XXV
Il m’est une fois arrivé d’entrer dans la cabane d’une paysanne qui venait de perdre un fils unique et tendrement chéri ; à ma grande surprise, je la trouvai tout à fait calme, presque gaie. « Ne vous étonnez pas, dit le mari, qui remarqua sans doute cette impression, elle est maintenant ossifiée. » Litvinof aussi était « ossifié » ; – un calme semblable à celui de cette paysanne l’envahit pendant les premières heures de son voyage. Complètement anéanti, désespéré, il respirait cependant ; il respirait, après toutes les alertes, tous les tourments de la dernière semaine, après tous les coups qui étaient venus, l’un après l’autre, fondre sur sa tête. Ces coups l’avaient d’autant plus ébranlé qu’il était peu fait pour de pareils orages. Il ne comptait plus absolument sur rien, cherchait à ne plus se souvenir de rien ; il allait en Russie, il fallait bien aller quelque part ! mais il n’était plus capable de former le moindre projet. Il ne se reconnaissait pas ; il ne se rendait pas compte de ses actions ; il avait perdu son individualité ; elle lui était devenue indifférente. Il lui semblait parfois qu’il conduisait son propre cadavre ; ce n’est que le sentiment d’une incurable douleur qui lui rappelait qu’il n’en avait pas fini avec la vie. De temps en temps il lui paraissait incompréhensible comment une femme, comment l’amour avait pu prendre sur lui une telle influence... Honteuse faiblesse ! murmurait-il, et il arrangeait son manteau et s’installait plus commodément dans son wagon. – Il faut commencer une vie nouvelle. Un instant se passait, il souriait amèrement et s’étonnait de lui-même. Il se mit à regarder par la fenêtre. Le temps était gris ; il n’y avait pas de pluie, mais le brouillard ne s’était pas dissipé et des nuages très bas voilaient le ciel. Le vent soufflait contre le train ; des flocons de vapeur, tantôt blanche, tantôt noire, se jouaient à la fenêtre. Litvinof se mit à les suivre des yeux. Sans cesse ni trêve, s’élevant et tombant, s’accrochant à l’herbe, aux buissons, s’étirant, se fondant dans l’air humide, se pressaient les tourbillons, toujours nouveaux et toujours les mêmes, dans une sorte de jeu monotone et fatigant. Quelquefois le vent tournait, la route faisait un coude, toute cette masse blanche disparaissait pour revenir incontinent à la fenêtre opposée, et une queue interminable cachait aux yeux de Litvinof la vallée du Rhin.
Litvinof regardait, regardait en silence, une réflexion bizarre vint le saisir. Il était seul dans son wagon ; personne ne le dérangeait. « Fumée ! fumée ! » répéta-t-il à plusieurs reprises, et subitement tout ne lui sembla que fumée : sa vie, la vie russe, tout ce qui est humain et principalement tout ce qui est russe. Tout n’est que fumée et vapeur, pensait-il ; tout paraît perpétuellement changer, une image remplace l’autre, les phénomènes succèdent aux phénomènes, mais en réalité tout reste la même chose ; tout se précipite, tout se dépêche d’aller on ne sait où, et tout s’évanouit sans laisser de trace, sans avoir rien atteint ; le vent a soufflé d’ailleurs, tout se jette du côté opposé, et là recommence sans relâche le même jeu fiévreux et stérile. Il se souvint de ce qui s’était passé sous ses yeux dans ces dernières années, non sans tonnerre et grand fracas... Fumée ! murmurait-il, fumée ; il se souvint des discussions échevelées, des cris du salon de Goubaref, des disputes d’autres gens haut et bas placés, progressistes et rétrogrades, vieux et jeunes... Fumée ! répéta-t-il, fumée et vapeur ! Il se souvint enfin du fameux pique-nique, des propos et discours d’autres hommes d’État et même de tout ce que préconisait Potoughine... Fumée ! fumée ! et rien de plus. Et ses propres efforts, ses sentiments, ses essais et ses rêves ? Leur souvenir ne provoqua plus qu’un signe de main découragé. En attendant, le train dévorait l’espace. Rastadt, et Carlsruhe, et Bruchsal étaient depuis longtemps en arrière ; sur la droite, les montagnes s’éloignèrent, se rapprochèrent ensuite, mais moins hautes et moins garnies de forêts. Le train tourna court : on était à Heidelberg. Les wagons glissèrent sous l’auvent de la station ; des colporteurs se mirent à offrir toutes sortes de journaux, même des journaux russes ; les voyageurs changèrent de place, se promenèrent sur la plate-forme ; mais Litvinof ne quitta pas son coin ; il y restait assis, la tête inclinée. Tout à coup il entendit prononcer son nom ; il leva la tête ; la face de Bindasof se montra à la portière et derrière elle, était-ce une hallucination ? mais non, c’était bien une réalité, apparurent toutes les figures bien connues de Bade : voilà madame Soukhantchikof, voici Vorochilof et Bambaéf ; tous se dirigent vers lui, tandis que Bindasof braille :
– Où est Pichtchalkin ? nous l’attendions ; mais c’est égal, sors, nous allons tous chez Goubaref.
– Oui, frère, oui, Goubaref nous attends, descends, répéta Bambaéf en agitant les bras.
Litvinof se serait mis en colère, s’il n’avait eu sur le cœur un si mortel fardeau. Il dévisagea Bindasof et se détourna en silence.
– On vous dit que Goubaref est ici, s’écria madame Soukhantchikof, et ses yeux sortirent presque de leur orbite.
Litvinof ne bougea point.
– Mais écoutez, Litvinof, dit Bambaéf, revenant à la charge, il n’y a pas ici seulement Goubaref, il y a toute une phalange de Russes distingués, spirituels et jeunes ; tous s’occupent de sciences naturelles, tous ont les plus généreuses convictions ! De grâce, restez du moins pour eux. Il y a ici, par exemple, un certain... ah ! j’ai oublié son nom ! c’est tout simplement un génie !
– Mais laissez-le donc, Rostislaf Ardalionitch, dit madame Soukhantchikof. Vous voyez ce que c’est que cet homme, toute cette race est comme cela. Il a une tante ; elle m’a paru d’abord bonne femme, et je suis venue ici avec elle il y a deux jours ; elle n’avait fait que toucher barre à Bade et revenait déjà. Eh bien ! je fais route encore avec elle, je me mets à la questionner. Figurez-vous que je n’ai pu tirer une syllabe de cette orgueilleuse, odieuse aristocrate !
La pauvre Capitoline Markovna, une aristocrate ! pouvait-elle s’attendre à semblable humiliation ?
Et Litvinof se taisait toujours, se détournait et enfonçait sa casquette sur ses yeux. Le train se remit en marche.
– Mais dis-nous donc quelque chose pour adieu, homme de pierre que tu es ! cria Bindasof. On n’agit vraiment pas ainsi ! marmotte ! bonnet de nuit ! ajouta-t-il.
Le train accélérait sa marche, il pouvait impunément être grossier.
– Harpagon ! limace !
Bindasof avait-il inventé spontanément cette dernière qualification ? l’avait-il volée à quelqu’un ? je l’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle parut si jolie à deux messieurs distingués, spirituels et jeunes, étudiant les sciences naturelles, deux messieurs qui se trouvaient là, que peu de jours après elle fit son apparition dans la feuille russe périodique qui se publiait alors à Heidelberg sous ce titre : À tout venant je crache1.
Et Litvinof reprit son refrain : Fumée, fumée, fumée !
– Voilà, se dit-il, il y a maintenant à Heidelberg plus de cent étudiants russes ; ils étudient tous la chimie, la physique, la physiologie, et ne veulent pas entendre parler d’autre chose. Quatre, cinq ans s’écouleront, et il n’y aura plus quinze des nôtres aux cours de ces mêmes célèbres professeurs... Le vent aura changé, la fumée sera passée d’un autre côté... Fumée... fumée... fumée1 !
La nuit, il traversa Cassel. Avec l’obscurité, une angoisse intolérable le saisit comme un vautour ; il se mit à pleurer, la tête enfoncée dans le coin de son wagon. Ses larmes coulèrent longtemps, sans soulager son cœur, et le déchirant pour ainsi dire davantage.
Pendant ce temps, dans une auberge de Cassel, Tatiana était étendue sur un lit, brûlante de fièvre ; Capitoline Markovna la veillait.
– Tania, lui disait-elle, pour l’amour de Dieu, permets-moi d’envoyer un télégramme à Grégoire Mikhailovitch ; permets, Tania.
– Non, tante, répondit-elle, il ne le faut pas, ne t’effraie pas. Donne-moi de l’eau ; cela passera bientôt.
En effet, en une semaine sa santé se rétablit, et les deux amies continuèrent leur voyage.
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