[Exposé de M. Caquot. Voir en annexe p. 241-246.]
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Quelque chose m’étonne dans la pensée de Sellin. Naturellement, nous sommes incapables de trancher dans la pensée de Sellin, mais à supposer que l’écrit ait la portée qu’il déchiffre en restituant un texte ayant un certain sens, il n’est dit nulle part que ce texte, si l’on peut l’appeler ainsi, ou cette vocalisation pouvait être comprise de quiconque. A dire, par exemple, que le paragraphe 25 des Nombres cache l’événement meurtre de Moïse, on est en pleine ambiguïté.
161- Dans le registre de la pensée de Sellin, dont je ne pense pas qu’elle fasse intervenir les catégories de l’inconscient, le fait de cacher l’événement de Shittim avec une histoire à dormir debout est tout à fait insoutenable.
C’est évidemment là l’intérêt de la chose l’extraordinaire latence que comporte pareille façon de procéder.
On conçoit jusqu’à un certain point que Freud s’y soit renforcé dans l’idée qu’il s’agissait d’un souvenir, supposé dans son registre, qui ressortait en dépit de toutes les intentions malgré une forte résistance. Il n’en reste pas moins très étrange que cela soit supporté par des écrits, et que ce soit à l’aide d’écrits que cela puisse être redéchiffré.
Jones atteste que Freud aurait eu, au conditionnel, de l’aveu de Sellin lui-même, communication du fait qu’après tout il n’était pas si sûr que cela. Vous nous avez d’ailleurs indiqué tout à l’heure qu’il reprend la question dans la deuxième édition.
M. CAQUOT: — Dans la deuxième édition, Sellin a laissé l’exégèse de 1922 pour les chapitres V et IX. Seulement, d’un autre côté, il a renoncé à mettre en avant son hypothèse de la mort de Moïse dans ses travaux sur le fameux serviteur mort du Deutéro Isaïe. Il a peut-être gardé l’idée d’une mort de Moïse, mais il a renoncé à s’en servir pour interpréter le chapitre serviteur. Je me demande si Freud n’a pas été victime du prestige académique de Sellin.
La question que je me pose, c’est si Freud a lu très attentivement.
M. CAQUOT —Je crois que oui. Le livre est clair et rigoureux. C’est faux, mais c’est clair.
C’est vrai. Mais Freud ne prend appui dans rien de cette articulation. Il signale simplement qu’un nommé Sellin a récemment émis comme recevable l’hypothèse que Moïse aurait été tué. La note est très courte, indique la référence de l’opuscule dont nous avons la photocopie, et rien de plus. Je vous ai signalé tout à l’heure que Jones mentionne que, dans un ouvrage de 1935, c’est-à-dire encore postérieur à ce que nous avons pu vérifier nous-mêmes, Sellin maintiendrait sa position.
Si vraiment je n’ai pas jusqu’à présent déjà trop abusé de l’effort que je vous ai amené à faire, dont je vous remercie, il serait intéressant, pour la
162. suite de ce que je peux avoir à dire, que vous donniez l’idée de ce qu’Osée a un sens qui n’a rien à faire avec ces minuties.
Le point important est l’usage de ‘ich dont nous parlions l’autre jour. La nouveauté d’Osée, si j’ai bien entendu, c’est, en sommet cet appel d’un type très particulier. J’espère que tout le monde ira chercher une petite Bible pour avoir une idée du ton qu’a Osée. C’est une espèce de fureur invective, vraiment trépignante, qui est celle de la parole de Yahvé parlant à son peuple dans un long discours. Quand j’ai parlé d’Osée avant d’avoir le livre de Sellin, j’ai dit — Moi, dans Osée, je n’ai jamais rien lu qui ressemble de loin à ce que trouve Sellin, mais par contre, je vous ai signalé au passage l’importance de l’invective, de ce qui va d’un bout à l’autre, et, en opposition, une sorte d’invite par où Yahvé se déclare l’époux. On peut dire que c’est là que commence cette longue tradition, assez mystérieuse en elle-même, et dont il ne m’est pas apparu avec évidence que nous puissions vraiment situer le sens, qui fait du Christ l’époux de l’Église, de l’Église l’épouse du Christ. Cela commence ici, il n’y en a pas trace avant Osée.
Le terme employé pour époux, ‘ich, est celui-là même qui, au second chapitre de la Genèse, sert à dénommer la conjointe d’Adam. La première fois qu’on parle, c’est-à-dire au paragraphe 27 du chapitre premier où Dieu les crée mâle et femelle, c’est, si j’ai bien lu, zakhar et nekevah. La seconde fois — puisque les choses sont toujours répétées deux fois dans la Bible —, c’est ‘ich qui dénomme l’être, l’objet, la côte, sous la forme ‘ichâ. Comme par hasard, il n’y a qu’à lui ajouter un petit a.
Si vous pouvez nous témoigner son usage, pour désigner le terme où il s’agit de quelque chose de plus dénué encore de sexualité.
M. CAQUOT: — Les emplois conjugaux ne sont qu’une petite partie des acceptions du mot ‘ich qui désigne l’homme en général. Ce n’est pas plus étonnant que quand on dit my man pour mon mari. En français, mon homme est plutôt familier.
Le vers suivant dit — Je voudrais être appelé ton époux. C’est à rapprocher du terme Baal, qui peut avoir à l’occasion le même sens, à savoir le seigneur et maître, au sens d’époux.
163- M. CAQUOT : — La terminologie est extrêmement flottante. Dans Osée, les acceptions sont restreintes de manière à jouer sur Yahvé en opposition au Baal.
Il y a ici accentuation d’une différence extrêmement nette, qui reste, en somme, assez opaque, malgré les siècles de commentaires. C’est assez curieux.
M. CAQUOT : — Cette métaphore conjugale, c’est la première fois qu’elle apparaît dans la Bible. C’est ce qui permet, beaucoup plus tard, l’allégorisation du Cantique des Cantiques. C’est Osée qui a permis cette allégorie. Je me suis demandé s’il n’y avait pas une espèce de démythisation, de transfert sur la collectivité Israël de la déesse qui est la femme du Baal dans les religions sémitiques. Il y a bien par moments quelques traits par où Israël est décrite comme une déesse. Mais cela n’a jamais été dit.
C’est très important. En fin de compte, autour de cela tourne quelque chose de ce que j’avais commencé à annoncer tout à l’heure. Cela, vous ne me l’aviez pas du tout indiqué.
M. CAQUOT : — On a l’impression que la religion prophétique remplace la déesse par Israël. Ce serait le cas d’Osée — il la remplace par le Peuple.
Etant donné l’heure avancée, je pense que nous pouvons en rester là.
15 avril 1970
L’ENVERS DE LA VIE CONTEMPORAINE
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ENTRETIEN
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