Qu'est-ce qu'on peut dire des représentations des cadres-ingénieurs de leur temps et de leur travail consécutivement à la mise en place des 35 heures dans leurs entreprises ? Le problème de la durée du travail des cadres est maintenant connu, bien que relativement peu étudiée par la recherche en sciences sociales. La durée de travail incontrôlable, mais aussi les formes d'engagement au travail qui passe par la définition d’un rapport au temps, sont au centre des problèmes qui touchent ce groupe social aux contours peu stables, (Bouffartigue, 2001)146. Cette communication voudrait partir de l'hypothèse d’une spécificité des cadres qui concerne le rapport au temps, au travail, et au marché. Nous utilisons cette hypothèse générale pour interroger une situation très spécifique de deux entreprises de l'aéronautique. Par ailleurs, comme dans d'autres entreprises, la catégorie des cadres y apparaît comme peu généralisable. Elle regroupe des individus avec des positions, des fonctions et des activités très différentes. Cette hypothèse avance en particulier la piste de recherche selon laquelle les cadres-ingénieurs entretiennent des rapports ambiguës et complexes avec les marchés des produits et avec le marché du travail. L’objectif de cette communication consiste à mettre à jour ces rapports complexes à un moment où l’on redéfinit les normes temporelles dans l’entreprise.
Certains chercheurs ont observé des pratiques « étonnantes » des cadres qui consistent à aller pointer en fin de journée, sans quitter le lieu de travail pour dissimuler la durée du travail réel, donc pour ne pas laisser apparaître une durée du travail trop longue (Henni et Piotet, 2004)147 : la réduction de la durée du travail à 35 heures prend alors pour une bonne partie des cadres une forme particulière. Il s'agirait d'une réduction du nombre de jours travaillés, et plus exactement d'une augmentation substantielle du nombre de jours de repos, représentant une source de satisfaction à l'égard de la réduction des temps de travail (op. cité). Au-delà des usages du temps libéré, cette communication voudrait montrer que ce qui lie les cadres-ingénieurs aujourd'hui, concerne le rapport à leur activité professionnelle. Ce rapport à l'activité est caractérisé par un enchevêtrement des représentations du travail, du temps et des marchés. Nous voudrions commencer à nous intéresser à la structure des représentations des cadres, partant de l'idée qui s'agit là d'un espace à plusieurs dimensions. Nous mettons en avant l'existence d'une topique des représentations dans laquelle les individus rangent leurs images, issue d'un vécu, d'une situation et des pratiques temporelles qu'il s'agit de décortiquer. Quels sont les éléments structurants des représentations des cadres temporels ? Pour Grossin (1996, 24)148 la notion de « cadre temporel » recourt à « l’espace pour fournir une image du temps, du moins, d'une portion des temps. (…). Il enferme quelque chose dans des limites définies ». L'important est la multiplicité et les configurations de ces cadres temporels : ils sont à la fois personnels et collectifs, naturels et construits, actifs et passifs. Plusieurs cadres temporels peuvent s'imbriquer et provoquer des situations antagonistes (op.cité, p. 36).
2. La méthodologie : l’analyse du discours sur les 35 heures affinée par l’analyse factorielle
Pour mettre en place notre méthodologie nous avons d’abord choisi comme terrain d’investigation deux entreprises : il s’agit de deux grandes entreprises du secteur de l’aéronautique qui emploient plusieurs milliers de salariés (environ 2000 chacune). Ces deux entreprises, que nous appelons « A » et « B », ont de nombreux points communs puisqu’elles emploient une forte proportion de cadres-ingénieurs (respectivement 65% et 80%), elles fabriquent des produits très comparables, elles ont un environnement commercial semblable et elles ont signé l’application de l’accord sur les 35 heures respectivement en 2000 et en 2001. Au sein de ces deux entreprises qu’est-ce qui structure les représentations temporelles : le métier, le statut, la situation familiale ? Pour répondre à ces questions nous avons enregistré le discours des salariés sur leur lieu de travail au cours d’une première recherche qui a duré 6 mois. La grille d'entretien avait concerné (1) la situation personnelle de l'individu, (2) son activité professionnelle et privée, (3) sont jugement sur les 35 heures, sur les résultats de la négociation, et (4) sur son avenir et ses projets personnels. Ensuite, nous avons soumis ces entretiens à un traitement par logiciel dont nous esquissons rapidement les contours. Sur une quarantaine d’entretiens effectués, retranscrits et référencés, nous en avons isolé vingt neuf qui sont répartis de façon égale au sein des deux entreprises149 puisque nous comptabilisons 14 personnes dans l’entreprise « A » et 15 dans l’entreprise « B ». La base de données sur laquelle nous avons travaillé est un corpus constitué par 6 femmes et 23 hommes. Ce matériau, de plusieurs centaines de pages d’entretiens, a été soumis à un traitement permettant de passer de l’analyse de données textuelles à l’analyse factorielle des représentations temporelles. Notre intention a été d’automatiser cette tâche en utilisant deux logiciels : « Tropes » qui est un logiciel d’analyse de contenu basé sur une logique d’intelligence artificielle qui permet de résoudre les ambiguïtés de la langue et de faire une analyse thématique, et « Spad » qui est un logiciel de statistiques multivariées qui permet de sélectionner parmi la population du départ, à la fois un effectif plus réduit d’individus et à la fois des mots clés qui présentent les plus fortes correspondances entre eux. Le « retour » au qualitatif permet ensuite d’extraire les phrases clés les plus significatives des textes initiaux, tout en gardant l’essentiel du sens global des interlocuteurs du corpus initial.