Évolution des montants d’APD bilatérale nette et multilatérale imputée de la France pour les pays du Sahel entre 2006 et 2010 (238)
Sur les dernières années, l’aide de la France au Mali intervenait en application d’un document-cadre de partenariat qui avait fléché cinq objectifs pour les années 2006-2010, articulés sur les OMD : lutte contre la pauvreté et atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement, avec une priorisation des secteurs de l’éducation et de la formation, de l’eau et de l’assainissement, de la sécurité alimentaire ; développement économique, moyennant des appuis au secteur productif, notamment aux filières agricoles, aux services financiers (microfinance), aux coopérations décentralisées et aux actions des ONG, à l’insertion socioprofessionnelle des jeunes dans les grandes villes, (Kayes) ; maîtrise du français dans le système scolaire, et environnement francophone dans les domaines culturels et audiovisuels ; consolidation de la gouvernance : soutien à la réforme et à la modernisation de l’État, dans la perspective de l’établissement d’un environnement stable et sûr, nécessaire au développement du pays, avec des actions au bénéfice de l’état civil, de la modernisation de la gestion des finances publiques et un soutien à la loi d’orientation agricole. L’essentiel des crédits bilatéraux, 80 %, concernaient l’éducation et la formation, l’eau et l’assainissement ainsi que l’appui au secteur productif. La France soutenait également le « Programme spécial pour la paix, la sécurité et le développement du nord », PSPSDN, du gouvernement malien ; on peut également mentionner un Fonds de solidarité prioritaire, FSP, « Renforcement de la gouvernance au Mali », piloté par le MAEE.
Néanmoins, ces soutiens conséquents qui couvraient l’essentiel du champ défini par le cadre stratégique de lutte contre la pauvreté, CSLP, que le Mali avait adopté en 2002, ne lui ont pas permis de présenter des indices sociaux moins désastreux que ceux qu’on a rappelés plus haut, ni d’atténuer l’incidence de son taux de natalité sur ses perspectives de développement, ou encore d’améliorer un réseau d’infrastructures particulièrement étique, notamment dans le grand nord. (239)
En outre, à la surprise générale, ce pays considéré comme le parangon de la démocratie en Afrique, jusqu’au renversement du président Amadou Toumani Touré, le modèle à suivre par tout le continent, du moins les pays d'Afrique de l'ouest, a littéralement implosé sous les yeux incrédules de la communauté internationale. Certes, le renversement du colonel Kadhafi en Libye a libéré des forces qui ont pu déferler sur le Mali ; certes, des revendications insatisfaites des communautés du nord n’attendaient sans doute qu’une occasion pour être réactivées, - la rébellion touareg n’avait d’ailleurs pas attendu si longtemps en reprenant les armes dès 2006 -, et ces acteurs ont su opportunément profiter d’une conjoncture plus favorable ; certes la situation régionale s’était dégradée avec l’arrivée des trafiquants de drogue latino-américains depuis quelques années et avait introduit des germes de fragilité, notamment au sein des institutions…
Mais au-delà des facteurs externes qui ont contribué à faire tomber le pays comme un fruit trop mûr, ce qui s’est passé en 2012, et la brutalité avec laquelle cela s’est passé, révèle surtout des fragilités internes aux racines profondes.
En d'autres termes, les chocs externes ont été d’autant plus efficaces que le terrain leur était favorable. Il l’était d’autant plus que l’aide internationale n’avait pas contribué au traitement de la problématique majeure de la faiblesse de l’État et de l’artificialité des constructions institutionnelles qu’elle promouvait depuis une vingtaine d’années. En cela, les analystes sont unanimes (240). Il y a longtemps que l’on sait la récurrence des rébellions touarègues, qui ont éclaté dans les années 1962-1964, puis en octobre-décembre 1990, en 1994-1995, encore en 2006 ; que l’on sait que les revendications nordistes se fondent sur des sentiments de marginalisation, de relégation économique ; que la problématique de la décentralisation comme réponse aux promesses faites d’autogestion et d’autonomie régionale a longtemps tardé à se mettre en place, et de manière insatisfaisante ; que l’on sait aussi comment les problèmes de carence des infrastructures étatiques dans les régions nord a contribué à alimenter le ressentiment des populations pastorales, dans un contexte environnemental et climatique où les cheptels disparaissaient. (241) Ces questions, évidemment toujours présentes aujourd'hui, mettent en évidence une crise profonde, à la fois institutionnelle, dans laquelle l’État n’est pas en mesure de contrôler son territoire, de répondre aux attentes de ses populations dans leur diversité, mais aussi d’ordre sociétal où se constatent de forts décalages entre l’État, déconnecté des populations, avec lesquelles il n’a plus de lien formel et auprès desquelles il perd toute légitimité (242). Là résident précisément les fragilités profondes, connues, sur lesquelles il aurait été essentiel d’anticiper pour prévenir les risques de crises, d’instabilité, comme celle qui a mis à bas le pays.
ii. Les orientations prises dans le cadre de la reconstruction tiennent-elles compte du passé ?
Or, à voir les orientations prises pour soutenir le Mali dans son processus de sortie de crise, tout semble se passer comme si la communauté internationale avait, à peu de choses près, repris le fil de son action comme avant la crise, sans prendre la véritable mesure des enjeux.
Certes, selon ce que Pierre Duquesne, alors ambassadeur chargé des questions économiques de reconstruction et de développement, rappelait (243), le monde entier s’est porté au chevet du pays à la Conférence de Bruxelles de mai 2013. Des innovations méthodologiques opportunes ont été introduites dans l’élaboration de la feuille de route de la reconstruction du pays, dans la simultanéité des actions sur tous les axes afin de mieux prendre en compte les interactions entre les différentes problématiques. Les autorités de transition ont elles-mêmes élaboré le plan pour la relance durable du Mali, qui couvre pour la première fois tous les aspects, sécuritaires, politiques, culturels, au cours d’un processus où tous les courants étaient représentés, dans une perspective de projection au-delà des échéances immédiates, et une stratégie post-électorale a été définie. Les collectivités territoriales, la diaspora, la société civile et les ONG internationales, ainsi que les entreprises nationales et internationales ont été associées dans un processus participatif. Les acteurs ont coïncidé sur le fait que la crise n’était pas un accident de parcours, et qu’aux causes exogènes des aspects structurels propres au Mali s’étaient ajoutés qui avaient conduit à la situation actuelle, qui supposait d’éradiquer la corruption, de décentraliser le pays avec des transferts réels et efficaces de ressources, de l’ordre de 30 % à l’horizon 2018 et d’améliorer la gestion publique au niveau des recettes et des dépenses, via la réussite d’une réforme fiscale.
Pierre Duquesne se montrait optimiste, soulignant le bilan et les progrès faits depuis la Conférence de Bruxelles. Sans nier les interrogations qui persistaient, il voyait dans le fait que les élections aient eu lieu, dans l’accord de réconciliation de Ouagadougou, dans les premiers décaissements des fonds promis par les bailleurs, de son point de vue mieux coordonnés, des indices très positifs. Il mettait en avant la capacité de l’administration malienne, faible mais néanmoins réelle, qui permettait au pays, à la différence d’autres, d’absorber cette manne dont une bonne partie était versée par aide budgétaire (244). En outre, l’opération Serval avait provoqué un choc positif et lancé une dynamique : il y avait désormais une population et une élite désireuses de changer les choses. En parallèle, les Maliens prenaient des initiatives concrètes, comme en témoignait la loi contre l’enrichissement illicite, la lutte, engagée au plus haut niveau, contre la corruption des magistrats, l’institution d’un vérificateur général, les avancées en matière de décentralisation, le Président de la République en ayant la vision et la volonté. Malgré des difficultés, en matière de gestion des finances publiques, beaucoup de choses progressaient, comme dans le secteur agricole, autour de l’idée d’agropoles, avec les PME et les industries de transformation, une réflexion était en cours sur le développement urbain de Bamako, sur la politique éducative ou d’autres. Dans le nord même, à Tombouctou, on constatait un changement de perception dans la population et même si l’on n’était pas encore revenu à la situation antérieure à la crise, on était néanmoins sur la bonne voie.
Un an plus tard, des questions fortes continuent de se poser qui laissent penser que les leçons n’ont pas forcément été tirées des échecs précédents de l'aide au développement ou des solutions politiques apportées aux différends. S’agissant de l’aide de la coopération internationale, une forme de consensus s’est dégagée après la crise de 2012 sur le fait que le processus politique contre la dictature, au début des années 1990, avait pour partie conditionné le regard de la communauté internationale sur le pays. Comme le rappelait Alain Antil, directeur du programme Afrique subsaharienne de l’IFRI (245), on a finalement admis que cela avait incité à fermer les yeux sur beaucoup de dérives, notamment sur une évaporation massive des crédits de l'APD, de notre pays comme des autres bailleurs, alors même que Bamako faisait preuve d’une grande capacité à détourner les objectifs de ses destinataires. La récurrence des problèmes du nord, qui n’a cessé d’être délaissé depuis très longtemps, n’est bien sûr pas étrangère à cet état de fait. Si le nord a été destinataire de projets de développement, au demeurant assez nombreux, les intermédiaires locaux cooptés par le pouvoir central ont joué leur partition pour des raisons de clientélisme sans souci de développement, cependant que les acteurs occidentaux se sont laissés aveugler sans réagir, alors que tous les signaux étaient au rouge. Ni la répétition et l’accélération du problème touareg, ni la radicalisation religieuse depuis quinze ans, ni l’ambiguïté d’ATT quant à son pacte de non-agression, ni les risques d’exportation des problèmes maliens vers le Niger et la Mauritanie n’étaient ignorés.
La décentralisation au Mali, entre autres problématiques complexes (246)
La consolidation de l’État se présente effectivement comme le point aveugle de la réforme de décentralisation, d’autant que cette dernière a été présentée dans les localités comme « le retour du pouvoir à la maison ». Dans les villages, cette expression a été notamment comprise comme un retour à l’ordre ancien, celui des chefferies de canton, voire des chefferies précoloniales, notamment au niveau territorial. En termes politiques, les élus communaux ont été lors du premier scrutin généralement choisis dans les familles détenant la chefferie traditionnelle locale, mais la diversité des stratégies politiques et l’emprise grandissante des partis au niveau local ont permis à toutes les composantes de la société (nobles et hommes de caste) d’accéder au statut de conseiller communal lors des derniers mandats (hormis les jeunes et les femmes qui restent minoritaires dans ces assemblées). Dans les communes rurales, les stratégies pour l’accès au pouvoir mêlent logiques politiques, sociales et territoriales avec des configurations de conseils communaux allant parfois à l’encontre des résultats des urnes, le jeu des alliances pour l’élection du maire et de ses adjoints se réalisant dans un second temps, indépendamment du choix des électeurs. Ce soupçon sur la légitimité des pouvoirs se décline ainsi à tous les niveaux, depuis la faiblesse des taux de participation aux élections jusqu’aux accords entre partis allant à l’encontre des voix des électeurs. Quid alors du sens de la démocratie et de son apprentissage quand les rapports de pouvoir et de contre-pouvoir se négocient hors des arènes classiques ? Si cette question vaut pour toutes les démocraties, elle se pose avec une acuité plus forte dans le cas du Mali où d’autres notions, notamment celles de société civile et de consensus, sont tiraillées entre différentes logiques. Par exemple, si la société civile malienne a été largement soutenue par les institutions internationales ces vingt dernières années, en référence à son rôle dans la chute de la dictature en 1991, son implication a davantage été recentrée sur la problématique du « développement » et moins sur sa fonction de contre-pouvoir dans l’arène politique. À cela s’ajoute l’injonction de consensus promu ces dix dernières années par le gouvernement d’ATT, qui participe non seulement à l’affaiblissement politique de l’État mais aussi des pouvoirs locaux, dont la légitimité (basée sur la compétition entre partis) se retrouve elle-même diminuée malgré la décentralisation.
Les faiblesses de la société malienne (analphabétisme, corruption, clientélisme) ont produit de nouvelles fractures sociales et spatiales qui sont présentes dans tout le pays, et pas seulement au Nord. Comment redessiner un horizon commun et sur quelles bases territoriales ? (...) la voie de la décentralisation est une voie réaliste (entre une restauration du régime antérieur et la création d’une République islamique), une plus grande autonomie des régions supposant aussi, au niveau national, un travail qui consiste à « redéfinir un autre roman (national) qui mêle plusieurs épopées dont les uns et les autres pourraient être fiers ». Encore faudrait-il que les assises politiques de cette reconstruction par le haut et par le bas acquièrent une légitimité, non seulement issue des urnes, mais aussi basée sur un renouvellement du pouvoir au sein de la Nation.
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Tout se passe comme si l’on avait besoin de céder à la facilité, pour pouvoir présenter un exemple gratifiant au sein de l’espace francophone, en complément de celui du Sénégal. Le refus d’écorner la belle image rend sourd aux signaux d’alerte, pourtant très nombreux.
« Il y a moins de dix-huit mois, Bamako était l’une des capitales africaines les plus prisées par les sommets internationaux qui venaient y célébrer une démocratie exemplaire, une économie en croissance, une société tolérante et une culture ouverte au monde. En dépit de l’activité du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), devenu Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui organisait ses opérations dans le Sahel à partir de son sanctuaire malien depuis 2003, en dépit aussi de l’atterrissage d’un cargo rempli de cocaïne dans la région de Gao en 2009, révélant l’une des principales plaques tournantes de la drogue en direction de l’Europe, le Mali était présenté, jusqu’à la fin de l’année 2011, comme un modèle africain – et francophone – de stabilité démocratique se préparant à des élections générales en toute transparence. (…) Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi n’a-t-on vu dans le Mali qu’une république paisible qui sentait bon la démocratie et la laïcité et fermé les yeux sur un pays musulman profondément travaillé par un déni du politique ancré sur un malaise social et sociétal pointé par toutes les statistiques de ces dernières années ? En réalité, la réponse est sous nos yeux. La communauté internationale organise, en ce moment même, une magistrale occultation de ces dix-huit derniers mois en imposant une élection présidentielle le 28 juillet prochain, au prétexte de mettre en place un pouvoir qui, s’il sera peut-être légal, ne sera en rien légitime. En effet, l’État malien semble n’être désormais qu’une production de la communauté internationale – entendez le jeu d’intérêts multiples mais convergents entre les États-Unis et la France – qui, à travers les outils techniques et financiers que constituent la Banque mondiale, le Fond monétaire international, les Nations Unies, ou encore l’Union européenne, s’attache à stabiliser juridiquement cet espace économique qu’est l’Afrique de l’ouest. » (247)
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