.R. CALVET
Voici votre rapport de stage ouvrier, avec votre note. J’ai ajouté quelques observations ou conseils.
— Accepter tous les travaux qui vous seront confiés (dans le cas où vous auriez le sentiment de ne pouvoir accomplir une tâche, le faire remarquer, en donner la raison, mais accepter de tenter le travail).
— Dans l’exécution du travail, faire preuve de la plus grande bonne volonté. Vous abstenir de porter des jugements qui supposent une expérience que vous n’avez pas.
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Noter chaque soir les observations principales de la journée, telles qu’elles reviennent à la mémoire ; vous les classerez plus tard lors de l’établissement du rapport dont elles seront les bases.
RAPPORT DE STAGE OUVRIER
STAGE EFFECTUE A LA SOCIETE CALAISIENNE DE PATES A PAPIER
EN JUILLET 1966
INTRODUCTION
La S.C.P.P. fabrique dans son usine de CALAIS, à partir des rondins de bois feuillus ou résineux, la pâte qui servira de matière première au papier.
Comme dans toute usine chimique lourde, il existe un réseau complexe et important de tuyauteries, avec des vannes, des cuves de stockage. D’autre part l’usine fabrique elle-même son électricité, par l’intermédiaire de turbines à vapeur. Enfin, la direction voulant sans cesse améliorer les procédés de fabrication, il est nécessaire d’effectuer des modifications dans l’appareillage. Réparations, travaux neufs, cela implique, par économie, un atelier d’entretien à l’intérieur même de l’usine.
C’est dans cet atelier que j’ai vécu mon stage, mais pas exclusivement, puisque je me déplaçais avec mon coéquipier dans l’usine même lorsqu’il fallait réparer ou poser du matériel neuf.
Pour plus de clarté j’ai jugé bon de diviser mon rapport en trois parties :
I - Mes camarades ouvriers
II — L’ouvrier et l’usine
III— L’ouvrier et sa famille
Ces deux dernières parties peuvent d’ailleurs avoir des points communs puisque, en quelque sorte, le vie de l’ouvrier chez lui dépend de celle qu’il mène à l’usine.
MES CAMARADES OUVRIERS
A) DES APPRENTIS
~JEAN-PIERRE-
Son père venait de mourir dans un accident survenu à l’usine. Il y est entré une semaine après moi. Pour subvenir un peu & sa famille, il est obligé de travailler. Il était dans un centre d’enseignement technique (CET) à
CALAIS. Il a 16 ans et il lui restait un an à faire pour avoir son C.A.P. d’ajusteur. Il trouve très différent ce ~u’on leur apprend h. l’école et ce qu’il a déjà pu faire ici. Il m’a questionné sur l’INSA, en particulier sur la discipline. Notre système d’autodiscipline semblait 1’ étonner.
DANIEL
Son visage ne m’était pas inconnu. C’est lui qui m’a adressé le premier la parole et je l’ai reconnu quand il m’a dit que nous étions ensemble à l’école primaire. Il devait être une classe au-dessus de moi. Je l’avais perdu de vue dès mon entrée au lycée. Il est rentré ici à 14 ans et demie; il en a maintenant 20. En ayant pourtant commencé sans aucun bagage, il ne s’est pas mal débrouillé. Il travaille souvent en équipe avec le meilleur ouvrier du service entretien “Ma Grosse”, comme l’appellent ses camarades, un gaillard de 127 kg. D’autres exemples qui suivent montrent que c’est la valeur de l’ouvrier qui compte, et non un CAP ou autre.
B) DE jeunes OUVRIERS
Ce sont des ouvriers
revenus du service militaire, ayant déjà une certaine expérience de leur métier.
MICHEL
Ce fut mon premier coéquipier. Il a 25 ans, est marié, sans enfant. Je ne tus avec lui que la première semaine car ensuite il partait en vacances. Il m’expliquait un peu tout ce qu’on faisait ensemble. Il trouvait normal que je fasse un stage :“cela te donnera de la pratique” me disait—il. Il était rentré en atelier à 14 ans, dans une autre usine chimique. Il a suivi des cours du soir et c’est maintenant un très bon ouvrier spécialisé en chaudronnerie. Michel est aux “Pâtes” depuis quatre ans. Plusieurs fois je l’ai entendu dire, quand cela allait mal : “Bien sûr on a de mauvais moments, mail il y a aussi de bons moments”. Ses
paroles reflètent l’optimisme des jeunes ouvriers en général.
—
MICHEL le soudeur—
C’est un célibataire, d’environ 27 ans. Il était sympathique à
tout l’atelier. Son “royaume” c’est le peste de soudure, séparé du reste de l’atelier par un paravent, à cause des lueurs de l’arc électrique. Il est très bon soudeur mais ne veut pas passer la licence de soudeur professionnel, car il a peur de ne plus avoir le droit que de souder.
C) UN OUVRIER MUR : ARSENE
C’est lui qui remplaça MICHEL auprès de moi. Il a 44 ans et est ici depuis 14 ans. Il est également chaudronnier. Mais il a fait plusieurs métiers avant d’entrer ici. Il était au collège mais la guerre est survenue et son père l’a fait travailler. Entre autres il a déchargé les péniches, joué de l’accordéon dans les cafés. A la fin de la guerre il s’engage dans la marine, au service du déminage. La période de la guerre fut vraiment mauvaise pour lui. De cette époque il Lut est resté un petit air triste. On dirait qu’il regrette d’avoir vu ses études arrêtées : il est un peu devenu ouvrier par obligation. Un jour, pendant la pause, il me parlait de ses études et me disait : “Dans le fond je ne regrette pas. C’est la destinée. Je ne suis pas plus malheureux pour cela». Il a quatre enfants, dont deux en bas age. Pour améliorer leur situation, sa femme a repris une quincaillerie.
L’OUVRIER ET L’USINE
A) L’ENCADREMENT
Un Président Directeur Général Mr WEINBRECK
Un Directeur Général Mr PREVOST
Un Directeur technique de Un Directeur Administratif
fabrication Mr HEBERT Mr JOLY
Chef du service d’entretien, sous-directeur
Mr CRESTEY
Chef d’approvisionnement d’entretien
Mr BOUCHE
Contremaîtres d’ entretien
Sous chef d’ entretien—contremaître
responsable des travaux neufs
Mr BOULANGER
Chaque contremaître est chargé de faire effectuer un certain travail par des ouvriers qu’il désigne, d’après des plans exécutés par les dessinateurs du bureau d’études.
B) L’APPROVISIONNEMENT DE L’ATELIER D’ENTRETIEN
Ce service tient une place importante dans l’atelier. Bans arrêt les ouvriers ont besoin de se ravitailler en tôles, tuyaux, brides par exemple. Comme dans de nombreuses autres usines — le système pouvant varier un peu — les contremaîtres sachant quel travail est à effectuer par l’ouvrier, lui rédigent un bon de commande - Contre celui ci les serveurs du magasin — ils sont quatre ou cinq — lui fournissent le matériel demandé dans la mesure du possible. Les bons sont ensuite transmis au chef du service d’approvisionnement d’entretien, Mr BOUCHE, qui tient la comptabilité des entrées et sorties.
Il arrive souvent qu’un ouvrier ait besoin d’une échelle, d’un palan, ou d’une paire de bottes pour effectuer son travail. Pour ne pas encombrer inutilement l’atelier, ces objets sont stockés en magasin; et l’ouvrier recevra ce qu’il demande contre une fiche avec un numéro propre. Il. posséder ainsi 5
fiches
seulement, afin d’éviter qu’il laisse traîner trop de matériel dans l’usine.
Actuellement le magasin est en cours de réaménagement. Tout le matériel est rangé par ordre de taille et plus ou moins loin de l’entrée suivant la fréquence d’emploi. Le magasin est divisé en secteurs « Electricité », « boulonnerie », « huiles » .
Tout ceci permet de servir bien plus rapidement les ouvriers et une meilleure tenue des comptes.
C)
LA SECURITE A L’USINE
Les dangers courus quotidiennement par les ouvriers dans une usine sont nombreux. Il est donc normal de prévoir les accidents en prenant des mesures de sécurité.
Ici, les accidents qui peuvent arriver sont nombreux et divers main4 ou doigts coupés par une machine, une écorceuse à main par exemple, asphyxie due à des émanations toxiques, chute des ouvriers d’un échafaudage - entre autres
Pour empêcher ces faits regrettables pour tout le monde, la direction fait tout pour prévenir l’accident. Ce sont d’abord les affiches placées dans l’atelier et un peu partout dans l’usine, avec des dessins et des formules suggestives telles que « échafaudage provisoire --incapacité définitive ». D’autre part on met à la disposition des ouvriez des lunettes ou des casques pour souder, des gants, des masques à gaz. On leur fait attacher les échelles dont ils se servent, pour qu’elles ne glissent pas. Quand un ouvrier travaille sur un moteur il accroche à proximité une plaquette avec son nom. Ainsi personne n’a le droit de remettre en route le moteur en question, tant que la plaquette reste là. Enfin les câbles électriques ou les tuyaux de gaz des postes de soudure doivent être, dans la mesure du possible, accrochés à deux mètres de hauteur environ, pour ne pas les heurter avec le pied. Pour les ouvriers négligents, il a été crée le système des blâmes. Au bout de trois blâmes les primes de fin d’année sont amputées d’une certaine somme. C’est encore de l’avis de Michel, lé meilleur système. D’ailleurs les ouvriers ne sont pas inconscients et tiennent à la vie; si bien que généralement ils suivent les consignes de sécurité qui leur sont données.
D)
DUREE DU TRAVAIL -SES CONDITIONS
Le personnel du secteur “fabrication” suit le système des “trois huit” car la fabrication ne doit pas s’arrêter. Il prend ses congés en Août. Mais il est déjà arrivé qu’à la suite d’une commande urgente, une partie de personnel soit rappelée. D’autre part certains secteurs, comme l’entrée des bois”, n’ont arrêté cette année qu’une semaine, car il y avait du bois à débiter en copeaux.
Le personnel du service d’entretien suit ordinairement l’horaire 6h—12h15 — 14h—17h15, sauf le samedi (7h—13h), ce qui fait 42h. par semaine en décomptant le quart d’heure de pause non payé de 8h45
à 9h.
Mais c’est pour ainsi dire un minimum d’heures de travail, car beau coup d’ouvriers sont appelés, suivant l’urgence de la réparation en cours, à faire des heures supplémentaires. Pour rattraper les jours de fête, comme au 14 Juillet, et pendant l’arrêt de l’usine, les ouvriers du service d’entretien commencent à 7h.
Par mesure de sécurité, quatre ouvriers sont de service chaque soir. Ils sont nommés à tour de rôle par les contremaîtres et la liste, établie pour un mois, est affichée sur le mur du petit local réservé à ceux-ci. Cela est assez gênant pour l’ouvrier, car il ne peut sortir de chez lui le dimanche où il est de service. Mais cela l’est encore plus quand il doit faire une “journée à la tire”, comme ils disent. Arsène a déjà dû travailler 18 heures d’affilée. Cela se produit quand un accident survient (une explosion de chaudière par exemple ou lorsque du retard s’est accumulé. C’est extrêmement pénible et ils sont vraiment épuisés de fatigue quand arrive la fin du travail.
L’un des signes de cette fatigue est une irascibilité croissante.
Encore à propos de la dureté de leur travail, j’ai travaillé une journée avec des camarades qui devaient réparer le dessus d’une chaudière endommagée par une explosion. Ils durent découper, puis souder par une température supérieure à 35 °C, à cause de la proximité des autres chaudières. La chaleur dégagée par les chalumeaux oxyacéthyléniques n’était pas faite pour arranger les choses et je les ai vus, la sueur ruisselant littéralement sur leur visage et trempant leur chemise. Là, j’ai compris ce que “ça’ pouvait être leur travail.
Aussi leurs vacances sont-elles bien méritées. Contrairement à ce qui se passait pour le service “fabrication’, ils les prennent en Juin, en Juillet ou en Septembre mais pas en Août. En effet c’est pendant l’arrêt qu’il y a le plus de travail, parce qu’on en profite pour tout vérifier. De plus, ils prennent rarement toutes leurs vacances d’un seul coup. Ils préfèrent conserver une semaine pour les fêtes de Noël. Mon premier coéquipier, Michel, n’a pris cette année que 15 jours, réservant une semaine pour Noël et une autre pour la naissance d’un futur bébé.
E)LA DETENTE A L’USINE
Dès ma première - journée de travail, j’ai goûté avec mes camarades les moments de détente qu’on nous accordait.
Le premier c’est le casse-croûte du matin. Par un appel de sirène à l’extérieur de l’atelier, le klaxon à l’intérieur, à 8h45, nous savions que nous pouvions arrêter le travail. Chacun alors se précipitait sur son casse-croûte. Le premier jour je n’en avais pas apporté mais dès le lendemain je faisais comme eux.
Le deuxième moment de détente c’est ce que l’on pourrait appeler la “pause pré-travail”. Comme son nom l’indique, c’est le quart d’heure de battement avant le début effectif de la matinée ou de l’après-midi de travail. Il est recommandé aux ouvriers d’arriver un petit quart d’heure avant l’heure normale. Rares sont ceux qui n’observent pas cette consigne. Des groupes se forment dans l’atelier, autour des établis — On discute le sport, on raconte le dernier film. D’ailleurs les sujets ne manquaient pas en ce mois de Juillet : le “duel” Poulidor-Anquetil, la coupe du monde de football, le mauvais temps qui s’acharnait sur la France. En réalité ce quart d’heure est un moment de battement qui permet aux ouvriers de passer aux vestiaires et de “souffler” un peu avant le travail. Ainsi ils commencent à l’heure juste.
Les ouvriers ont-ils d’autres moyens de se détendre à l’intérieur de l’usine ?
On peut encore parler des douches comme détente, car elles font du bien après les fatigues de la journée. Mais rares furent les ouvriers que j’entendis parler de douches. Ils étaient souvent trop pressés de rentrer chez eux, même s’ils étaient un peu sales. D’ailleurs ne faisais-je pas comme eux ?
Enfin ou pourrait croire que les équipes de sport sont florissantes à l’intérieur de l’usine, à entendre les ouvriers parler du sport. Pourtant il y a deux obstacles majeurs : le premier c’est l’insuffisance de jeunes, bien qu’il y ait environ quatre cents ouvriers au total. Bien sûr il y a à l’atelier quelques jeunes sportifs, mais ils sont obligés de pratiquer dans des équipes civiles. L’usine possède même un terrain de football, mais il n’y a personne pour jouer dessus. Le deuxième obstacle, c’est la fatigue des ouvriers à la fin de la semaine. En milieu de semaine, ils n’ont pratiquement pas le temps de s’entraîner. Et quand arrive le dimanche, ils n’ont plus envie d’accumuler de nouvelles fatigues.
F)LE SALAIRE DE
L’ OUVRIER
—Le mode de paiement- Le niveau du salaire
Les ouvriers sont payés à l’heure et reçoivent leur “semaine »
tous les jeudis soir. Leurs entrées et sorties de l’usine sont contrôlées par la machine à pointer.
Ici les ouvriers à part entière sont payés à environ 4fr de l’heure. Mon premier coéquipier, Michel, recevait 4 Fr.. C’est l’un des ouvriers les mieux payés du service d’entretien, où chacun est rémunéré suivant sa valeur propre et ses progrès. Le salaire peut paraître assez élevé par rapport à celui d’ouvriers embauchée dans d’autres usines de la région. Mais la direction à tenu compte de la dureté du travail ici et d’autre part le salaire horaire comprend les primes de salissure, d’insalubrité et d’astreinte, plus une certaine partie de la prime d’intéressement à la productivité, quand celle-ci devient trop forte.
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LE PAIEMENT DES HEURES SUPPLEMENTAIRES
Au service Entretien
L’horaire légal compte 40 heures de travail par semaine. Ici les ouvriers du service d’entretien font 42 heures par semaine. Ils ont donc déjà 2 heures payées à 25
% en plus. S’il. font des heures supplémentaires entre 5h du matin et 9h du soir, elles lui sont payées 25% en plus. Le dimanche le pourcentage est plus fort l’après-midi, où il atteint 75%. C’est le même que pour un jour férié.
A la Fabrication
Quatre équipes assurent la fabrication de la pâte. Elles font trois semaines de 40 heures pour une de 48. Ces huit heures de supplément sont payées comme des heures supplémentaires ; de même si l’équipe travaille un dimanche, ce qui arrive une fois sur quatre. En effet la direction pourrait considérer, puisque c’est un service de fabrication
6 que le dimanche est un jour comme les autres. Mais elle ne le fait pas.
- LES PRIMES
Prime d’intéressement à la productivité
Cette prime fut créée ici en mars 1948 — L’usine était dans ce domaine presque une innovatrice. On définit un certain taux d’intéressement, calculé avec le tonnage de pâte fabriqué par rapport au nombre d’heures de travail passées. Si le taux dépasse 21%, borne fixée par les commissions paritaires, 10% sont automatiquement intégrés au salaire de l’ouvrier. Bien entendu il s’agit de 10% du salaire ne tenant pas compte des heures supplémentaires. Cette intégration est plus ou moins bien vue par les ouvriers. Les jeunes en sont tout à fait satisfaits, car même si le taux diminue ou devient nul, leur salaire reste assez élevé. Pour eux, l’intégration est synonyme de sécurité. Les plus vieux par contre, sont généralement mécontents, car ils ont l’habitude de conserver les primes pour eux, tout en donnant leur salaire brut à leur épouse. On comprend un peu qu’ils préféreraient ne pas voir baisser leurs primes qui leur servent de « dimanche », au profit de leur épouse. De toutes façons une intégration augmente forcément le salaire.
Ici la direction ne fait que suivre ce qui existe dans de très nombreuses usines. Le taux de la prime suit à peu prés le nombre d’années effectuées au service de la SCPP est de 1% an bout d’un an — la prime porte dans ce cas particulier le nom de prime de fidélité de 15% au bout de 15 ans. Michel a un taux de 4% et il reçoit sa prime tous les trois mois.
Echelle mobile des salaires — Participation aux bénéfices
Les bénéfices sont calculés en fin d’année et ils sont distribués aux ouvriers proportionnellement à ce qu’ils ont touché dans le courant de l’année. Pour ceux-ci c’est un peu un treizième mois. La direction n’attend pas que les délégués et les secrétaires syndicaux viennent “mendier” une augmentation des salaires. Bien que l’échelle mobile des salaires ait été officiellement supprimée, on s’y réfère encore. Ceci permet une meilleure entente entre la direction et les ouvrier». Jamais, pendant mon stage, Je n’ai entendu quelqu’un se plaindre qu’il était mal payé. Michel était même content de m’expliquer les primes qu’il recevait.
G) LA DEFENSE
DES INTERETS
Au cours de mon stage, J’avais trouvé plutôt minime l’action syndicale à l’usine. Une seule fois on nous avait distribué un Journal syndical, auquel d’ailleurs peu d’ouvriers avaient prêté attention, sur le moment du moins. Ce calme s’explique quand on voit ce qui est fait pour les ouvriers, en particulier au point de vue salaires. Depuis très longtemps, bien avant la loi de Juin 1966, la direction a placé au même rang les délégués du personnel et les secrétaires syndicaux. D’ailleurs lors des réunions da comité d’entreprise, ces derniers sont toujours invités. L’un des tourneurs de l’atelier est délégué. Il renseigne ses camarades, quand par exemple ceux-ci ne comprennent pas bien leur bulletin de paye. Un autre est délégué à la sécurité.
En effet la sécurité de l’ouvrier étant également de son intérêt, quatre ouvriers sont désignée par le comité d’entreprise comme délégués à la sécurité. Ce sont eux qui sont chargés de rapporter ce qui ne va pas dans tel ou tel secteur, en dénonçant, si besoin est, l’insécurité d’un travail ou le danger d’une machine.
Enfin Je peux citer l’existence d’une section d’entraide. Elle possède son médecin et une assistante sociale. Au point de vue de la participation ouvrière, elle regroupe deux membres désignés par le comité d’entreprise et quatre autres élus par les ouvriers. Cette section d’entraide couvre le complément des frais médicaux non remboursés par la sécurité sociale ; elle a créé la maison familiale de Montflambert, près de Reims. Elle s’occupe aussi des vieux ouvriers de l’usine.
L’ OUVRIER ET LA FAMILLE
A) INCONVENIENTS DU TRAVAIL OUVRIER POUR LA FAMILLE :
En général un ouvrier marié veut assurer un certain bien-être à sa famille. Pour cela son salaire ne suffit pas tout à fait, car il ne permet de se payer que le nécessaire. Donc il fait des heures supplémentaires, ce qui est d’autant plus facile qu’il y a toujours du travail à l’usine. Mais quand on sait déjà combien le temps passé à la maison s’écoule rapidement, quand on est astreint à l’horaire journalier de travail d’un ouvrier, on comprend que l’ouvrier n’est pratiquement plus chez lui, quand il fait des heures supplémentaires. Ses enfants sont couchés quand il rentre, ne sont pas levés quand il part.
t
Si son domicile est éloigné du lieu de travail 1’ ouvrier a juste le temps de déjeuner. Arsène doit préparer lui-même le repas de midi, car sa femme est tenue par la quincaillerie. Il n’aime pas beaucoup f aire des heures supplémentaires, maintenant qu’ils ont cette quincaillerie, parce qu’il a toujours du travail de rangement à y faire.
Lorsque la femme reste au foyer, l’ouvrier risque malheureusement de devenir celui qui rapporte de l’argent toutes les semaines.
On pourrait croire que l’ouvrier va rattraper cette absence de chez lui pendant ses congés payés. C’est vrai seulement en partie en effet il ne peut se payer de vacances bien loin de chez lui, à moins qu’il ait de la famille. Et encore souvent il n’oserait pas la déranger. Pour lui. les maisons louées par des particuliers dans les lieux de vacances — système assez économique en développement — sont encore trop chères, et l’hôtel bien plus. D’autre part les vieux ouvriers n’ont pas souvent de voiture et, quand ils en ont une, ils ont peur de faire de trop longues routes. Sur ce point ils sont beaucoup moins entreprenants que leurs jeunes camarades.
B) ASPIRATIONS DE L’OUVRIER A L’INTERIEUR DE SA FAMILLE
Si les ouvriers s’imposent des sacrifices, en faisant des heures supplémentaires, c’est, je l’ai déjà dit pour se prouver un certain bien-être, un certain confort, mais qu’il ne faut pas confondre avec le luxe. A “tempérament” ils achèteront une gazinière, une machine à laver, un récepteur de télévision, et même une voiture
Chaque ouvrier aspire à avoir sa maison, avec un petit jardin où il peut cultiver quelques légumes et des fleurs qui égayeront son logis. Souvent il élève quelques lapins et quelques poules, peut-être plus pour s’occuper que pour en tirer profit.
Pour leurs enfants les ouvriers voudraient une situation plus rémunérée que la leur, moins dure surtout. Aussi sont-ils très fiers des résultats scolaires de leurs enfants. Mais ils hésitent à les faire poursuivre leurs études, à moins qu’ils soient de très bons élèves. Par exemple Arsène a un fils d’une vingtaine d’années, à l’armée actuellement. Il est dans les transmissions et il y suit des cours d’électronique. Ainsi quand il rentrera dans l’usine qui l’employait précédemment, il aura une meilleure situation qu’avant de partir à l’armée. Comme disait Arsène : “Il n’aura au moins pas perdu son temps à l’armée”.
C) LES LOISIRS DE L’OUVRIER CHEZ LUI
L’ouvrier sportif qui se marie arrête très souvent de pratiquer, à moins qu’auparavant ce fût déjà un bon élément. A l’usine l’un était capitaine entraîneur d’une équipe de l’intérieur des terres, un autre jouait en Championnat de France amateur. Mais leur travail les empêche de se donner à fond à leur sport favori.
La plupart sont sportifs devant leur récepteur de télévision. Ils sont très nombreux à en posséder un. Souvent même ils en deviennent les esclaves, se couchent fort tard pour regarder une émission qui les intéresse. Par contre ils vont de moins en moins au cinéma, parce qu’ils n’ont pas beaucoup le temps et aussi parce que c’est cher.
Le dimanche après-midi est souvent réservé, lorsqu’ils possèdent une voiture — qu’ils ont pour la plupart achetée d’occasion —à une petite promenade en famille, dans les bois alentour.
Pour les vacances, l’usine possède une maison de famille à Montflembert dans la Marne, je l’ai déjà dit. Les ouvriers peuvent venir s’y
reposer avec leur famille, moyennant environ 5fr par jour et par personne. C’est aussi une colonie de vacances pour les enfants. Cent peuvent y aller tous les ans sur un effectif de trois cents environ en âge d’aller en colonie de vacances. C’est une solution attirante pour les vacances des ouvriers, mais ils sont souvent trop fixés à leur région. S’ils ont une voiture, ils vont faire, pendant la durée de leurs vacances, des randonnées dans la campagne alentour, près de la mer ou dans les bois. Ou bien ils profiteront de ce moment de répit pour arranger un peu leur jardin, à moins qu’ils aillent à la pêche en mer, sur la jetée du. port, ou encore aider un copain, qui a besoin d’un coup de main pour construire un poulailler.
CONCLUSIONS SUR LE STAGE
Il me faut tout d’abord dire avec quelle gentillesse, quelle compréhension j’ai été reçu par la direction avant mon entrée en stage, pendant et après. Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé, me soutenant de leurs conseils et répondant aux questions que j’ai pu leur poser, sur des points qui me semblaient obscurs.
Ce rapport n’est sûrement pas complet. On ne peut pas comprendre totalement un ouvrier et ses problèmes en moins d’un mois. J’ai peut-être été trop optimiste dans ma description de leur vie à l’usine. C’est peut-être différent ailleurs, mais j’ai trouvé ici des ouvriers quand même privilégiés, par rapport au reste de la population travailleuse calaisienne. Il ne faut pas croire pour cela qu’ils soient enthousiasmés par leur situation. Ils ont leurs peines et leurs joies. Comme disait Michel, “ il y a de bons et de mauvais moments”.
Ce stage m’aura au moins appris à ne plus les sous-estimer. Je me suis même fait des camarades. La meilleure preuve c’est qu’ils voulaient que je reste encore avec eux, après quatre semaines passées ensemble.