3- Territoire, gouvernance et stratégie : un nouveau discours sur la méthode ?
La territorialisation des politiques économiques apparaît comme un vaste processus qui consiste non seulement en un transfert de charge de l’Etat vers le niveau local et en l’ouverture des scènes décisionnelles de la régulation économique territoriale à la participation de la société civile, mais également en un renouvellement des méthodes d’intervention en faveur de l’économie allant plutôt dans le sens d’une intégration fonctionnelle et stratégique des politiques publiques locales au service de l’enjeu dominant du développement économique territorial concurrentiel. Ce processus permet de rapprocher les intérêts des acteurs économiques de ceux des élites politiques locales, en occasionnant aussi une certaine intégration de l’intérêt des entreprises au cœur de l’action publique par la puissance publique locale, en lieu et place de l’intérêt général.
La gouvernance urbaine traduit en effet une nouvelle gestion publique et un mode de gouvernement dominé par les intérêts privés, le monde économique et les représentants de la société civile, adaptés et conditionnés par le système de l’économie de marché libérale. Elle matérialise la redéfinition des rôles respectifs des différents acteurs impliqués dans la conduite des politiques publiques, dont le partenariat public/privé constitue la principale caractéristique (Stoker, 1998). Celui-ci est censé améliorer l’efficacité de l’action publique, grâce à l’introduction des techniques de gestion stratégique inspirées de la gestion des entreprises et à une collaboration étroite entre la puissance publique et les acteurs privés. « L’efficacité serait du côté des méthodes de management issues du privé et de la remise en question des liens de subordination entre l’Etat et les villes » (Jouve, 2003). C’est ici toute l’ambiguïté et le paradoxe du renouveau libéral actuel, qui envisage le monde de l’économie et la sphère de l’action publique de façon conjointes, comme deux entités nécessairement liées (Marcou, 2002).
L’introduction des mécanismes de marché dans la gestion de la régulation économique territoriale depuis le tournant des années 1970 et 1980, accompagne le désengagement de l’Etat du niveau local et la remise en question du modèle keynésien de conduite des politiques publiques, qui débouchent sur une nouvelle conception du gouvernement, qu’il soit local, urbain ou territorial, en termes de gouvernance. L’adoption de la démarche stratégique, des logiques de projet et de management, comme le positionnement concurrentiel des territoires et l’adoption du pragmatisme libéral comme credo d’action, apparaissent ainsi comme relevant d’un choix éminemment politique, qui se traduit sur le plan organisationnel du système d’acteurs local par le recours au vocable de gouvernance et influe de manière forte sur les formes de la régulation économique territorialisée ainsi que sur les méthodes de gestion de l’action publique qui sont mobilisées par les acteurs locaux.
C’est, à notre sens, l’un des principaux aspects problématiques de la territorialisation des politiques publiques en faveur du développement économique, qu’il convient d’aborder pour comprendre la dimension idéologique et politique profonde des mutations à l’œuvre dans l’organisation de la régulation économique à l’échelle des territoires locaux.
Notre analyse de l’émergence d’une forme de régulation de l’économie par le territoire dans la métropole lyonnaise s’intéresse donc à la fois aux acteurs et aux méthodes de la politique économique locale. Ces dernières sont mobilisées tout au long de la démonstration comme un fil conducteur et un révélateur, permettant de mettre en évidence l’intégration progressive des modes de faire, des conceptions, des logiques d’action, du point de vue et, en définitive, de l’intérêt des entreprises par les pouvoirs publics locaux, parallèlement à l’avènement du positionnement concurrentiel des territoires (et surtout des acteurs en charge de leur administration) rendu nécessaire par l’impératif de développement économique.
L’intégration de l’intérêt des entreprises par les pouvoirs publics locaux
Les travaux de science politique sur la gouvernance urbaine posent la question de l’intégration des intérêts économiques privés dans les gouvernements locaux et dans la conduite de l’action publique, par le biais d’un rôle accru conféré aux dirigeants des entreprises ou à leurs représentants dans la construction de stratégies collectives destinées à favoriser la gestion des villes et des territoires locaux (Le Galès, 1993 ; Bagnasco, Le Galès, 1997 ; Dormois, 2004). Les avis divergent notamment quant à la caractérisation de ces logiques de rapprochement et d’alliance, entre une vision constatant une véritable intégration de l’intérêt des acteurs économiques dans la conduite des politiques publiques et une approche privilégiant plutôt une simple convergence d’intérêts, justifiée par le fait que les acteurs économiques ne sont pas en capacité d’exprimer clairement un projet territorial et donc de devenir des interlocuteurs à niveau égal des décideurs publics locaux.
Ce débat renvoie directement à l’opposition théorique entre coalitions de croissance et régimes urbains (voir supra). L’approche du problème par les méthodes, les savoir-faire et l’expertise mobilisés pour conduire l’action économique peut précisément fournir une clé nouvelle et complémentaire pour alimenter cette réflexion, et peut-être contribuer à la caractérisation des nouvelles politiques publiques de développement économique locales, à travers leur mode de gouvernance. En effet, l’adoption des démarches stratégiques et des méthodes de management issues de la sphère des entreprises par les pouvoirs publics locaux pour conduire l’action publique, participe de façon très étroite de la manière dont s’organise le système décisionnel de la politique économique locale, selon des logiques de partenariat et de gouvernance.
Nous formulons ainsi l’hypothèse que l’intégration des intérêts économiques privés par les pouvoirs publics locaux, résultant de la structuration d’un mode de gouvernance spécifique de la régulation économique territoriale dans l’agglomération lyonnaise, est en grande partie permise par l’acculturation progressive des responsables politiques et des services techniques aux méthodes stratégiques issues de la sphère des entreprises. Le pragmatisme et la flexibilité se retrouvent au cœur des politiques publiques (Le Galès, 1995b), tant au niveau des modes de gouvernement que des modes de faire mobilisés pour définir et mettre en œuvre l’action publique.
La logique de projet accompagne l’avènement de la concurrence comme élément majeur des argumentations concernant les nouvelles contraintes imposées par la mondialisation de l’économie à la gestion des entreprises et des organisations. Elle correspond au cadre référentiel des nouveaux dispositifs méthodologiques de management, qui sont censés répondre de manière adaptée aux difficultés pour organiser le développement économique et retrouver la croissance du fait l’exacerbation de la compétition et du renforcement de l’incertitude liés au contexte de crise (Boltanski, Chiapello, 1999). La flexibilité, le pragmatisme, l’organisation en réseau et la spécialisation des compétences sont des principes qui régissent désormais, à la fois le comportement économique des firmes mais aussi la manière de gérer l’action collective des pouvoirs publics. La pensée managériale est ainsi intégrée au cœur de l’action publique, et notamment des politiques locales de développement économique (voir infra, 3ème Partie, Section 2).
Cette acculturation à la vision du développement économique portée par les acteurs économiques accompagne la montée en puissance des responsables politiques locaux dans la conduite de la régulation économique territoriale. Elle leur permet en effet de légitimer leur prise de leadership politique sur les questions relatives à l’intervention économique au niveau local, notamment par rapport au rôle classique joué par les structures locales de représentation des intérêts économiques (organismes consulaires, syndicats patronaux) en la matière. Elle leur offre également une meilleure capacité d’agrégation des intérêts et des attentes des acteurs économiques à travers leur leadership politique sur l’ensemble des politiques urbaines. Le nouvel appareil justificatif fourni par la logique de projet permet ainsi de former des compromis et du consensus entre des exigences qui se présentent a priori comme antagonistes (Boltanski, Chiapello, 1999) : l’intérêt général porté par les acteurs publics rejoint et intègre l’intérêt particulier des entreprises et des acteurs économiques de façon plus générale.
Comme l’Etat keynésien est amené à prendre en charge directement la poursuite de l’intérêt économique au nom de l’intérêt général de la Nation après la seconde guerre mondiale (voir infra, 2ème Partie, Section 1), les autorités publiques locales chargées de la gestion des territoires sont donc amenées à intégrer politiquement et méthodologiquement le point de vue des acteurs économiques dans la conduite des politiques de développement territorial.
Cette affirmation repose sur l’hypothèse centrale d’une remise au goût du jour du modèle français de l’économie dirigée (ou mixte), correspondant au système de régulation fordiste des Trente Glorieuses au sein duquel l’Etat porte l’intérêt des grandes entreprises au nom de l’intérêt général du pays et caractérisé par une hybridation entre libéralisme et volontarisme interventionniste (Veltz, 1978). Ce modèle d’organisation de la régulation économique, dans lequel la puissance publique prend en charge de façon plus ou moins explicite le portage des intérêts privés dominants à travers la conduite de politiques économiques territoriales, semble ainsi, paradoxalement, être adapté pour coller au nouveau régime d’accumulation hyper flexible néolibéral. Il est simplement décliné au niveau local et non plus au niveau national.
Les pouvoirs publics locaux tendent à « reproduire le modèle parental » étatique en se chargeant du portage de l’intérêt des entreprises, permettant à l’intérêt général et à l’intérêt économique d’être de nouveau confondus, du moins associés au travers de la conduite de l’action publique en faveur de l’économie.
Le transfert de charge de la sphère économique vers la sphère politique et technique publique se réalise essentiellement sous la forme d’une acculturation progressive des responsables et techniciens de la puissance publique au contact des acteurs économiques, qui occupent une place privilégiée au sein du système d’acteurs local de la régulation économique territoriale depuis la survenue de la crise et le retrait de l’Etat central. Le partenariat politique est en effet institué par le biais de dispositifs et de démarches de politiques publiques, notamment dans le champ du développement économique local (Jouve, Lefèvre, 2003). Le cas lyonnais en offre plusieurs exemples, dont certaines formes de type associatif apparaissent dès les années 1970 (voir infra, 2ème et 3ème Parties).
Les limites techniques et démocratiques du modèle de la régulation économique territorialisé
Cependant, cette recomposition des formes de médiation entre la sphère politique et la sphère économique, au travers de l’émergence de politiques publiques locales stratégiques et managériales, vouées à favoriser la régulation économique territoriale selon une logique de développement économique concurrentiel dominante, pose le problème de l’exercice de la démocratie locale, du pluralisme politique et de la véritable représentation de l’ensemble de la société civile sur la scène décisionnelle locale (Jouve, Lefèvre, 2003). Elle met également en évidence des problèmes plus concrets et opérationnels d’expertise technique et de capacité effective d’action limitées de la puissance publique locale dans le domaine de la régulation économique.
L’hypothèse selon laquelle la territorialisation de la régulation économique s’accompagne d’une intégration par les autorités politiques locales de l’intérêt des entreprises et des méthodes du management stratégique issues de la sphère privée au sein de l’action publique ouvre donc le questionnement sur la problématique des limites d’un tel système de mise en œuvre et de pilotage de l’action économique au niveau local.
Les compétences et les savoir-faire de la Communauté urbaine de Lyon s’enrichissent considérablement sur la période étudiée, qui va de sa création à l’époque actuelle. Toutefois, son intervention en matière de développement n’est officiellement autorisée que depuis peu de temps, et les capacités réelles de ses services techniques dans le champ de l’intervention économique demeurent restreintes (voir infra, 3ème Partie). Notre travail porte ainsi non seulement sur la mise en évidence de l’évolution des orientations, des modalités et des contenus de la politique économique locale, mais également sur les méthodes et les modes d’organisation mobilisés pour la mettre en œuvre.
Par méthodes, il faut aussi comprendre la manière dont les acteurs économiques et les pouvoirs publics se répartissent les tâches au sein du système d’action collective de la régulation économique territorialisée. Le caractère limité de ses compétences techniques conduisent en effet le Grand Lyon à recourir au partenariat et la sous-traitance dans l’action publique, afin de pallier ses carences d’expertise spécifique dans le champ de la régulation économique. L’organisation de la gouvernance économique dans l’agglomération lyonnaise est ainsi en partie liée à la question des possibilités d’action de la collectivité, qui fait notamment appel aux savoir-faire et à l’expertise économique des organismes locaux de représentation des entreprises pour mener à bien la politique de développement économique territoriale.
Cette répartition des rôles pilotée par le Grand Lyon, qui modifie assez fortement les grands équilibres construits depuis la période des Trente Glorieuses, induit des rapports de forces importants, voire même des conflits au sein du système d’acteurs local, entre notamment les structures de représentation des intérêts économiques et les pouvoirs publics locaux, mais également entre le niveau des communes de l’agglomération et l’échelon communautaire.
D’un point de vue plus politique, il s’agit également d’interroger le caractère peu démocratique de la gouvernance ainsi organisée. L’analyse de la politique économique dans l’agglomération lyonnaise nous amène en effet à prendre en considération les limites d’une telle intégration des méthodes et des intérêts économiques par la puissance publique locale, notamment en terme d’ouverture du processus décisionnel à la participation véritablement large et pluraliste de la société civile.
Des travaux récents sur la gouvernance métropolitaine et les politiques publiques montrent que les phénomènes d’ouverture de la sphère décisionnelle à la société civile locale restent limités à la participation des parties les plus institutionnalisées et les plus anciennement organisées de celle-ci. En outre, cette participation semble établie sur des fondements notabiliaires, qui tendent à reproduire une approche plutôt élitiste et traditionnelle de la démocratie représentative, du moins pour le cas français (Jouve, Lefèvre, 2003). Ainsi, ce sont essentiellement les structures émanant de la sphère économique qui sont amenées à être intégrées dans les processus d’élaboration et de conduite de l’action publique urbaine, a fortiori dans le champ de la régulation économique territoriale (organismes consulaires et patronaux notamment).
Il s’agit précisément du segment de la société civile locale qui entretient des relations privilégiées avec la sphère politique, et ceci de longue date (voir infra, 2ème Partie). La participation du reste de la société civile locale reste en revanche très rare, voire totalement absente, conduisant certains auteurs à évoquer le « risque de dérive adhocratique de la gouvernance métropolitaine en Europe » (Jouve, Lefèvre, 2003, p.32) du fait de l’organisation de modes de coordination souples et pragmatiques pour gérer les politiques publiques dans les grandes villes, inspirés du modèle managérial néolibéral et privilégiant les logiques d’alliance avec les acteurs économiques au détriment des habitants et des citoyens.
D’autres auteurs voient dans les reconfigurations actuelles de la gouvernance de l’action publique urbaine une organisation des relations de pouvoir bénéficiant plutôt aux acteurs publics (élus notamment), et non aux acteurs économiques (Dormois, 2004). Tous s’accordent cependant sur le fait que les habitants et la population de façon générale figurent parmi les grands perdants de l’intégration de l’intérêt des entreprises par la puissance publique locale. Ces constats rejoignent également celui formulé par P. Le Galès à propos du recours au partenariat public/privé dans la gestion de l’action collective, qui « révèlerait la domination accrue du capital et de ses logiques aux dépens des besoins des citoyens. (…) Parfois ces partenariats cachaient la faiblesse ou la dépendance d’acteurs publics à l’égard du privé, (…) qui sacrifiait l’intérêt général à un intérêt particulier bien compris » (Le Galès, 1995b).
Plusieurs questions s’inscrivent donc comme étant au centre de notre analyse du processus de territorialisation de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise : Qui porte l’expertise, la décision et la mise en œuvre de l’action en faveur du développement économique local ? Quels sont les méthodes et les modes de faire mobilisés ? Ceux-ci traduisent-ils une poursuite de l’intérêt général (des citoyens) ou seulement l’intérêt des entreprises et de la technocratie territoriale ? Notamment, le recours au management stratégique, l’utilisation croissante du vocable de la gouvernance pour désigner la participation de la société civile et les logiques de partenariat public/privé ne reflètent-ils pas la tenue à l’écart de tout un pan de la société locale par rapport à la sphère décisionnelle et opérationnelle de la régulation économique territoriale ?
Enfin, notre thèse souhaite ouvrir le débat sur la question plus large des possibilités de conciliation entre l’intérêt économique et l’intérêt général au sein de l’action publique portée au travers des nouvelles politiques locales. P. Veltz (1997a) pointe par exemple la tendance des entreprises et des grandes organisations publiques à osciller entre des logiques de valorisation de leur patrimoine et spécialités à travers des mesures à long terme, et des logiques de soumission au court terme évènementiel et à la complexité. Le modèle paradigmatique des marchés financiers, selon lequel seul l’intérêt ou la finalité économiques priment, apparaît comme l’archétype, certes pauvre et basique, du comportement des acteurs économiques privés, qui est de plus en plus intégré et imité par les acteurs publics. Il y a cependant une différence très nette entre le temps de l’entreprise et de l’investisseur économique / financier d’un côté, et celui de la collectivité de l’autre. Le rapport au temps et le rapport à l’espace sont multiples et pas toujours conciliables d’un point de vue à un autre.
Il s’agit donc d’interroger aussi la mise en cohérence des objectifs économiques sous-tendus par la recherche de la satisfaction de l’intérêt des entreprises avec les objectifs plus globaux d’aménagement urbain et de gestion de l’espace à travers la conduite de politiques territoriales menées par les pouvoirs locaux. D’où l’hypothèse que nous soumettons in fine à l’analyse, d’une grande difficulté, voire d’une impossibilité à concilier les intérêts des entreprises et l’intérêt général de la collectivité au travers de l’action publique territoriale, dès lors que la même structure porte à la fois la défense et la promotion des intérêts économiques privés, et la poursuite de l’intérêt collectif public.
En d’autres termes, il s’agit d’apporter un regard assez critique sur l’intégration du portage de l’intérêt économique par la puissance publique locale, qui se fait dans l’agglomération lyonnaise de plus en plus au détriment, du moins au risque de la garantie de l’intérêt général de la population.
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