : ce ne serait pas mal du tout que tu ne lui dises pas que tu ne veux pas y aller. » Dans son livre Última vez que me exilo, cette journaliste et romancière chilienne évoque avec beaucoup d’esprit et de finesse ce long processus de transplantation, une expérience néanmoins toujours difficile et douloureuse qu’elle résume en ces quelques mots :


Nostalgie, déracinement, séparation et perte d’êtres chers, altérations émotionnelles, sentiment de solitude et d’isolement, manque de ressources économiques, travail dévalorisant et instable, carrières professionnelles brisées, dislocation familiale, ruptures conjugales, foyers défaits, déménagements successifs50.
Et puis, peu à peu, le jour où la liste des différences se rétrécit, où les voisins ne sont plus des Allemands ou des Espagnols mais des voisins, simplement, les transformations commencent à se produire : transformations des cinq sens, nous dit Alicia Dujovne Ortiz ; transformations du visage et du corps, car apprendre une autre langue, ou parler l’espagnol avec un autre accent cela ne passe pas seulement par le cerveau, mais aussi par les muscles et les os ; transformations, finalement, du caractère et de l’âme51. C’est alors que je deviens cet autre moi qui n’était pas moi et dont j’ignorais l’existence. Denise Jodelet observe que le français dispose de deux termes pour désigner celui qui n’est pas soi : « "autrui " (le prochain) qui suppose une communauté et/ou une proximité sociale, en raison de la participation partagée à une même totalité (qui peut aller du groupe à l’humanité), et " autre " (l’alter) qui suppose une différence et/ou une distance sociale découlant d’appartenances (territoriales, généalogiques, génériques, etc.) distinctes.»52 C’est le jour ou "l’autre" européen devient pour lui "autrui" au sens même de cette définition que le transplanté latino-américain commence à trouver sa place dans le pays d’accueil. Toutes ces transformations, dans le cas des réfugiés politiques et des migrants économiques, s’inscrivent toutefois dans ce qu’il convient d’appeler, si l’on continue de filer la métaphore médicale, la phase de convalescence, cette période de transition suivant une maladie et pendant laquelle le patient retrouve progressivement ses forces en rejetant la maladie vers l’extérieur, en la faisant "autre", elle aussi.
Migrations nouvelles et échanges universitaires internationaux
Sommes-nous vraiment rentrés dans une nouvelle ère au XXIe siècle, celle de la mondialisation, ou s’agit-il encore d’une étape transitoire vers une autre configuration du monde, très distincte de celle que nous connaissions jusqu’à présent? Quelles que soient les réponses possibles à cette question, une seule chose semble sûre, c’est que la nature migrante des individus demeure une constante de nos jours, même si toutes les autorités du monde, et en particulier celles de l’Europe, s’acharnent à contrôler et à restreindre le droit de circuler. Depuis la fin du XXe siècle, deux formes parallèles d’immigrations latino-américaines parmi d’autres, tantôt convergentes tantôt contradictoires, continuent de se développer dans les pays européens : celles des étudiants et des enseignants et chercheurs qui participent du phénomène d’internationalisation croissante des échanges universitaires ; et celles des travailleurs qui, malgré les besoins du marché, se trouvent confrontés au contrôle renforcé des frontières et condamnés à vivre dans l’illégalité. « Hier loué et protégé, écrit Olga L. González, l’immigré latino-américain doit, aujourd’hui, vivre dans la clandestinité et la précarité. L’immigration latino-américaine a changé. La perception que l’on en a aussi. »53 Le transplanté pour motifs économiques n’est ni un rastaquouère, ni un intellectuel bohème, ni un réfugié politique. Dépourvu d’argent et de statut, il est devenu invisible. Il se noie dans les rapports statistiques et semble moins avide de reconnaissance culturelle que d’insertion sociale et professionnelle. S’il possède quelques bagages il n’a de cesse que de les déballer immédiatement pour s’installer dans sa nouvelle vie. Il ne s’agit pas pour lui d’une parenthèse, mais bien d’une transplantation qu’il espère durable, voire définitive. Comme tout transplanté, il doit s’exposer, lui aussi, à cette étape préalable de transformation décrite par Alicia-Dujovne Ortiz, aux difficultés linguistiques, à l’ignorance, à l’indifférence ou à la méconnaissance des « autres », au déracinement, à l’isolement, à la peur. Il est porteur malgré lui d’une altérité qui effraie et que la plupart des pays européens aujourd’hui gèrent comme une menace économique et sociale. Les communiqués du Réseau Education Sans Frontières décrivent en France comment la pression qui s’est installée sur les étrangers et la réduction croissante de leurs droits génèrent un sentiment permanent d’humiliation, d’angoisse et de révolte. Les Latino-américains représentent aujourd’hui 13% des mouvements migratoires internationaux54. De temps en temps une erreur administrative ou policière permet à l’opinion publique, souvent incrédule, de mieux saisir les conditions dans lesquelles s’exerce l’accueil des ces migrants extraterritoriaux en Europe. C’est ce qui s’est produit en France, par exemple, lorsque l’acteur mexicain Ruben Sosa, qui incarnait justement un immigré sans papiers dans le film Los Bastardos du cinéaste Amat Escalante55, a été interpellé par la police, le lundi 19 mai 2008, lors son arrivée à l'aéroport de Nice. Il a eu beau déclarer qu'il était invité au Festival de Cannes, les services de contrôle aux frontières l’ont appréhendé comme un clandestin ordinaire. Selon l’Agence France Presse, « il a été traité comme un malpropre: ils l'ont attrapé par un bras, ils ont vidé et démonté sa valise et il a été mis en caleçon devant tout le monde. »56

Dans les mêmes avions, dans les mêmes files d’attentes aux postes de douanes, des étudiants et des chercheurs latino-américains côtoient chaque jour ces migrants économiques. Ils voyagent pour leur part munis d’un visa d’études ou un visa scientifique qui ne les prémunit pas nécessairement contre les soupçons, les contrôles et les fouilles parfois vexatoires, car la première épreuve de l’altérité européenne aujourd’hui, c’est le passage de la frontière. Malgré cela les étudiants latino-américains ont le vent en poupe, comme l’explique sur un site Internet du magazine l’Etudiant la journaliste Fabienne Guimont qui, au début de l’année 2009, recense 11.000 étudiants originaires d’Amérique Latine sur le territoire français57. Ils viennent en Europe pour un séjour d’un mois, d’un semestre, d’un an, quelques fois pour toute la durée de leurs études supérieures. Certains d’entre eux s’installeront définitivement dans le pays d’accueil après avoir obtenu un diplôme et un contrat de travail. Qu’est-ce qui les différencie des autres immigrants? Leur niveau social le plus souvent ou leur bourse d’études, la convention universitaire qui leur permettra d’obtenir un titre prolongé de séjour. Pour le reste, le processus d’adaptation peut paraître, par certains aspects, un peu similaire à celui des réfugiés politiques des années 1970. En effet, il s’agit a priori d’une immigration éphémère qui donne aux individus le sentiment d’être seulement de passage en Europe. Non seulement ils envisagent de rentrer à court ou moyen terme, mais ils effectuent des allers et retours, parfois fréquents, dans leur pays d’origine. Le caractère transitoire de leur transplantation, explique qu’ils ne cherchent pas forcément à être intégrés. De nouveaux moyens technologiques leur permettent, en outre, de rester en contact permanent, via Internet, avec les réseaux familiaux et socioculturels qui étaient les leurs avant de partir.



« Ce que je cherchais en Europe, c’était le Premier Monde, c’est à dire un pays développé avec des technologies avancées », raconte Edgar, un étudiant latino-américain inscrit dans une école d’ingénieurs lyonnaise, « mais je voulais aussi connaître une "autre" langue, une "autre" culture, "d’autres" personnes. »58 Les motivations d’aujourd’hui ne semblent guère différentes, non plus, de celles d’hier, celles des élites bourgeoises et intellectuelles transplantées en Europe depuis le XIXe siècle, le commerce et la technologie ayant supplanté, il est vrai, les lettres et les arts. L’avènement d’une économie mondiale de la connaissance suscite, en effet, une demande croissante de personnels qualifiés, notamment de chercheurs et d’ingénieurs dans les secteurs de haute technologie. Tout autant que les migrants économiques, ils sont partie prenante d’un vaste système destiné à équilibrer les marchés nationaux et internationaux du travail. Parce qu’ils partagent et font circuler les connaissances, ils agissent également comme des agents du progrès scientifique qui se développe dans le cadre de réseaux transfrontaliers et multidisciplinaires de plus en plus complexes. Et leur présence accroit la compétitivité des établissements d'enseignement et des laboratoires de recherche qui les accueillent et est évaluée désormais au travers de classements internationaux59.

Mais même lorsqu’ils semblent obéir à une vraie stratégie intellectuelle et professionnelle, ces nouveaux nomades de la mondialisation entretiennent des relations compliquées avec l’altérité européenne, aussi bien au niveau individuel que collectif, qui s’alimentent de représentations conscientes ou inconscientes où s’entremêlent des éléments culturels et affectifs très divers. Lorsqu’on les interroge sur ces questions, il n’est pas rare qu’ils évoquent des symptômes de dépression liés selon eux au changement de modes de vie, à la perte des référents et des liens sentimentaux, au manque de communication ou de compréhension avec les jeunes européens de leur âge. Dans les formations scientifiques et technologiques la peur de l’échec est omniprésente. Elle tient, sans doute, au statut et au caractère sélectif des disciplines, à l’importance qu’on leur accorde dans le monde économique et social. C’est d’abord la peur de décevoir la famille qui a consenti de gros efforts financiers pour permettre à l’étudiant de s’expatrier en Europe, mais aussi les amis ou les responsables académiques qui lui ont fait confiance. C’est la peur du regard de l’autre qui ne perçoit pas toujours les difficultés inhérentes au processus de transplantation et qui peut avoir une idée dévalorisante de l’étranger qui se trouve en face de lui parce qu’il vient d’un pays moins développé, parce qu’il n’est pas encore capable de trouver les mots justes pour exprimer ses réflexions et ses sentiments, parce qu’il n’a pas bénéficié du même système de formation préalable. Un élève-ingénieur mexicain, Eduardo Morelos Pulido, recommandait à son établissement d’accueil dans un mémoire rédigé en 2006, de prévoir des ajustements psychosociaux pour la formation des étudiants latino-américains, pour atténuer les difficultés liées selon lui « au choc culturel, à la discrimination, à l'adaptation à des rôles, des normes ou des régulations différentes mais aussi au mal du pays, à la solitude, à la dépression, à la frustration, et à la perte d'identité et de statut. »60

Pour ces jeunes gens qui n’ont pas toujours une idée très approfondie de ce qu’est l’histoire ou la culture de leur pays d’origine les notions d’identité et d’altérité ce sont d’abord des questions de contact, de goûts, de comportements et de sentiments. Ainsi la nourriture, la musique ou la danse semblent leur dire qui ils sont et pourquoi ils sont semblables ou différents des autres. Comme pour les générations qui les ont précédés, c’est aussi l’envie de liberté qui les a attirés vers l’Europe, le désir d’échapper aux pressions familiales ou sociales, mais lorsqu’ils se retrouvent de l’autre côté du miroir les perceptions sont altérées. Ce que je considérais avant comme "autre ", c’était un autre "moi" dont je n’avais pas conscience. « Ici je suis privé de tout, constate Cahê, un jeune brésilien, privé de ma famille, de mes amis, de tout ce qui faisait ma vie avant. »61 D’après Noelia, une étudiante mexicaine, si les jeunes Français se comportent de façon plus autonome que les Latino-américains vis-à-vis de leur entourage le plus proche, ils ne sont pas plus libres pour autant. Par exemple, « nous, nous donnons la liberté de rire, de pleurer ou de crier, nous exprimons tout ce que nous ressentons, alors qu’eux ils ne disent pas ce qu’ils pensent, et ils sont gênés lorsque nous essayons de les approcher ou de les toucher. Ils se compliquent la vie », conclue-t-elle62. Certains étudiants apprécient le confort matériel qu’ils découvrent en Europe, notamment au niveau des infrastructures urbaines, mais désapprouvent la mécanisation excessive de la vie quotidienne dans laquelle ils perçoivent un risque de dégradation du lien social beaucoup plus manifeste que dans leur pays d’origine. Cette situation est d’autant plus déconcertante pour eux que, du fait de leur déracinement, ils sont en manque de contacts et d’affection. C’est pourquoi ils attendent beaucoup plus que ce que leurs hôtes européens sont capables de leur offrir, ce qui génère régulièrement chez eux un sentiment d’insatisfaction, voire de désenchantement.

La découverte de l’autre, tout comme la transplantation, est un processus long est complexe qui ressemble à la reconstitution d’un puzzle. Idées reçues et faux semblants sont autant d’entraves qui retardent la détection des pièces qui, peu à peu, s'emboîtent les unes dans les autres. Ce processus n’en demeure pas moins essentiel pour l’individu, car comme le rappelle Bernard Lamizet, c’est la représentation de l’autre qui fonde, pour le sujet, la représentation sans doute ultérieure de sa propre identité63. Lorsqu’ils arrivent en Europe la plupart de ces jeunes étudiants ou chercheurs n’ont qu’une idée très lointaine de ce qu’est l’Amérique Latine, un terme d’autant plus opaque que tous les spécialistes s’accordent à dire qu’il est impossible de définir64. Réalité ou concept ? Quoi qu’il en soit, l’Amérique Latine n’est souvent perçue comme telle par le Latino-Américain que lorsqu’il s’installe en Europe. Ici, en plus, on emploie souvent pour le définir le diminutif familier "latino", un terme d’autant plus équivoque que, tout en prétendant mettre en évidence une spécificité non européenne, il sème la confusion en retirant au mot original ce qui exprime justement son altérité. Comment peut se reconnaître sous cette appellation, perçue, parfois, comme péjorative, un jeune Brésilien de São Paulo dont les parents sont nés au Japon? Ces interlocuteurs européens auront beau lui dire que ce terme peut avoir au contraire une connotation positive, qu’il exprime la chaleur humaine ou la joie de vivre, il ne pourra s’empêcher de le trouver superficiel et réducteur.


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