Introduction à la première journée d’étude du gdr


Les représentations de quelques groupes de cadres sur ces nouvelles modalités du pouvoir



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4. Les représentations de quelques groupes de cadres sur ces nouvelles modalités du pouvoir.


Nous avons jusqu’ici décrit un modèle de régulation qui nous semble émerger dans certaines organisations que nous avons qualifiées de « managériales », et au sein desquelles nous avons souligné l’influence des théories américaines du management. Nous avons montré combien ces pratiques correspondaient à un nouveau mode de régulation organisationnel, qui selon Jean-Léon Beauvois serait typique de la gouvernementalité démocratique et libérale. Il convient à présent de s’interroger sur les représentations, à l’égard à ce modèle de régulation dans l’organisation, des cadres que nous avons interrogés dans nos recherches. Evidemment, nos hypothèses seront localisées et à prendre avec précaution, puisqu’il est pour le moins délicat de se prononcer sur les « représentations » d’autrui.
Le mode de pouvoir décrit ci-dessus repose sur une double croyance :

- premièrement, la croyance que les comportements utiles au système (écoute, coopération, assertivité, pacification des rapports sociaux…) sont désirables dans l’absolu, et donc qu’il est souhaitable de se comporter ainsi (car cela est moralement bien, socialement reconnu, classant, source de distinction)



- Deuxièmement, qu’il est possible pour chacun d’apprendre à se comporter de la sorte.
En ce qui concerne la première croyance, il faudrait être bien mauvais coucheur (ou chercheur en sociologie) pour remettre en cause les valeurs de l’écoute, du dialogue, de la coopération, de l’ouverture à autrui, de la connaissance de soi, de la capacité à se remettre en cause ou de l’assertivité. La désirabilité sociale des valeurs proposées est donc, à notre connaissance, rarement remise en cause. Les consultants de Fair nous l’ont clairement exprimé : ils tâchent de respecter les normes comportementales prescrites, non pas parce qu’ils sont évalués dessus, mais parce qu’ils pensent « que fondamentalement, c’est mieux », que cela fait d’eux des personnes « plus souples, plus flexibles, plus faciles à vivre pour autrui », « de meilleures personnes, professionnellement et personnellement». Ils valorisent fortement les techniques d'interaction apprises dans le travail et les exportent dans leur vie extra-professionnelle.
En ce qui concerne la seconde croyance, les cadres que nous avons rencontrés chez Fair croient que l’amélioration de soi selon les grandeurs du système est non seulement souhaitable, mais aussi possible. Toutefois, cette amélioration est jugée toujours partielle et relative, limitée par « la possibilité restreinte d’un individu à changer librement et significativement de comportement » (qualifiée par l’un d’entre eux d’aliénation à soimême), la pertinence relative des techniques de soi (par exemple, les typologies de la personnalité seront jugées trop simples pour être réellement opératoires) ainsi que leur maîtrise généralement imparfaite.
Ces deux croyances étant réunies, les dispositifs de régulation organisationnelle peuvent s’appuyer sur le désir des cadres de s’améliorer. Les pratiques managériales décrites plus haut sont estimées très peu coercitives, fondées sur le volontariat et l’appétence des individus et orientées vers leur « développement personnel ». De fait, dans leur grande majorité, les cadres que nous rencontrons se disent très intéressés par l’apprentissage sur eux qu’offrent ces pratiques, et volontaires pour les suivre. Toutefois, on notera qu’il est en pratique relativement difficile de refuser un 360° ou un coaching sans contrevenir de facto aux valeurs « classantes » que sont l’ouverture aux besoins d’autrui et la capacité à se remettre en cause. On le sait, avoir le sentiment d’accepter librement une pratique managériale à laquelle on est obligé de se soumettre, amène à trouver en soi de bonnes raisons d’avoir « choisi » cette action. C’est le principe de la « rationalisation a posteriori » de Beauvois et Joule (1981), qui montrent que nous mettons nos valeurs que nos mettons en cohérence avec nos actes, et non le contraire. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure l’appétence des cadres pour celles de ces pratiques les plus directement reliées à des évaluations est le résultat d’une rationalisation face à une « fausse » situation de choix.
Dans la mesure où ce mode de régulation repose sur sa désirabilité sociale et sur des processus subtil d’auto-engagement, il n’est pas sûr qu’il soit réellement identité comme pratique de pouvoir. Dans la mesure où il repose sur la faculté des individus à désirer librement se conformer aux buts assignés, la lisibilité de ce pouvoir est quelque peu restreinte. D’ailleurs, ne parle-t-on pas de « développement personnel » dans l’entreprise, plutôt que de progression professionnelle ?
En revanche, l’une des conséquences de ce modèle de régulation a parfois été soulignée par les cadres, à savoir « l’affaiblissement de la frontière entre le personnel et le professionnel », entre l’intime et le professionnel, l’authentique et le stratégique, l’acteur organisationnel et le sujet. Comme nous le disait un consultant dans un cabinet de conseil, rompu à l’exercice des pratiques réflexives au travail : « à force de devoir m’exprimer authentiquement et dire le fond de moi-même en réunion, je ne sais plus si je suis stratégiquement authentique, ou authentiquement stratégique. » Mais un autre d’ajouter : « Il y a un rapprochement du personnel et du professionnel, et c’est un bien, car le but, c’est que l’individu puisse être le plus intégré possible »
Pour un observateur français et sociologue, ces dispositifs peuvent s’apparenter à une vaste entreprise de manipulation, dans la mesure où ils sous-tendent une forme de pouvoir qui ne se montre pas comme tel. En effet, le modèle de régulation décrit ici repose implicitement sur des conceptions de l’organisation, du lien individu-organisation et enfin du développement individuel qui diffèrent largement des conceptions les plus répandues dans notre sociologie du travail de tradition française.
Dans l’optique managériale, la conception de l’organisation est fonctionnaliste. Le système organisationnel réunit des acteurs en vue de remplir un objectif commun et partagé. La nécessaire division du travail spécialise les acteurs et les amène à poursuivre des sous-objectifs souvent difficilement compatibles, voire carrément opposés. Par exemple, les spécialistes de la production, centrés sur la rationalisation des lignes de fabrication et la réduction des stocks, pourront rentrer en conflit avec les commerciaux, centrés sur la diversification des produits et sur la disponibilité immédiate de toute la gamme de produits. De plus, cette spécialisation produit des sous-cultures professionnelles qui peuvent avoir des difficultés à s’entendre et à se comprendre. Le commercial, centré sur la relation de service au client, pourra trouver l’industriel peut à l’écoute de ses besoins. Toutefois, dans la mesure où les acteurs partagent finalement un même objectif commun – le fameux « objectif de l’organisation »-, ces conflits peuvent toujours être réduits par un dialogue de qualité. En effet, ce dialogue, en élargissant les points de vue de chacun aux enjeux et contraintes des autres, débouchera sur l’élaboration de compromis durables dans les relations de coopération. C’est pourquoi les comportements doivent favoriser l’avènement de ce dialogue et l’élaboration de compromis : écoute et compréhension des enjeux de l’autre, capacité à verbaliser les difficultés dans la relation sans devenir agressif (= assertivité).
Dans une telle perspective, les conflits seront vus comme davantage liés aux personnes qu’aux situations. Pour reprendre la classification de Coser (1982), reprise par Scarlett Salman (2003), les conflits irréalistes se substituent aux conflits réalistes. Il n’y a plus de bonne raison objective de rentrer en conflit, il n’y a plus que des individus qui ne savent pas prendre du recul, comprendre les enjeux des autres, communiquer avec ouverture et assertivité. Les conflits sont liés à l’incapacité des acteurs à dialoguer de manière constructive et à se remettre en cause.
Pour le sociologue du travail français, ces conceptions peuvent relever d’un discours de pouvoir faisant passer la cartographie objective du pouvoir social à l’arrière-plan. Pour lui, l’organisation n’est pas un tout fonctionnaliste, mais un regroupement d’acteurs aux positions objectives et aux enjeux structurellement divergents. L’organisation n’a pas de but en soi, puisque chaque catégorie d’acteur nourrit un but spécifique, relatif à sa position sociale. La vie sociale est donc structurellement faite de conflit. Faire passer un conflit réaliste (lié à une raison objective de s’opposer) pour un conflit irréaliste (lié à une névrose individuelle), c’est substituer à la contrainte sociale ou au pouvoir d’autrui le sentiment d’un processus intérieur à la personne, c’est « substituer des chaînes réelles, objectives, existant en dehors de moi, en chaînes simplement […] subjectives, simplement intérieures à moi, et muer ainsi toutes les luttes extérieures et sensibles en pures luttes d’idées ». Dans cette optique, « séparer l’homme du monde extérieur sensible, le plonger dans son intériorité abstraite afin de l’améliorer », revient à « lui crever les yeux138 ».
Bibliographie

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