§ 2 - Le phénomène de prolifération des AGC
Nous avons pour le moment isolé deux conditions, qui, lorsqu'elles se trouvent réunies, rendent possible la prolifération des AGC dans une configuration de politiques publiques. Cependant, on ne peut parler de "système de gouvernement partenarial" ou encore de "phénomène partenarial" que si les AGC s'inscrivent dans un mouvement d'ensemble, dépassant le cadre de la simple utilisation ponctuelle de conventions. Bien que ce phénomène s'observe dans certaines configurations de politiques publiques l'interprétation managériale des AGC soutient, a contrario, les deux idées suivantes : 1) les AGC seraient complémentaires des activités unilatérales en ce sens qu'elles cohabiteraient généralement, voire nécessairement selon certains auteurs, au sein d'un même secteur de politique publique. 2) les AGC, venant en complément des activités unilatérales, correspondraient en outre à des phénomènes marginaux : il s'agirait d'une simple "touche conventionnelle au sein du système unilatéral"1297. Ces deux énoncés prolongent la présentation des AGC comme "instrument" de politique publique et minimisent leur importance dans les configurations de politiques publiques : "La technique conventionnelle, soutient J.F. Sestier, ne peut plus s'analyser comme l'antinomie de la technique unilatérale. Il a été vu que les deux correspondaient en réalité à des moyens, que l'administration utilise alternativement, selon les buts qu'elle entend poursuivre, et les situations qu'il lui faut régler. Ainsi, les deux types de technique peuvent être mises en oeuvre dans un même secteur d'activité, mais c'est leur fonction qui est alors différente."1298 Cette interprétation - que l'auteur cité relativise lui-même lorsqu'il décrit certaines réalités - est contestable dans la mesure où elle prétendrait rendre compte de la généralité des situations. Il se peut que dans certains cas, les AGC interviennent à la marge, comme autant d'exceptions à la règle de l'unilatéralité. Cependant dans ceux que nous avons étudiés et dans ceux qui seront évoqués, on peut observer des processus de prolifération des AGC, qui conduisent, notamment lorsqu'ils sont associés, à des situations ou prédomine finalement le genre fiduciaire de l'activité gouvernementale.
Deux processus de prolifération peuvent être observés sur des périodes relativement courtes (quelques années) : les processus d'imbrication et de propagation des AGC. L'imbrication est un processus par lequel une convention engendre, pour sa mise en oeuvre ou son effectivité (en cas d'inobservation), une autre convention qui elle-même en engendre une suivante, etc (A). La propagation correspond à un processus par lequel une convention passée entre certains acteurs inspirent chez d'autres acteurs le désir de bénéficier d'une convention équivalente c'est à dire contribue à diffuser une norme partenariale (B).
A - Des processus d'imbrication
Dans le cas de la politique "Semeddira", les AGC de catégorie n°8 et 6 se succèdent depuis la fin des années 1970 jusqu'en 1987 afin de préparer l'adoption des statuts de la société d'économie mixte (AGC cat. n°2) et la mise en oeuvre de son projet. Celle-ci passe notamment par des négociations entre les autorités régionales et les maires d'une petite commune rurale en 1988 et 1989 (AGC cat. n°9...) Les AGC continuent ensuite de se multiplier : chaque "union" ou "protocole" adopté nécessite de nouvelles conventions pour la mise en oeuvre des précédentes. La Convention Etat-Région-Semeddira (AGC cat. n°4), adoptée en 1990 entraine la préparation du plan régional d'élimination des déchets industriels (AGC cat. n°3), l'élaboration d'une convention cadre entre la Région et les syndicats patronaux de la région (AGC cat. n°4), la préparation d'articles de loi insérés ultérieurement dans la loi du 13 juillet 1992 (AGC cat. n°6). Ultérieurement la convention pour la réduction des déchets industriel, passée entre la Région et les industriels donne lieu à des sous-conventions avec certaines branches industrielles (chimie et plasturgie) (AGC cat. n°4). Le processus d'imbrication des AGC s'accompagne d'une propagation à différents niveaux de gouvernement : les AGC du niveau régional en génèrent d'autres au niveau local (ex. : accords avec des maires) et également au niveau national (ex. : la préparation des articles de lois, à laquelle s'engagée l'Etat en 1990, passe par des négociations impliquant les mêmes acteurs pour l'élaboration de la loi de 1992).
La notion "d'imbrication" permet de rendre compte de cette observation : une convention entraîne pour sa mise en oeuvre l'adoption d'une autre convention qui elle-même génère à son tour une troisième convention... C.L. Vier observait déjà, en 1972, dans le domaine des politiques économiques, "le phénomène des contrats en “chaîne” que suppose l'économie contractuelle"1299 et F. Holleaux notait également, à la même époque, que "ce sont des opérations à tiroirs, en ce sens que chaque convention engendre des conventions subordonnées qui s'emboitent dans celles du dessus et du dessous comme les pièces d'un puzzle."1300 "les contrats de plan, note pour sa part J.F. Sestier en 1988, engendrent à leur tour des contrats particuliers, lesquels, compte tenu de leurs objectifs, ne manqueront pas de donner naissance à la cohorte de contrats de gestion, de réalisation, de prestations. Le système conventionnel en cascade est ainsi mis en place."1301 En 1995 Jean-David Dreyfus fait la même observation pour l'ensemble des contrats entre personnes publiques : un "accord entre personnes publiques ne se suffit pas à lui-même : aussi bien au cours de sa formation que de son exécution, une multitude d'actes complémentaires ou d'application doivent intervenir pour lui permettre de produire ses effets. (...) Les contrats entre personnes publiques ne sont souvent que le premier maillon d'une chaîne d'actes à suivre."1302 L'imbrication des AGC est liée non seulement aux processus de mise en oeuvre des décisions négociées mais également, et paradoxalement, à l'inéxécution de certaines : sauf à remettre en cause l'ensemble de l'édifice partenarial l'inexécution d'engagements donne fréquemment lieu à la conclusion de nouveaux accords supplétifs ou rectificatifs. A l'horizon de ces processus d'imbrication des AGC apparaît le risque évoqué par E. Bohne : "Au terme d'un tel développement l'Etat pourrait, sans y prendre garde, être entraîné dans une “zone grise” où la coopération se transforme en collaboration"1303.
Qu'elle soit liée à la mise en oeuvre des conventions passées ou à leur inexécution, l'imbrication des AGC perpétue dans le temps le lien conventionnel entre les parties. Elle contribue, dans la durée, à façonner les représentations sociales que ce font ces parties de leur relation, à amener des autorités et des ressortissants à ce considérer comme des partenaires placés (en principe, sinon en droit ou en fait) sur un pied de relative égalité.
B - Des processus de propagation
Lorsque l'on reprend, d'un point de vue diachronique, l'analyse de la politique française de gestion des résidus industriels dangereux on observe une diversification des enjeux donnant lieu à des AGC : l'élaboration des texte de droit positif (AGC cat. n°6), la préparation des dossiers d'autorisation des installations classées (AGC cat. n°8), la prise en charge des situations irrégulières tant sur le plan administratif que judiciaire (AGC cat. n°9), l'auto-surveillance des installations classées soumises à autorisation préfectorale (AGC cat. n°9), les investissements de dépollution subventionnés par les Agences de l'Eau pour protéger les eaux de surface (AGC cat. n°1), la constitution et la présentation du bilan d'exploitation et des "études-déchets"(AGC cat. n°8), les rythmes et conditions de "contrôles inopinés" du fonctionnement de ces installations (AGC cat. n°3). Avec les "politiques conventionnelles" (AGC cat. n°4 et n°5) étudiées par F. Caballero1304, J.G. Padioleau1305 et P. Lascoumes1306, la propagation passe par une diversification des ressortissants concernés : associant le Ministère de l'environnement et des syndicats patronaux de branches industrielles ou des grandes entreprises, ces activtés, destinées à réduire les pollutions, ont concerné successivement la "cimenterie" (1971), la "pâte à papier" (1972), la "sucrerie" (1973), "l'électrolise des chlorure alcalins" (1974) la "féculerie, levurerie, distillerie" (1975), les "plâtrières" (1975), le "papier-carton" (1976), le "lavage et peignage de laine" (1977), "l'équarissage" (1977), "l'amiante-ciment" (1980)1307... Deux groupes passèrent des accords particuliers : Pechiney-Ugine-Kuhlman (1975) puis Creusot-Loire (1976). En 1989 notait P. Lascoumes, "le Ministère de l'Environnement, a ainsi conclu depuis 1972 une vingtaine d'accords qui se sont successivemement appelés : Contrat de branche, Programme de branche, Plans sectoriels anti-pollution. (...) Bien que déclarées, à deux reprises, sans valeur légale par le Conseil d'Etat ces pratiques contractuelles se sont poursuivies et continuent encore au nom d'un certain pragmatisme."1308 La propagation peut enfin se traduire par une diversification des territoires de référence : la politique Semeddira a été pensée, dès l'origine, comme une expérience pilote destinée à effectuer avec précision les réglages d'un nouveau modèle de politique publique devant être étendu à l'ensemble des régions françaises. En 1986, des contacts furent pris en ce sens avec la Région Bourgogne ; en 1989, le Ministre de l'environnement fixe, par le Conseil des ministres, l'objectif "une décharge de classe 1 par région"; en 1990 le député M. Destot, dans son rapport au parlementaire érige cette politique en modèle pour l'ensemble du pays.
La propagation par diversification des enjeux fut observée également pour les "concessions de travaux publics" et les "concessions de services publics industriels et commerciaux" (AGC cat. n°1) Longtemps cantonnée à certains types de travaux (ex : routes) et de services (ex: distribution d'eau), cette modalité d'AGC se propage à d'autres enjeux "tels la concession d'outillage public, dans les ports et aéroports, ou celle de port de plaisance, et bien d'autres, fort nombreuses."1309 La modalité s'étend ensuite, à la construction de "marinas", la construction de parcs de stationnement souterrains, la construction et, sous certaines conditions, l'exploitation de ponts à péage ou de service de bac à péage, la réalisation de travaux d'endigage, etc1310. Dans ce secteur également s'observe une diversification des catégories d'acteurs concernés : seuls d'abord les services publics industriels et commerciaux pouvaient faire l'objet de concessions. Cette modalité d'AGC s'étend au milieu du XIXe siècle aux services publics à caractère administratif. A la même époque, les concessions qui, antérieurement, associaient en général une personne publique (le concédant) et une personne privée (le concessionnaire), commencent à être passées avec des concessionnaires publics titulaires de monopoles tels que la SNCF, EDF et GDF 1311. De même les modalités conventionnelles de passation de "marchés publics" ont progressivement impliqué non seulement les autorités centrales mais également les collectivités publiques territoriales dans tous les domaines faisant l'objet d'une décentralisation des compétences administratives1312.
Les processus de propagation des AGC ont pour effet de diffuser dans le secteur, et peut être au-delà, "l'esprit" des AGC c'est à dire le genre de relations qu'elles impliquent entre autorités et ressortissants ; ils contribuent ainsi à étendre le phénomène partenarial.
§ 3 - Effets et efficacité du gouvernement partenarial
L'argument de l'efficacité est aujourd'hui le plus généralement développé par les promoteurs du gouvernement partenarial. L'interprétation managériale et les analyses micro-économiques y contribuent amplement en postulant que l'activité de gouvernement conventionnelle fait l'objet de choix "rationnels en finalité" sans significations particulières du point de vue de l’organisation de l’Etat. Le choix du partenariat, dans chaque cas, ne soulèverait aucun problème de société, n’exprimerait pas de vision spécifique de la "bonne" manière de gouverner mais relèverait simplement d’une réflexion sur les meilleurs moyens d’atteindre des objectifs de politique publique prédéterminés. Les bilans "coûts / avantages"1313 et les études "d'efficience"1314 pour comparer l’utilité respective des activités de gouvernement unilatérales et conventionnelles se multiplient. Avant de prendre en considération ces thèses de l'efficacité des politiques partenariales, il paraît opportun de s'intéresser aux effets de la prolifération des AGC dans les deux configurations étudiées.
A - Le renforcement des distorsions de r eprésentation
Les deux études de cas (première et deuxième partie) ont fait apparaître l'existence, dans les deux configurations, d'un système de relations (coalition de projet, communauté gouvernante), entre de multiples acteurs, hiérarchisant, par cercles concentriques les possibilités d'accès à l'information et de participation à la négociation qu'a chaque individu ou acteur collectif. Ce système est de forme conique pourrait on dire : le nombre d'individus impliqués se réduit lorsque l'on passe de la base (cercle le plus large) au sommet (cercle le plus étroit). Ce système hiérarchisé concrétise l'existence de distorsions de représentation entre les divers intérêts sociaux concernés ou affectés par une politique publique. Cette distorsion de représentation, dont nous avons vu la genèse dans un cas (cf.: chap. 1) a été définie comme l'écart entre un norme politique affichée requérant l'association de l'ensemble des intérêts concernés par un processus de délibération politique et la réalité d'un tel processus où certains intérêts ont la possibilité d'orienter à leur avantage non seulement les conclusions mais aussi les modalités de la délibération (sélection des acteurs, des enjeux...) de manière, notamment, à conserver durablement cette possibilité par éviction d'intérêts contraires aux leurs.
La distorsion de représentation est-elle inhérente au système de gouvernement partenarial ? La prépondérance des AGC dans un secteur est-elle une cause ou une conséquence des distorsions de représentation ?
La relation entre les distorsions de représentation et les AGC semble loin d'être univoque et, pour cette raison, difficile à considérer comme un trait distinctif du système de gouvernement partenarial (A) ; cependant, les AGC restent par nature discriminantes et, de ce fait, constituent nécessairement un amplificateur, un facteur de renforcement des distorsions pré-existantes quelles que soient leurs origines (B).
1) AGC et distorsions de représentation : une relation complexe
L'étude de la politique Semeddira a offert l'occasion de suivre un processus de formation d'une politique publique dès son origine apparente. Cependant, aucune politique ne se construit sur une table rase. La relation partenariale entre les premiers initiateurs de la politique Semeddira (hauts fonctionnaires de l'environnement industriel et dirigeants ou représentants de l'industrie ) préexistait à celle-ci et furent en mesure - d'autant plus aisément que le processus partenarial n'est encadré par aucune procédure - de configurer à leur convenance la délibération politique : ces deux catégories de partenaires négocient entre eux et diffusent sous forme d'idées directrices les compromis auxquels ils parviennent. Ces idées induisent les choix de nouveaux partenaires que les premiers reconnaissent comme interlocuteurs tout en s'assurant, par leur choix et leur encadrement, une maîtrise des amendements que des nouveaux venus sont susceptibles d'apporter au projet. Le processus ainsi maîtrisé aboutit à la formation progressive d'une configuration relativement opaque (bien que médiatisée), structurée en réseaux socio-politiques et cercles de délibération politique, orientée par une action définie pour une période de temps limitée devant s'achever avec la réalisation du ou des objectifs collectifs. Ce système fut constitué par la succession d'AGC qui, par leurs fonctions coalisantes (intégration de partenaires, énonciation d'un argumentaire de projet, dotation de la coalition en ressources matérielles et symboliques pour réaliser le projet), institutionnalisent des liens d'interdépendance entre des autorités et des ressortissants, les uns et les autres pouvant être rattachables à différents niveaux de gouvernement.
Comme on le voit la relation entre les AGC et la distorsion de représentation dans le système de relation social est à double sens : certes la multiplication des AGC construit la coalition de projet et cristalise ainsi la distorsion de représentation mais celle-ci pré-existe à cette construction par la position privilégiée qu'occupent ex-ante les initiateurs. Or cette position privilégiée est précisément celle observée dans la configuration des politiques de l'environnement industriel : dans ce cadre beaucoup plus vaste et ancien, la communauté gouvernante réunissait les fonctionnaires de l'environnement industriels et les responsables de l'industrie. Le passage d'une configuration à l'autre est marqué par l'émergence d'un nouveau type d'acteurs-clefs : les représentants des collectivités publiques locales. Or cet élargissement n'est pas imputable à la seule prolifération des AGC mais aussi à la montée en puissance, durant les années 1980, des élus locaux. Ainsi, l'architecture de la coalition de projet révèle des assymétries de ressources entre les intérêts organisés (sectoriels, locaux, individuels...) mais ces assymétries sont antérieures et extérieures à la coalition. La même conclusion peut être obtenue en analysant la genèse historique de la communauté des politiques de l'environnement industriel : cette genèse prend ses racines dans le tout début du XIXe siècle (au moins) c'est à dire dans une période séculaire d'industrialisation durant laquelle le chef d'entreprise industrielle devient un acteur prépondérant de la société globale. Là encore, la distorsion de représentation cristalisée dans la communauté gouvernante, reflète très certainement, une distorsion pré-existante dans une configuration beaucoup plus vaste qui est celle de la société industrielle. Et si l'on voulait prendre en considération une configuration plus vaste encore, on vérifierait très probablement le constat ainsi exprimé par C.E. Lindblom1315 : "L'inégalité la plus fondamentale dans le processus de formation d'une politique publique (policy making), entre les gouvernants (policy makers) et les citoyens ordinaires, reproduit celle de la société de marché (market system). Il y a, et pas seulement dans l'activité gouvernementale (government), une inégalité fondamentale qui sépare l'élite entrepreneuriale (business elite) de la grande masse."1316 Dans toutes les sociétés capitalistes, les entreprises ont été et demeurent l'intérêt prédominant par rapport à toute autre catégorie d'intérêt. Et ce constat n'a pas d'implication quant à l'évaluation que chacun peut faire de cette réalité.
Les AGC ne sont donc pas la cause des distorsions de représentation. Elles n'en sont pas non plus une conséquence universellement nécessaire. Nous verrons en effet, qu'elles n'apparaissent pas ou très rarement dans les configurations américaines de politique publique - tout au moins dans celles qui seront étudiées - et l'on ne saurait en conclure que la société américaine n'est pas industrielle ou capitaliste ni qu'elle instaure une stricte égalité entre tous les intérêts sociaux.
2) L'inévitable renforcement produit par la prolifération des AGC
Ni cause, ni conséquence nécessaire des distorsions de représentations, les AGC pourraient sembler n'être que le reflet, le révélateur, dans certaines configurations, d'une hiérarchisation sociétale des intérêts. Faudrait-il alors retenir l'idée, exprimée par l'interprétation managériale, d'une neutralité des AGC ? Cette affirmation est contestable tant d'un point de vue sociologique que simplement logique.
En effet, l'AGC passe par la négociation d'une convention. Or ce type de convention présente toujours et nécessairement un caractère discriminatoire parce que l'AGC intègre certains acteurs, donc certains intérêts sociaux et en exclut d'autres. L'observation empirique vérifie la validité d'une conclusion que l'on peut tirer également d'un raisonnement fondé sur une logique élémentaire : si la convention intègre la totalité des acteurs individuels et collectifs d'un société donnée, il s'agit alors de cette convention mythique et heuristique imaginée par Jean-Jacques Rousseau (le "Contrat social"). Or cette vaste finalité vise à l'instauration d'un système politique par essence nomocratique, où prévaut la règle impersonnelle (la "loi") et par suite l'activité gouvernementale unilatérale. Soit une convention est passée dans cette perspective et l'AGC n'a, en principe, pas sa place ; soit l'AGC apparaît et alors elle ne vise pas cette finalité politique. Aussi peut-on dire que toute AGC dissocie un segment de la société globale (partenaires, corporation, secteur...) du reste de cette société. L'idée - chère à certains communautariens, anarchistes ou auto-gestionnaires - d'une démocratie directe par voie d'AGC est une contradiction dans les termes comme l'a déjà fortement souligné J.F. Sestier : "la convention [au sens d'AGC] considérée comme une technique de démocratie directe est une illusion : en ce qu'elle est discriminatoire par essence, elle est une “démocratie directe sélective” ce qui constitue une véritable contradiction. (...) Si l'on s'en tient au but de toute négociation quant au comportements des sujets, il semble au contraire que ces mécanismes offrent seulement à certains la possibilité de mieux négocier leur marge de liberté, de tirer leur épingle du jeu social. Quant aux exclus, ils restent bercés par l'illusion mythique d'un Etat condescendant à s'ouvrir aux revendications des administrés, ce qui leur laisse l'hypothétique espoir de s'asseoir eux aussi à la “table des négociations”"1317
On pourrait objecter, par comparaison, que le passage de la communauté gouvernante de politique publique à la coalition de projet se traduit par un élargissement de la table des négociations avec l'intégration de certains représentants locaux. Cependant, cet élargissement ne peut être que partiel, transformant le sens de la distorsion de représentation sans la réduire. Il "manquait" les élus communaux dans le cercle des acteurs-clefs de la coalition de projet mais aussi de très nombreux autres individus ou groupes qui auraient voulu accéder suffisamment tôt à l'espace de négociation. "L'effet de résurgence" (cf. : chap. 2) le démontre. Le lancement anticipé du Plan régional d'élimination des déchets industriels (PREDI) correspondait comme on l'a vu à la nécessité perçue par les acteurs-clefs de reinscrire la politique partenariale dans un cadre plus global. La "commission de suivi" (cf.: chap. 4), mise en place réunissait 56 personnes dont 23 représentants l'Etat1318, 16 élus ou représentants des collectivités territoriales1319, 12 représentants patronaux1320, 2 membres d'un institut proche des milieux patronaux1321, 2 représentants d'associations de protection de l'environnement1322. Non seulement cette composition peut aisément être contestée par des tiers-exclus (par exemple des représentants d'agriculteurs, de comités de voisins en colère, des industries touristiques, des professions médicales, de la sécurité sociale, des consommateurs, etc) , mais l'on pourrait aussi débattre indéfiniment de la pondération des divers intérêts particuliers qui sont représentés. Les élargissements de cette sorte aboutissent à créer des formes de quasi-parlements ad hoc, mono-thématiques et d'inspiration néo-corporatistes dont la fonction de légimitation politique des décisions prises se révèle très fragile. Or si l'on tente, par ce genre d'assemblée, d'élargir la représentation des intérêts particuliers à l'ensemble de ceux susceptibles d'être affectés par les décisions politiques, on est ramené inéluctablement aux problèmes fondamentaux non seulement de la représentation politique dans une démocratie mais également de l'organisation de la délibération politique. Resurgissent alors les problèmes cruciaux pris en charge par de nombreux philosophes, constitutionnalistes et hommes politiques depuis des siècles ce qui revient à rechercher un concept d'une convention générale du type "Contrat social"...
En outre, l'AGC par nature discriminante ne fait pas que refléter les distorsions de représentation ; elle les renforce : comme nous l'avons montré (cf.: chap. 1), le fait même d'être partenaire d'une AGC constitue en soi une ressource supplémentaire venant s'ajouter à celles qui ont permis de l'être. Le statut informel de partenaire, en effet, offre des opportunités en termes d'accès aux informations, aux ressources financières mises dans le pot commun, à des relations interpersonnelles mobilisables par ailleurs et surtout en possibilités d'influence sur les décisions politiques. Les acteurs-clefs de la politique partenariale ont pu, grâce à la "Convention Etat-Région-Semeddira" et à l'ensemble du réseau partenarial, faire inscrire dans la loi de 1992 des dispositions explicitement destinées à renforcer leur propre position face aux opposants. De même, la communauté gouvernante associant les fonctionnaires de l'environnement industriel et les responsables privés de l'industrie, constitue l'organe dirigeant cette politique publique, de ces implications légales, financières, scientifiques et symboliques. Le mécanisme observé dans la genèse de la politique partenariale (les partenaires sont en mesure de maîtriser le processus au bénéfice de leur propre position) peut s'analyser comme un cercle vicieux de la représentation politique partenariale des intérêts : par les dotations qu'il octroie aux acteurs déjà les plus dotés, le système de gouvernement partenarial ne peut donc que renforcer les distorsions de représentation pré-existantes.
B - L'efficacité des politiques partenariales ?
La valorisation récente des politiques partenariales se développe fréquemment par référence à l’efficacité de modèles d’intervention publique fondés sur la négociation de conventions diverses. De ce point de vue, on ne choisirait pas le partenariat par inclination politique, mais par souci d’efficacité après avoir observé la supériorité technique de cette démarche comparée à celle consistant à produire, à partir de principes politiques explicites (sujets à débat), et dans un cadre procédural étroitement réglementé (notamment parlementaire), des normes juridiques valables pour tous, contestables et opposables à autrui devant des tribunaux. L'émergence des politiques partenariales serait ainsi le signe d’une maturité typiquement moderne acquise par des gouvernants pragmatiques et soucieux d’efficacité.
Mais de quelle efficacité s’agit-il ? Dans l'interprétation managériale, l’efficacité d’une action gouvernementale est très souvent définie dans une optique étroitement économique (parfois implicite) comme l’aptitude à atteindre des objectifs spécifiques si possible à un moindre coût1323. Or, selon un point de vue plus politique, l’efficacité des activités gouvernementales considérées dans leur ensemble, notamment dans un système qui se veut démocratique, pourrait être rapportée à l’ampleur de l’adhésion que suscite auprès des gouvernés le procédé de gouvernement adopté. Deux types d’efficacité semblent ainsi pouvoir être abstraitement distingués que l’on nommera respectivement "efficacité matérielle" et "efficacité formelle". La première peut justifier une évaluation des résultats d’activités gouvernementales au seul regard d’objectifs spécifiques à chaque cas étudié, quand ceux-ci peuvent clairement être identifiés (ex : réduire le chomage, accentuer la mobilité sociale, améliorer l’habitat, diminuer les pollutions...). L’efficacité formelle concerne moins les résultats obtenus que la légitimité aux yeux des gouvernés de la démarche adoptée pour atteindre un objectif de politique publique quel qu’ils soit ; l’évaluation aborde alors l’appréciation portée par ces derniers sur les procédés de gouvernement et les arguments des gouvernants pour justifier formellement leurs actions (ex : "les représentants élus du peuple ont élaboré ce programme en délibérant conformément aux lois en vigueur" ou "les responsables du secteur ont élaboré ce programme en consultant les meilleurs experts et toutes les parties concernées"). Ces deux types d’efficacité peuvent être distingués abstraitement et considérés séparément dans l’analyse mais ne peuvent pas être considérés comme séparés dans les faits : efficacités formelle et matérielle sont interdépendantes.
1) L'efficacité d'un point de vue formel
Du point de vue formel, l’efficacité de politiques publiques donnant lieu à prolifération des AGC est loin d’être démontrée. Lorsque la multiplication de conventions génère des relations néo-corporatistes justifiées par la compétence et l’expertise des partenaires associés, les formules de légitimation politique paraissent bien fragiles1324 comme celle suggérant une équation entre la "contractualisation" et la "démocratie locale" : en fait, la participation de la population semble inversement proportionnelle à l’ampleur des discours valorisant la "contractualisation"1325. Une autre formules consiste à afficher l’intention d’associer toutes les parties “concernées” à la négociation des politiques partenariales ce qui, implicitement, signifie alors que certains acteurs pourraient être tenus pour non concernés par telle ou telle politique publique et, à ce titre, tenus à l’écart des négociations. Cette formule soulève le problème des critères de discrimination entre les acteurs "concernés" autorisés à "contracter" et les "tiers" qui ne le sont pas. Or ces critères ne sont pratiquement jamais explicités et même s’il l’étaient, il est peu probable qu’ils demeurent incontestés. A contrario, on pourrait considérer que tout citoyen dans une démocratie est concerné par n’importe quelle politique publique. Du point de vue de leur efficacité formelle, les politiques partenariales se heurtent ainsi au problème de l’exclusion politique et, éventuellement, à la contestation des tiers-exclus. Ce problème de l’exclusion n’est certainement pas spécifique aux politiques partenariales, mais elles ont pour caractéristique de le mettre en exergue : afficher publiquement le caractère négocié d’une politique ne peut manquer de susciter des interrogations sur le statut et la légitimité des négociateurs ainsi que sur la définition de “l’intérêt général” ; cela révèle en tout cas aux autres acteurs la réalité de leur position. De ce point de vue, l’efficacité de la contractualisation paraît douteuse.
En outre, ce doute s’accentue à mesure que l’on découvre l’ampleur des pratiques de corruption impliquant des responsables politiques et administratifs. La mise en visibilité, par voie d’actions judiciaires, de cette corruption politique1326 étalée dans la presse sous forme d’arrangements douteux, de négociations perverses, de conventions inavouables liées notamment à certaines politiques publiques et dont souvent les citoyens ordinaires en tant qu’électeurs et contribuables sont les victimes pourrait affecter, par amalgame éventuellement injustifié, l’idée même d’AGC.
2) L'efficacité d'un point de vue substantiel
Du point de vue matériel, l’efficacité des politiques partenariales résiderait essentiellement dans la valeur des résultats acquis. Lorsque l’on oppose à cette thèse générale, l’analyse de politiques partenariales tenues en échec, il n’est pas rare d’entendre la répartie suivante : "oui, mais il y a de nombreux autres cas où ces politiques marchent bien". Force est alors de rechercher dans la bibliographie, des cas de politiques partenariales ayant fait l’objet d’une évaluation positive par des évaluateurs extérieurs au partenariat. Or cette recherche reste sans résultats. Pourtant certains chercheurs ne se privent pas de continuer à soutenir : "ça marche". Comprendre comment s’est construite cette croyance, notamment dans les milieux universitaires, reste un objet de recherche sociologique peu étudié. Du côté des partenaires en revanche, il n’est pas rare d’entendre exprimer des appréciations très élogieuses sur cette démarche. Mais l’une des questions qui peut alors être posée est la suivante : "ça marche pour qui ?".
On en comprendra la portée en réfléchissant au cas d’une politique "conventionnelle" particulièrement bien notée par les partenaires associés. Politique ancienne, développée pendant près de vingt ans, véritable joyau des politiques contractuelles menées par le Service de l’environnement industriel, elle était présentée, à la fin des années 1980, comme un succès tant par les fonctionnaires que par les industriels concernés et il était même très difficile à un esprit critique de trouver des appréciations dissonantes1327. Il s’agit de la politique de l’amiante... dont on a récemment appris qu’elle pouvait être à l’origine de plusieurs milliers de morts par an. Une chose est aujourd’hui certaine : les milliers de personnes prématurément décédées à cause de cette substance n’ont jamais participé aux négociations des multiples AGC qui furent à l’origine cette politique.
A n’en pas douter, il se trouvera encore des spécialistes du management public pour considérer qu’il s’agit là d’un cas particulier, spécifique à un secteur non moins particulier, mais que dans beaucoup d’autres cas "ça marche". Et l’on pourra continuer de leur demander : ça marche pour qui ? Et avec quels "effets pervers" ?
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