6. L'esthétique, ou la réification positive
6. 1. DÉSESTHÉT1SATION ET ENGAGEMENT
La culture, à l'origine une, s'est scindée d'une part, en culture de masse et, de l'autre, en art pur91. L'une affirme la réalité, l'autre la nie, mais ni l'une ni l'autre ne peuvent échapper à la réification. À la différence de la culture de masse, qui y succombe telle quelle, l'art essaie de se défendre et de préserver son intégrité en suivant, impitoyablement et sans la moindre concession, ses propres lois immanentes. Si l'hétéronomie totale est le signe distinctif de la culture de masse, l'art se caractérise par son opposition à l'hétéronomie, en dernière instance par son autonomie radicale. Certes, cela ne vaut pas pour tout art, mais seulement pour l'art qu'Adorno affectionne : l'art moderniste, l'art d'avant-garde, l'art expressionniste, l'art laid non auratique et non communi-catif de Schônberg et d'Alban Berg, de Kafka et de Joyce, de Beckett, de Celan et de Mallarmé. Grâce à son autonomie radicale, cet art ésotérique et intellectualiste peut se préserver de l'incorporation dans le système réifié de la production marchande, et en même temps protester, par sa simple existence, contre cette société d'échange fonctionnalisée où tout existe pour autre chose, où rien n'existe pour soi-même.
En s'opposant au principe d'échange qui ensorcelle le monde, les œuvres d'art anticipent, pour ainsi dire, l'avènement d'une société qui se serait libérée du principe d'échange. En ce sens, l'art est, selon la célèbre formule de Stendhal, effectivement une « promesse de bonheur » (TE, 29, 178, 393) - promesse d'un bonheur qui n'existe plus, çt n'a sans doute jamais existé, promesse trahie que l'art peut seulement évoquer à travers la négativité, par la négation totale de la réalité existante. C'est par cette négation, donc par son aspect asocial, que l'art autonome devient social, selon Adorno : « L'art est social. [...] Il le devient beaucoup plus par la position antagoniste qu'il adopte vis-à-vis de la société, et il n'occupe cette position qu'en tant qu'art autonome (TE, 287). [...] Ce qui est social en art, c'est son mouvement immanent contre la société et non sa prise de position manifeste » (TE, 288).
Contrairement à Sartre et à Brecht, Adorno récuse avec véhémence l'art engagé. Selon Adorno, l'art ne peut garder sa position polémique-critique que s'il s'émancipe de la société, que s'il prend consciemment ses distances à l'égard
91. Dans ce qui suit, je ne traiterai de l'esthétique d'Adorno que pour autant qu'elle a trait à la réification. L'analyse sera donc forcément partielle. Pour une introduction plus globale à la Théorie esthétique, je renvoie à l'excellent exposé de Zuidervaart, L. : Adorno's Aesthetic Theory. The Rédemption of Illusion, 2° partie, ainsi qu'aux articles recueillis dans Lindner, B. et Lûdke, M. (sous la dir. de) : Materialien zur àsthetischen Théorie. Theodor W. Adornos Konstruktion der Moderne.
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de la réalité et ne se livre pas à la sphère hétéronome des intérêts extraesthétiques, que ceux-ci soient économiques, politiques ou pédagogiques. « Pour satisfaire à l'idée de l'œuvre engagée, dit-il de façon claire et nette, il faut dénoncer tout engagement en faveur du monde » ( NL, 425). Or, le prix que l'art doit payer pour sa négativité est considérable. Il doit aller jusqu'au bout de son autonomie et rompre tout contact avec le monde, devenir incompréhensible et renoncer à toute effectivité sociale. « Entre l'inintelligibilité et l'inévitabilité [de l'incorporation hétéronome], il n'y a pas de troisième voie » (GS14, 21). Mais, s'il n'y a pas de troisième voie entre l'art autonome et l'art hétéronome, cela signifie que l'art se polarise complètement en négation d'une part, et en idéologie d'autre part.
Un art populaire critique, compréhensible et néanmoins socialement efficace, comme celui de Hans Haacke par exemple, devient alors une contradiction dans les termes92. La situation sociale de l'art, telle qu'Adorno l'esquisse, est à proprement parler aporétique : si l'art cède son autonomie, il se soumet aux mécanismes de la société existante ; s'il la conserve, non seulement il perd toute effectivité, mais il se fait intégrer comme domaine inoffensif, îlot de négativité tolérée. Que l'art puisse être critique sans être marginal et que les institutions puissent offrir des accès et des espaces à la contestation, Adorno n'y songe pas93.
6. 2. Le fétichisme artistique
L'art rigoureusement autonome et intellectualiste qu'Adorno affectionne est strictement fétichiste, et cela à trois égards : primo, l'œuvre d'art autonome se présente comme une entité culturelle supérieure, détachée des conditions de production économique ; secundo, elle dissimule le travail social nécessaire à sa production et apparaît comme une réalité sui generis et, tertio, elle est là comme fin en soi, sans autre but que d'exister. Non seulement Adorno reconnaît le caractère fétichiste de l'art, mais il l'assume totalement. Plus : en passant de la sphère des marchandises à la sphère artistique, il « transfonctionne » (Brecht) son rôle en lui accordant une fonction éminemment positive : « Rien dans le monde universellement et socialement médiatisé ne se situe hors du contexte de culpabilité. Cependant, le contenu de vérité des œuvres d'art, qui est également leur vérité sociale, a pour condition leur caractère fétichiste » (TE, 289).
En s'autonomisant, en s'hypostasiant comme en-soi et en se dépouillant de toute apparence pour la société, l'œuvre d'art se réifie et s'aliène de toute finalité extraesthétique. Cette réification est positive et nécessaire - « la réification est essentielle aux œuvres d'art » (TE, 135) -, car c'est grâce à ce « processus de réification qui leur est immanent et qui les rend semblables à elles-mêmes »
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Sur l'art critique de Haacke, cf. Bourdieu, P. et Haacke, H. : Libre-échange.
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À l'intérieur de la mouvance artistique du postmodernisme engagé et critique, cette troisième voie fut explorée dans les écrits théoriques de John Tagg, Hal Foster et Victor Burgin. Cf. à ce propos Connor, S. : Postmodernist Culture. An Introduction to Théories ofthe Contemporary, p. 237-244.
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(TE, 119) que les œuvres d'art peuvent préserver leur intégrité et leur force oppositionnelle. La phrase suivante, peut-être la plus paradoxale de toute la Théorie esthétique, l'exprime à merveille - et sur un ton péremptoire qui ne laisse aucun doute quant à la connotation ici positive du concept de réifica-tion : « L'art ne se maintient en vie que par la force de la résistance sociale ; s'il ne se réifie pas, il devient marchandise » (TE, 288).
En renchérissant sur le fétichisme, l'œuvre d'art devient, selon Adorno, une « marchandise absolue » (TE, 40), et par là même elle se débarrasse de « l'idéologie inhérente à la forme marchandise, qui prétend être pour-autre-chose alors qu'elle n'est qu'un simple pour-soi : existence pour ceux qui détiennent les leviers de commande » (TE, 300). Autrement dit, en se radicalisant, l'idéologie devient vérité ; en poursuivant jusqu'au bout sa propre finalité intraesthétique et en renonçant à toute finalité extraesthétique, l'œuvre d'art, devenue fétiche absolu, se transforme dialectiquement en fétiche défétichisant, c'est-à-dire en contre-fétiche qui oppose son autonomie à l'apparence d'autonomie des marchandises qui dissimule leur hétéronomie.
Bien qu'autonome, l'œuvre d'art est aussi et en même temps fait social. La médiation sociale de l'art s'accomplit, selon Adorno, dans l'œuvre d'art elle-même. Son caractère social ne lui est pas imprimé de l'extérieur, mais s'exprime dans la forme de l'œuvre d'art elle-même. Non pas que l'art reflète le monde comme un miroir, comme chez Lukâcs, mais bien plutôt l'inverse : le monde se reflète dans l'œuvre d'art, ce qu'Adorno exprime comme suit : « L'immanence de la société dans l'œuvre d'art est le rapport social essentiel de l'art, non pas l'immanence de l'art dans la société » (TE, 296). La société apparaît dans les œuvres d'art, non pas dans leur contenu mais dans leur forme, dans la cristallisation de leur propre loi formelle. Dans ce sens, l'œuvre d'art est, selon la formule leibnizienne qu'Adorno reprend à Benjamin, effectivement « monade » (cf. supra) : « Les œuvres d'art sont fermées les unes aux autres, elles sont aveugles et représentent cependant dans leur hermétisme ce qui se trouve à l'extérieur » (TE, 231).
S'il en est ainsi, alors il incombe à la sociologie de l'art d'étudier « comment la société s'objective dans les œuvres d'art » (GS 10.1, 376). Sa démarche doit être purement immanente. La sociologie doit établir, en s'immergeant dans l'œuvre et non pas en important, en appliquant ses concepts de l'extérieur, comment l'ensemble de la société, en tant que structure unitaire contradictoire, apparaît dans l'œuvre d'art. Ici, il y a deux possibilités : soit l'œuvre d'art essaie d'escamoter intraesthétiquement les contradictions extraesthétiques dans une œuvre réussie, dans une belle totalité qui réconcilie la forme et le contenu, et alors elle est idéologique - ce qui se manifestera, selon Adorno, dans son « échec technique » (TE, 170) ; soit elle exprime sans fard les contradictions sociales, et alors elle est critique - ce qui se manifestera dans sa laideur, dans son déchirement interne, dans sa dissonance, bref, dans les « qualités sinistres » qui font d'elle une œuvre d'art vraie et authentique, une œuvre d'art réussie : « Les œuvres d'art sont d'autant plus réussies qu'elles
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donnent forme à la contradiction et que, au cours de ce processus, elles la font apparaître dans les marques de leur imperfection » (PNM, 67).
6. 3. MlMÉSIS DE LA REIFICATION
Ces marques sont comme des cicatrices. Elles rappellent et expriment de façon non intentionnelle la douleur infligée par le monde, elles évoquent les cris des Juifs torturés et gazés à Auschwitz. À l'ère de la reification totale, l'art est poussé à la désesthétisation (Entkunstung) : pour évoquer l'horreur du monde, il doit se faire laid et inhumain, imiter le monde et renchérir sur lui. Il doit pour ainsi dire réifier le monde une seconde fois, en espérant que « mis en présence de sa propre image, [il] succombe, telle la Gorgone apercevant son reflet dans le miroir » (QF, 70). C'est précisément par cette « deuxième aliénation du monde aliéné » (NL, 205), par la « mimésis de la reification » que l'art devient moderne, selon Adorno : « L'art est moderne grâce à la mimésis de ce qui est durci et réifié (TE, 40). [...] Les œuvres d'art sont négatives a priori par la loi de leur propre objectivation ; elles font périr ce qu'elles objectivent en l'arrachant à l'immédiateté de la vie. Leur propre vie se nourrit de mort. [...] L'art ne réussit à s'opposer qu'en s'identifiant avec ce contre quoi il s'insurge » (TE, 175).
L'art montre avec brutalité le monde dans sa monstruosité, il choque, il met le monde à distance, l'aliène pour la seconde fois et rompt le charme de la reification - c'est la tactique brechtienne de la Verfremdung. Par cette tactique, le monde qui se prend pour le paradis est démasqué comme enfer. Le caractère totalitaire de la société, qu'Adorno pense sur le plan théorique, est arraché du ciel des idées et devient une évidence sensible. Les personnages de Beckett, par exemple Hamm et Clov de Fin de partie, montrent concrètement ce qu'Adorno veut dire lorsqu'il théorise sur la fin de l'individu. Les pièces de Beckett sont pénibles ; en présentant les hommes comme des « musulmans » -c'est ainsi que, dans les KZ, on appelait les cadavres vivants -, elles font sentir la reification et l'angoisse dont Adorno ne peut que parler. De même, en lisant Kafka, on craint de connaître le même sort que Joseph K. Ce qui choque, ce n'est pas le monstrueux, mais le fait qu'il aille de soi. Kafka redouble la reification, et la présente dans son immédiateté. La philosophie doit l'interpréter, mais il n'y a pas de critère bien établi qui permette de tracer la frontière entre la négation de la reification et sa duplication. Cela ne vaut pas seulement pour Kafka, mais pour tout art expressionniste d'avant-garde qui s'abandonne mimétiquement à la reification et qui ne porte plus aucun signe visible d'engagement ou de caricature. L'Angélus Novus, l'ange-machine, ce dessin de Paul Klee dont Benjamin était l'heureux possesseur, est exemplaire à cet égard. « Les yeux énigmatiques obligent celui qui le contemple à se demander s'il annonce la catastrophe absolue ou le salut qu'elle dissimule » (NL, 430).
Cette ambiguïté de l'art vaut aussi pour la société. L'utopie est désormais techniquement possible hic et nunc. Les éléments du salut sont réunis dans la
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réalité. Comme dans le théologumenon juif', il suffirait que les éléments, légèrement modifiés, entrent dans une nouvelle constellation pour que l'utopie se réalise. Il suffirait que la raison réfléchisse l'irrationalité de la rationalisation, que l'humanité prenne conscience de la réification et rompe ainsi le sortilège pour que l'histoire et le progrès commencent véritablement. Mais justement, c'est impossible. Pour Adorno, le monde progresse vers l'enfer, il y est déjà. La catastrophe est imminente. Et, cependant, dans leur forme, dans la mesure où la loi de la forme d'art correspond à celle de la société, mais sans la violence caractéristique de cette dernière, les œuvres d'art réalisent et anticipent la transformation de la réalité. En tant que moment qui organise l'unité des éléments, la raison mimétique n'est pas sans relation avec la rationalité formelle, mais elle en diffère en ce qu'elle ne lui emprunte pas son agencement catégoriel réifiant. Dans l'art, la forme n'est pas surimposée aux éléments. Il n'y a pas de dualisme forme/contenu,- unité/pluralité, identité/non-identité, mais imbrication non violente des deux termes : « La forme esthétique est l'organisation objective en langage cohérent de tout ce qui apparaît à l'intérieur d'une œuvre d'art. Elle est la synthèse non violente des éléments épars, qu'elle conserve cependant tels qu'ils sont dans leurs divergences et leurs contradictions, et c'est pourquoi elle est effectivement déploiement de la vérité94» (TE, 187).
La vérité, c'est la paix : vivre et laisser vivre, sans domination ; préfiguration de l'Autre. Finalement, il faudrait inverser ou réaliser la théorie de l'imitation. Le dernier mot d'Adorno est à la fois théologique et esthétique : « Dans un sens sublimé, la réalité devrait imiter les œuvres d'art » (TE, 174).
7. Conclusion
La pensée d'Adorno est une pensée complexe, subtile et difficile. N'y comprenant rien au départ, j'ai été amené à lire à peu près tout ce qu'il a écrit, et comme cela n'était pas encore suffisant pour saisir le fin fond de sa pensée, j'ai également dû parcourir une bonne partie de la littérature secondaire. Ayant passé ainsi un bon moment avec Adorno, j'en conclus maintenant que son œuvre représente un superbe échec.
Superbe, parce que dans la philosophie du non-identique qu'il développe -avant tout dans la Dialectique négative, son œuvre majeure qui est aussi, je crois, son livre le plus utopique -, il se fait le porte-parole de la souffrance et se déclare solidaire de toute particularité menacée, de tout ce qui risque de se faire injustement écraser par le système. Par là même, il rejoint et met en musique les intuitions normatives du dernier Horkheimer, sans jamais tomber dans les platitudes et les répétitions qui caractérisent les écrits tardifs de son
94. On retrouve la même idée, joliment exprimée, chez Merleau-Ponty (La prose du monde, p. 89-90) : « La peinture réordonne le monde prosaïque et fait, si l'on veut, un holocauste d'objets comme la poésie fait brûler le langage ordinaire. Mais, quand il s'agit d'œuvres qu'on aime à revoir ou à relire, le désordre est toujours un autre ordre, un nouveau système d'équivalences exige ce bouleversement, non pas n'importe lequel, et c'est au nom d'un rapport plus vrai entre les choses que leurs liens ordinaires sont dénoués. »
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collaborateur. Mais échec quand même, parce qu'il y a une tension entre sa philosophie, qui veut sauver le non-identique de la réification, et sa sociologie, qui, elle, élimine le non-identique, en le réifiant. Et échec encore, parce qu'en fin de parcours, on ne peut se défaire de l'impression que sa sociologie l'emporte sur sa philosophie. Il ne pouvait guère en aller autrement, car, comme j'ai essayé de le montrer dans l'analyse de la catégorie centrale du principe d'échange qui articule les catégories lukâcsienne et nietzschéenne de la réification, la critique immanente de la pensée « ensidique » (ensembliste-identitaire) n'est qu'une critique de la domination sociale, drapée dans un langage logico-philosophique. En ce sens, la critique philosophique demeure effectivement surdéterminée par sa critique sociologique du système, et en ce qui concerne cette dernière, il est clair qu'elle ne passe pas le test de la méta-critique. Chez Adorno, la réification n'est pas un a priori heuristique, mais un a priori métaphysique constitutif de son système.
En absolutisant la réification, Adorno finit par l'ontologiser, et, du coup, il succombe à la pensée identitaire qu'il voulait dénoncer. La réification qu'il dénonce n'est pas tant une tare de la société qu'une hypostase de sa métathéorie réifiée. Son diagnostic n'est que le symptôme de ses propres défaillances métathéoriques. Pour sauver le non-identique, il faut donc penser avec Adorno contre Adorno, reprendre ses intuitions normatives et développer une théorie sociologique qui soit compatible avec elles. Habermas, son assistant, l'a bien compris. En développant une théorie de la communication, il ne totalise pas la réification, mais il conçoit d'emblée l'action de telle sorte qu'elle puisse fonctionner comme un rempart contre elle.
Herbert Marcuse, 1898-1979
Herbert Marcuse est né à Berlin le 19 juillet 1898, au sein de la bourgeoisie juive profondément attachée aux traditions allemandes. En dépit de la notoriété que lui valut, au tournant des années 1965-1968, l'épithète de « philosophe de la contestation » et de l'association de son œuvre aux mouvements étudiants, la carrière de Marcuse demeure celle d'un universitaire. En 1922, il soutient une thèse de doctorat sur les « romans d'artistes » (Der deutsche Kiinstlerromari). Après un bref passage dans une maison d'édition, il part ensuite à Fribourg-en-Brisgau où il travaille, sous la direction de Heidegger, à une thèse d'habilitation sur l'ontologie de Hegel et les fondements d'une théorie de l'historicité (Hegels Ontologie und die Théorie der Geschichtlichkeit, 1932). Dans ses premiers articles, publiés dans Die Gesellschaft, il essaie de développer une « philosophie concrète » qui synthétise le matérialisme historique et la phénoménologie existentielle de Heidegger. Suite à la publication des Manuscrits parisiens du jeune Marx en 1932, il prend ses distances par rapport à Heidegger et s'installe à Francfort où il se lie avec Horkheimer, Adorno et Benjamin. L'arrivée de Hitler au pouvoir entraîne la fermeture de l'Institut fiir Sozialfor-schung, et Marcuse est envoyé aux annexes de l'Institut à Genève et à Paris. En 1934, il émigré aux États-Unis et devient chargé de conférences au Russian Institute de l'université de Colombia. En 1936, il publie, avec Adorno et Horkheimer, une étude sur l'autorité et la famille dans la sociologie allemande (Studien zurAuto-ritàt und Familie). Pendant la guerre, il travaille pour le Bureau américain des services stratégiques et, après 1945, il devient même chef de la section du département d'État concernant l'Europe centrale. De 1952 à 1954, il travaille au Centre de recherches sur la Russie de l'université de Harvard, de 1954 à 1965 à l'université Brandeis de Boston, et, jusqu'à sa mort en 1979, à l'université de San Diego en Californie.
Après avoir contribué à la Zeitschrifi fur Sozialforschung avec une multitude d'essais critiques (entre autres : « Ùber den affïrmativen Charakter der Kul-tur » - 1937, « Philosophie und kritische Théorie » - 1937 et « Zur Kritik des Hedonismus » - 1938), il publie en 1941 Reason and Révolution : Hegel and the Rise of Social Theory. Dans ce livre, qui peut être considéré comme une réponse philosophique au triomphe du fascisme en Europe, Marcuse s'attache à montrer le rôle révolutionnaire de la dialectique et de la négation dans la philosophie hégélienne. Dans le livre suivant, Eros and Civilization. A philoso-phical Inquiry into Freud (1955), écrit après avoir passé plusieurs années au service du gouvernement américain, il essaie de faire pour Freud ce qu'il avait fait auparavant pour Hegel : il reformule la psychanalyse et en dégage des implications révolutionnaires. Le freudo-marxisme de Marcuse connaîtra un certain succès, et ses écrits radicaux sur la psychanalyse, comme ceux de Norman Brown et Reich d'ailleurs, influenceront fortement les mouvements contre-culturels des années soixante. Fruit de son enseignement à Colombia et
à Harvard, Soviet Marxism. A Critical Analysis paraît en 1958. Marcuse y offre une analyse critique du marxisme et de l'évolution historique en URSS. Six ans plus tard, il publie le livre qui le rendra immédiatement célèbre : One Dimen-sional Man. Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society. L'ironie veut que ce livre très pessimiste, dans lequel Marcuse analyse les mécanismes culturels non coercitifs en apparence, mais qui bloquent l'apparition de mouvements de contestation dans la société industrielle capitaliste, ait fortement influencé les mouvements contestataires. Les membres les plus radicaux de la nouvelle gauche y trouvèrent une justification philosophique à l'intolérance idéologique et au droit de résister par la violence à la domination. En raison de sa notoriété et de son engagement militant, divers volumes contenant ses anciens essais seront réédités (Kultur und Gesellschaft, 2 vol., en 1965, Négations. Essays in Critical Theory, 1934-1938, réédité en 1968 ; Studies in Critical Philosophy, 1932-1969, réédité en 1972) auxquels Marcuse ajoute de nouveaux écrits tels que An Essay on Liberation (1968), Five Lectures : Psychoanalysis, Politics and Utopia (1970) et Counterrevolution and Revolt (1972). Ces écrits s'inscrivent dans le prolongement des derniers chapitres de L'homme unidimensionnel, qui s'efforcent de déceler au sein d'un système clos les éléments qui permettraient de l'ébranler. Peu de temps avant sa mort, il écrit Die Permanent der Kunst, esquisse d'une théorie esthétique qui, rencontrant souvent l'esthétique négative d'Adorno, s'efforce de saisir l'art comme une force critique, porteuse d'une promesse de bonheur. Le 29 juillet 1979, il meurt à Stamberg, en Allemagne.
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Herbert Marcuse1
De l'ontologie à la technologie. Considérations intemporelles sur le réel et le possible
Comme Horkheimer et Adorno, Herbert Marcuse, que plus personne ne confond de nos jours avec Ludwig Marcuse, est un penseur critique, mais parmi les penseurs critiques de l'École de Francfort, il est certainement le plus positif2. Là où Horkheimer se réfère de manière transversale au Tout Autre et Adorno se borne à encercler l'ineffable, comme s'il tombait sous l'interdit biblique de la représentation, Marcuse fait directement appel aux alternatives futures. Plus résolument hégélien que ses collègues, plus dogmatiquement attaché au potentiel utopique entrevu par Marx, il n'a jamais perdu l'espoir d'une dialectique qui finirait par se résoudre positivement3. Réconciliation, harmonie, Aufhebung des contradictions, tel est le telos utopique qui anime sa pensée.
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Les abréviations suivantes ont été utilisées : SI : Schriften 1. Friihe Aufsàtze ; PR : Philosophie et révolution ; TCS : Pour une théorie critique de la société ; OH : L'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité ; CS : Culture et société ; N : Négations. Essays in Critical Theory ;*RR : Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale ; EC : Eros et civilisation. Contribution à Freud ; 5L : Five Lectures. Psychoanalysis, Polilics and Utopia ; VL : Vers la libération. Au-delà de l'homme unidimensionnel ; CRR : Contre-révolution et révolte ; RT : « Répressive Tolérance » ; PC : « Proto-Socialism and Late Capitalism » ; S9 : Schriften 9. Zeitmessungen. Drei Vortrâge und ein Interview ; AD : The Aesthetic Dimension. Toward a Critique of Marxist Aesthetics ; ODM : L'homme unidimensionnel ; MS : Le marxisme soviétique. Essai d'analyse critique ; IMT : « Some social Implications of modem Technology » ; LT : « Language and Technological Society » ; SP : « On Science and Phenomenology » ; OT : « De l'ontologie à la technologie. Les tendances de la société industrielle ».
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Pour une introduction globale à la pensée de Marcuse, cf. Schoolman, M. : The Imaginary Witness. The Critical Theory of Herbert Marcuse ; Katz, B. : Herbert Marcuse and the Art of Liberation ; Kellner, D. : Herbert Marcuse and the Crisis of Marxism et Raulet, G. : Herbert Marcuse. Philosophie de l émancipation. On trouvera une bibliographie complète des textes de Marcuse dans Kellner, D. : op. cit., p. 480-497. Sous la direction de Douglas Kellner, les archives de Marcuse seront bientôt traduites en anglais et publiées en 6 volumes. Pour une bibliographie secondaire annotée, cf. Gôrtzen, R. : « Kommentierte Bibliographie der Schriften Uber Herbert Marcuse », dans Institut fur Sozialforschuno (sous la dir. de) : Kritik und Utopie im Werk von Herbert Marcuse, p. 312-390.
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Pour une comparaison entre Marcuse d'une part, Horkheimer et Adorno d'autre part, cf. Habermas, J. : « Psychic Thermidor and the Rebirth of Rebellious Subjectivity », dans Pippin, R., Feenberg, A. et Webel, C. (sous la dir. de) : Marcuse. Critical Theory and the Promise of Utopia, p. 3-12, ainsi que Jay, M. : Marxism and Totality, p. 220-223.
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Contrairement à Horkheimer et Adorno, Marcuse n'a pas capitulé devant le désespoir. Son pessimisme apparent n'est que l'expression d'un optimisme sans illusions. Tout défaitisme lui est étranger, et sa vie durant, fidèle au programme politique de l'École de Francfort des années trente, il restera en quête des fondements de l'émancipation et des forces révolutionnaires qui peuvent briser le statu quo, servir de catalyseur aux masses, vaincre la contre-révolution, libérer les possibilités réprimées et, enfin, réaliser l'utopie du Nouveau Monde.
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