XIV
EN MARCHE VERS LE SUD
Juste au-dessous du palais, bordant un chemin que continue hors de la cité l’une des rares sentes qui contournent la montagne, s’élevait une maison basse dont le toit couvert de tuiles – luxe digne d’envie dans le pays – se prolongeait en auvent. C’est là que le guide de Marcel le quitta. Le jeune homme était arrivé. Au premier coup dont il heurta la porte, celle-ci s’ouvrit. Roumévo parut, les bras ouverts. Toute la nuit, il avait attendu son frère de sang, et l’énergie de son accolade en disait long sur ses inquiétudes.
– Tes amis reposent. Tu dois être las ; viens, ta natte est préparée. Si tu as faim, voici des fruits, des bananes, du poulet froid. Demain tu me raconteras comment tu as pu tenir ta promesse : être libre cette nuit.
Après une rapide collation, dont le besoin se faisait impérieusement sentir, Dalvan s’allongea sur sa natte et s’endormit du sommeil profond des hommes d’action. Au matin, après s’être plongé avec délices dans un bassin naturel, qu’alimentait un ruisselet traversant le jardin du Tsimando, le Français regagnait l’habitation. Une voix qui le fit frissonner prononça son nom :
– Marcel !
Les pieds subitement cloués au sol, il regarda. Yvonne accourait, rayonnante de bonheur, toute rose d’émotion :
– Sauvé, libre !
Elle jeta ses bras autour du col de son frère de lait, et ses lèvres fraîches firent claquer des baisers sur ses joues. Puis elle s’éloigna un peu, le considérant :
– Pas de blessures, rien… quelle chance !
Ses yeux se fixèrent à ce moment sur la poitrine de Dalvan. Le ruban attaché par le Résident y dessinait sa ligne rouge.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
Son doigt curieux effleurait l’insigne.
– Ça, répondit Simplet, c’est la Légion d’honneur.
– Tu es donc décoré ? murmura-t-elle saisie.
Ses paupières s’ouvraient toutes grandes, ses narines étaient agitées de petits frissonnements.
– Qui t’a décoré ?
– Le Résident général.
– Ah !… et pourquoi ?
– Parce que je l’ai averti d’un complot ourdi par le gouvernement malgache ; nous avons pincé la reine, le premier ministre, actuellement prisonniers à la Résidence. Nous avons ri comme des fous. Et le ministre de France, s’étant bien amusé, m’a octroyé le ruban rouge. Voilà !
Puis taquin :
– J’ai faim, tu sais. Allons déjeuner.
Mais elle ne l’entendait pas ainsi. Elle voulait savoir, et Simplet dut lui narrer par le menu les aventures de la veille.
Devant lui, elle écoutait, rendue muette par la surprise. Lui, souriant, disait ses petits moyens, éclatait de rire au souvenir de la mine terrifiée des Hovas en face de sa baïonnette, ne semblant point soupçonner qu’il avait couru un danger.
– Tiens, conclut-elle, tu es brave, adroit, mais tu n’es pas sérieux.
– Tu dis ?
– Je dis que tu t’exposes inutilement, que tu m’oublies, moi. S’il t’arrivait malheur, que deviendrais-je ?
– Tu continuerais ton voyage, petite sœur, avec Claude ; tu n’as pas besoin de moi.
Un flot de sang empourpra le visage de la jeune fille, ses yeux se remplirent de larmes.
– Tiens, fit-elle d’une voix entrecoupée, tu es méchant !
Et elle s’enfuit vers la maison, laissant Simplet tout interloqué par ce brusque accès de mauvaise humeur. Bientôt Bérard le rejoignit. Il lui fallut recommencer le récit de ses aventures, et l’incident s’effaça de son esprit. Le déjeuner rassembla tout le monde autour de la table de Roumévo.
On agita la question du départ.
De l’entrevue de Marcel avec le Résident il ressortait clairement qu’Antonin Ribor, s’il était venu à Tananarive, n’avait point visité le délégué français. Donc, il importait de retourner à Tamatave. Là on s’embarquerait à destination d’une autre colonie. Antonin était parti pour l’une d’elles, suivant la déclaration de Canetègne. Dût-on les parcourir toutes, on découvrirait le jeune explorateur. Dalvan l’affirmait sans hésiter. Il déclarait même que cette recherche d’un homme à travers les cinq parties du monde était chose fort simple.
– Songez donc, disait-il à l’appui de sa thèse, nous cherchons qui ? Un explorateur, un personnage qui ne vit pas comme aucun autre, et qui par conséquent est remarqué. À peine aurons-nous posé le pied sur le sol où il pérégrine, qu’il nous sera signalé de toutes parts. Le problème est donc celui-ci : Trouver le pays… C’est bien facile, étant donné surtout qu’il s’agit d’une terre française. Or, j’élimine tout de suite la terre de Kerguelen située à la limite de l’océan Antarctique et nos colonies d’Afrique ; la première, parce qu’elle est inhabitée ; les secondes parce que Antonin les a visitées tout d’abord. Que reste-t-il : La Réunion, les établissements de l’Inde, l’Indo-Chine, la Nouvelle-Calédonie, les archipels Polynésiens, la Guyane, les Antilles, Terre-Neuve avec les îles Saint-Pierre et Miquelon, soit : huit parcelles du globe. Un véritable jeu.
Bérard s’amusait, et Yvonne elle-même, secouant l’embarras qui depuis l’origine du repas semblait peser sur elle, se déridait aux saillies de Simplet.
Tout à coup un bruit éclatant résonna au dehors.
– Le bimbao, expliqua le courrier.
Tous se portèrent aux fenêtres. Au milieu de la ruelle un indigène, revêtu d’un manteau bleu garni de broderies, tenait dans chaque main une demi-sphère de bois creuse. Il choquait ces castagnettes gigantesques, et produisait ainsi le son qui avait attiré l’attention des voyageurs.
– C’est un héraut, reprit Roumévo, il va proclamer sans doute une ordonnance du gouvernement.
En effet, le Malgache interrompit son assourdissant concert et clama avec un organe sonore :
– Ordre du Ministre de la justice, 22e Honneur, 3e colonne de l’édifice gouvernemental.
« À tout citoyen il est enjoint de demeurer enfermé en sa maison, tandis que les agents de l’ordre vont perquisitionner. Un lépreux s’est enfui hier soir. Il convient de l’arrêter. »
– C’est de toi qu’il s’agit, murmura Roumévo en serrant le bras de Marcel.
– Probablement !
Le jeune homme avait pâli. La pensée de retourner dans l’enceinte de la léproserie, de reprendre l’horrible rêve dont le souvenir faisait perler à ses tempes une sueur glacée, lui causait une épouvante bien justifiée. Comment le poursuivait-on encore ? Ikaraïnilo était captif.
Il se souvint alors de M. Canetègne, entrevu dans la déroute de l’escorte du général.
Le coup devait partir de là. Le raisonnement était exact. Canetègne, après avoir fui éperdu, avait retrouvé le calme.
Envoyant par un des soldats sa dénonciation à la Résidence, il s’était fait mener de grand matin chez le ministre de la justice. L’annonce du héraut résultait de cette visite. Yvonne avait pris la main de son frère de lait :
– Tu ne retourneras pas parmi les lépreux, fit-elle frissonnante, nous allons partir.
– Il faut traverser toute la ville pour gagner la route de Tamatave.
– La route de Tamatave, interrompit le courrier… Mais vous seriez repris avant la nuit. C’est le seul chemin par lequel un Européen puisse quitter Antananarivo. Aussi, votre disparition constatée, est-ce là que se centraliseront les recherches.
Tous baissèrent la tête. Ils sentaient la vérité de l’observation.
– Alors je n’ai plus qu’à me laisser arrêter ?
– Non. Tu es mon frère de sang, je te sauverai. La rue que j’habite est continuée par un sentier qui contourne la hauteur et conduit dans les ravins du plateau de l’Ankaratra. Seuls les Tsimandos connaissent le dédale rocheux qui s’étend au loin. Pendant des journées nous marcherons dans un chaos de granit, et quand nous en sortirons, nous serons dans le pays des Betsileos. Toujours en guerre avec mon peuple, ils t’accueilleront, toi proscrit, et ils t’aideront à atteindre la côte.
Peu de minutes suffirent aux préparatifs du départ. Roumévo s’aventura le premier dans la ruelle. Elle était déserte. Nulle silhouette menaçante n’apparaissait à l’horizon. À l’appel du courrier, Yvonne et ses amis sortirent à leur tour et suivirent l’indigène. Celui-ci marchait en avant, se tenant aussi loin que possible de l’extrémité du gradin longé par la route. Ses regards perçants se fixaient partout à la fois. Veillant à tout, le Tsimando avait à ce moment, selon l’expression populaire, des yeux derrière la tête. Le chemin faisait un coude. L’angle d’une habitation s’avançait presque au bord de la pente.
Soudain les fugitifs virent Roumévo, qui les précédait d’une vingtaine de pas, s’arrêter brusquement. De la main il les appela près de lui. Et dissimulés derrière le mur, ils aperçurent à cinquante mètres, un soldat hova qui, le fusil sur l’épaule, montait la garde sur le chemin.
– La police a pris ses précautions, fit le Tsimando dans un souffle. Les issues de la ville sont gardées.
– Alors nous sommes bloqués ?
Roumévo réfléchit un instant. Les veines de son front se gonflèrent ; ses traits exprimèrent l’indécision, et soudain il sembla prendre son parti :
– Frère, dit-il, mon premier devoir est de te sauver. Attendez-moi là, je vais déblayer la route.
Et il franchit l’angle du mur. Prenant sa place, Marcel avança la tête et assista à un terrible spectacle. À la vue du courrier, le soldat avait croisé la baïonnette ; mais Roumévo montra le cachet rouge distinctif de sa fonction, et le guerrier reprit une attitude pacifique. Bientôt les deux hommes furent l’un près de l’autre. Ils conversaient comme de bons amis ; seulement le Tsimando, à petits mouvements, tournait autour du factionnaire de façon à ce que ce dernier fût enfermé entre lui et l’abîme.
Tout à coup, les bras de Roumévo se détendirent, ses mains s’appuyèrent avec une vigueur irrésistible sur les épaules du soldat. Sous ce choc, le malheureux recula d’un pas, son pied se posa dans le vide… Il essaya de se retenir, un hurlement étranglé sortit de ses lèvres, et comme une masse, frôlant la pente rocailleuse, il alla s’écraser sur le gradin inférieur, cent mètres plus bas. Marcel, suivi de ses amis, courut à Roumévo.
– Pourquoi pas un coup de poignard, dit-il, cette chute dans l’abîme est horrible.
Le Tsimando eut un sourire triste.
– Le poignard dénoncerait des fugitifs. La chute n’est qu’un accident fréquent dans la cité. Ne me reproche rien… C’est pour ton salut que j’ai agi. Mais hâtons notre marche, tout péril n’a pas disparu.
La ruelle se rétrécissait ; bientôt le chemin praticable fut réduit à une largeur de trente centimètres à peine. À droite, une muraille perpendiculaire montait jusqu’aux terrasses du palais.
À gauche, un abîme s’ouvrait. C’était la corniche dans toute son horreur.
Tout alla bien d’abord ; mais au bout d’un instant, Yvonne, avec un faible cri, se laissa glisser sur les genoux. Si Claude ne l’avait retenue, elle eût glissé dans le précipice.
Elle était prise de vertige !
La caravane fit halte. Tous les fronts étaient soucieux. Le vertige, sur l’étroit sentier bordant le précipice, devenait une effrayante complication.
La jeune fille, étendue sur le sol, semblait morte. Le visage exsangue, les paupières closes, les lèvres crispées découvrant les dents nacrées, elle ne faisait aucun mouvement.
– Encore un kilomètre à descendre ainsi, grommela Roumévo. Plus loin la route est moins périlleuse.
– Oui, mais il faut l’atteindre.
Il y avait du découragement dans cette phrase de Bérard. Marcel ne disait rien. Il songeait. Tout à coup il releva le front.
– Un clou chasse l’autre, dit-il. Une peur en fait oublier une autre… Attendez.
Passant avec précaution par-dessus le corps de sa sœur, il remonta le sentier.
– Où vas-tu ? lui cria Claude.
– Je cherche une issue.
– Tu déraisonnes.
– Pas le moins du monde.
Et sur ces mots, il disparut au détour de la corniche. À cet instant, Yvonne rouvrit les yeux ; ses regards se fixèrent aussitôt sur le vide et, avec un gémissement, elle appliqua les mains sur ses paupières.
– Allons, mademoiselle, un peu de courage, pria le « Marsouin », le plus fort est fait. Relevez-vous.
Elle secoua la tête avec une expression de souffrance.
– Je ne peux pas ; je sens auprès de moi ce trou immense. Il me semble que les rochers m’y poussent, m’y tirent… C’est affreux !… Je ne peux pas ; je ne peux pas !
Un coup de feu se fait entendre, répercuté par les échos du ravin. Claude et le courrier tressaillent. Yvonne, comme galvanisée, bondit sur ses pieds. Et en arrière Dalvan reparaît. Il descend la pente avec rapidité.
– Alerte ! crie-t-il, des soldats hovas sont à notre poursuite.
Roumévo n’en demande pas davantage ; à grandes enjambées, il dévale la sente. Claude, la jeune fille, le suivent. Simplet ferme la marche.
Du vertige, plus personne n’a cure ; on n’a pas le temps d’y songer. En courant, les fugitifs prêtent l’oreille. Ils croient entendre au loin les pas précipités des poursuivants. Ils courbent les épaules, craignant de recevoir une balle. Ils sont essoufflés ; leurs tempes battent ; leur cœur saute éperdument dans leur poitrine. Ils marchent toujours. Et le sentier, cessant de suivre le précipice, se glisse entre deux hautes murailles de granit.
– Halte ! crie Marcel.
– Mais ils vont nous rejoindre, proteste Yvonne.
– Les Hovas ?
– Oui.
– Rassure-toi, petite sœur, il n’y en a jamais eu.
– Comment ?… Que dis-tu ?
– Que j’ai chassé le vertige par la peur des fusils, voilà tout. C’est bien simple.
Elle le regarde. Elle comprend. Une fois encore, il a tiré ses amis d’une situation terrible.
Alors, il s’approche d’elle, il l’enserre dans ses bras. Une larme brûlante tombe sur son visage.
Les yeux de la jeune fille se rivent sur ceux de Dalvan.
– Tu pleures ? dit-elle.
– Oui, répond-il, en s’efforçant de cacher son émotion sous un sourire, j’ai eu si peur que tu n’aies pas assez peur…
Et il donne le signal du départ. Escaladant les rocs superposés en escaliers gigantesques, se glissant dans d’étroites fentes où ils ont peine à passer, suivant des gorges sauvages désolées, lits de torrents à sec, les voyageurs s’éloignent d’Antananarivo.
Yvonne ne paraît pas sentir la fatigue. Muette, elle marche comme en songe. Mais, de temps à autre, ses paupières s’ouvrent ainsi qu’un écrin sur des pierres précieuses, laissant filtrer son regard bleu qui va se poser, avec une expression étrange, sur Marcel éclairant la route avec Roumévo.
À la nuit, on campa dans une caverne.
Durant une longue semaine, les mêmes paysages dénudés défilèrent devant les Français. Ils tournaient, montaient, descendaient dans ce prodigieux massif de l’Ankaratra, notant au passage les sources de l’Onibé qui finit dans l’océan Indien, près d’Ambodibarina et celles de la rivière Italambo.
Passant à l’est de Betafo, ville frontière du pays hova, ils gagnèrent la fertile vallée de Valavato, traversèrent le fleuve Ambositra.
Là, ils étaient en sûreté sur le territoire des Betsileos. Le voyage y fut aisé. Les tribus de noirs superbes – véritables carabiniers en deuil, comme les appela plaisamment Bérard – se montrèrent hospitalières. Après les fatigues de la montagne, les voyageurs se délectaient à parcourir ces plaines élevées, où l’air était doux, la végétation luxuriante, les habitants bienveillants.
À chaque halte, ils se régalaient de légumes frais, de viandes savoureuses qu’ils arrosaient de betsabesse étendu d’eau. Ce breuvage, composé de jus de canne à sucre, de riz fermenté et d’écorces amères, leur avait été désagréable tout d’abord ; maintenant ils y étaient faits et, ainsi que les indigènes, en usaient avec plaisir.
Suivant le conseil de Roumévo, ils se dirigeaient vers une passe, qui coupe la cordillère parallèle à la côte Est et débouche en face, du petit port de Vatomasina. De ce point, ils pourraient quitter l’île.
Mais le sort en avait décidé autrement.
Le treizième jour, après leur départ de Tananarive, (le chiffre fatidique eut-il une influence dans leur aventure ?) ils s’arrêtèrent dans un petit village couché au pied de mamelons, sentinelles avancées de la chaîne qu’ils avaient à franchir. Selon la coutume, le chef leur fit un cordial accueil et mit à leur disposition une case.
Or, tous commençaient à s’endormir, quand un bruit léger attira leur attention. On eût dit le grattement d’un rat dans la muraille.
Celle-ci étant de bois, l’animal s’en donnait à cœur joie. Il rongeait, grignotait avec une telle ardeur que bientôt une plaque de la cloison se détacha, laissant une ouverture carrée, large de deux pieds au moins et, avec stupeur, Marcel et Roumévo, éveillés par le tapage, aperçurent une silhouette humaine se glissant dans la cabane. Le rat était un voleur.
Mais les voyageurs ne tenaient pas à être volés. Aussi, échangeant un regard, le Hova et le Français se levèrent d’un bond, happant chacun un bras du dévaliseur. Un cri étouffé, une courte lutte et l’homme fut couché à terre, solidement maintenu par ses ennemis.
Bérard, accouru au bruit, alluma la torche de résine – éclairage primitif des indigènes – et à sa fumeuse clarté, on put voir le prisonnier. Celui-ci souriait ironiquement :
– Vous me faites souffrir, dit-il, mais vous expierez ce crime.
– Il a du toupet ! s’écria Dalvan à qui Roumévo venait de traduire cette phrase ; il vient nous voler et…
Son frère de sang lui imposa silence du geste et s’adressant au captif :
– Tu te trompes. Tu seras puni comme voleur.
– Comme voleur ? Que t’ai-je pris ?
– Rien, parce que le temps t’a manqué. Mais ta façon d’entrer dans notre cabane ne laisse aucun doute.
– Tu n’es pas du pays, cela se voit. Je dirai aux miens : « J’ai percé la muraille, car j’avais entendu le Scarabée rouge bourdonner, et je voulais l’éloigner de nos hôtes par la puissance du Coq blanc. » Pour cette incantation qui doit chasser l’esprit du mal, on ne peut pénétrer dans une habitation par les ouvertures habituelles.
– Tu te moques de moi.
– Non, mais je suis le sorcier de la tribu.
– Eh bien, nous dirons le contraire, nous, et le chef croira ses hôtes.
– Tu te trompes encore. Il doutera et ordonnera l’épreuve du tanghin.
Roumévo frissonna. Le tanghin, plante vénéneuse de l’espèce des strychnos, sert aux épreuves judiciaires. Deux hommes sont en procès, le juge ordonne l’épreuve. Celui que le poison terrasse est réputé avoir tort. Les naturels, dès l’enfance, s’accoutument à mâcher la feuille vénéneuse, si bien que sa toxicité s’amoindrit et s’annihile pour eux. – Toujours les poisons de Mithridate.
Mais de ce fait résultait pour Marcel une infériorité marquée.
Il succomberait au poison végétal, et le sorcier larron serait proclamé victime d’une erreur. En dix secondes, le courrier entrevit les conséquences de la situation. Il les développa à ses compagnons. Il fallait faire la paix avec le voleur, lui rendre la liberté sous peine d’ennuis incalculables.
– Eh bien ! dirent les jeunes gens, lâchons-le.
Roumévo revint au prisonnier qu’il avait attaché et le délia.
– Tu as dit vrai, sans doute. Nous te croyons et le prouvons en te permettant de t’en aller avec nos mille et mille souhaits heureux.
L’autre secoua la tête :
– Ton discours est incomplet. Si tu es prompt à l’accusation, nous ne sommes point pressés de pardonner.
– Parle plus clairement.
– Je le veux bien. Vous m’avez terrassé, heurté contre terre. Tout cela sans raison. Et moi, je suis demeuré calme, je n’ai pas cherché à me défendre, désireux de conserver intact mon bon droit.
– Nous le reconnaissons, appuya le Tsimando.
Il avait hâte de se débarrasser de l’indigène ; seulement sa condescendance n’était pas le moyen d’arriver à un bon résultat. Il s’aperçut de sa faute – trop tard – quand le sorcier reprit :
– Vous avouez vos torts ; je serai donc clément et me contenterai d’une indemnité peu importante.
– Une indemnité !
Roumévo esquissa un geste violent, mais une réflexion rapide le calma et paisiblement :
– Qu’exiges-tu ?
– Presque rien.
– Mais encore ?
– J’aurais le droit, continua le voleur, qui semblait s’amuser de l’impatience de son interlocuteur, de vous demander de l’argent, des thalaris sonnants et trébuchants, ou bien l’une de vos armes, dont les Hovas, nos ennemis, nous ont appris l’usage. Mais je ne prétends pas abuser. Je me contenterai d’un objet sans valeur.
Roumévo respira. Ses amis attendaient, mis au courant par lui à mesure que la conversation avançait.
– Enfin que veux-tu ?
– Tu n’as pas compris ?
– Eh ! non.
– Tu oublies donc l’adage des Betsileos : « Qui est moins qu’un chien ? Un Hova. Moins qu’un Hova ? Rien. Moins que rien ?… Une femme. »
– Une femme ? répéta le courrier, tellement absorbé par sa fonction de négociateur qu’il ne songea pas à s’irriter contre l’homme, qui lui lançait en plein visage ce proverbe, suprême outrage à la nation hova.
– Eh bien ? interrogea le sorcier.
– Tu demandes ?
– La femme qui t’accompagne. Je la consacrerai au culte de nos divinités.
Du doigt il désignait Yvonne. Demi-soulevée sur sa natte, la jeune fille écoutait appuyée sur le coude.
– Il veut ta sœur, fit Roumévo à Marcel.
Elle eut un petit cri de frayeur.
– Que ça ?
– Consens tu ? questionna le larron.
– Ce que tu sollicites est impossible. Une femme d’Europe ne saurait être traitée comme une Malgache. Choisis dans notre léger bagage…
– Inutile. C’est elle que je veux.
– Et si nous refusons ?
– Alors au lieu du pardon, c’est la vengeance qui s’abattra sur vous, et l’épreuve du tanghin vous jettera mourants sur le sol. La fille blanche m’appartiendra quand même.
Bérard, Marcel et le Hova se regardèrent :
– Que faire ? murmura ce dernier tout pensif.
Marcel sourit :
– Parbleu ! étrangler ce coquin.
– Mais demain, on nous demandera compte…
– De cet acte de justice. Demain, nous ne serons plus ici.
– Comment ?
– Nous allons partir à l’instant, après avoir garrotté solidement notre ennemi. Ne perdons pas de temps. Il faut qu’au lever du soleil nous soyons loin de ce village.
Le jeune homme parlait avec calme. Le sorcier se méprit à cette tranquillité. Il pensa que l’on se rendait à sa requête, et cauteleux, s’efforçant de donner à sa face rusée une expression aimable, il s’approcha du groupe.
– Dois-je te faire le salut d’amitié ? dit-il. Tu es le chef, puisque ceux-ci te consultent. À toi de répondre.
Le sous-officier le considéra, une lueur dans ses yeux bleus.
– Ma réponse, la voici.
D’un croc-en-jambe il envoya le Betsileo rouler sur le plancher. En l’espace d’un éclair, le voleur fut de nouveau chargé de liens, réduit à l’impuissance, bâillonné.
Ses regards étincelants, ses sourcils agités de brusques contractions trahissaient seuls sa rage. Rapidement, chacun reprit ses armes et quitta la cabane où se débattait le sorcier écumant.
Le village dormait. Sans encombre, la petite troupe dépassa les dernières cases et s’élança dans la campagne.
– Guide-nous vers la passe de Vatomasina, ordonna Marcel à Roumévo.
– Non. Tu as dit au chef du village que telle était ta direction. Au soleil levant, on se mettra à notre poursuite de ce côté et nous serions atteints avant le soir, car les guerriers marcheront plus vite que ma sœur blanche.
– Alors tu penses ?
– Que le mieux est d’incliner vers le sud-ouest, quitte à nous rabattre dans deux ou trois jours vers l’océan Indien.
– Ton conseil est sage, allons.
Dans les pas du courrier, les voyageurs traversèrent les champs cultivés aux abords du village, et bientôt ils se trouvèrent dans la brousse. Mais là, ils durent ralentir leur allure. Des fourrés épineux les arrêtaient à chaque instant, les obligeant à de longs détours.
Et chaque fois le Tsimando vomissait un torrent d’imprécations, chose facile pour lui, car la langue hova en foisonne.
– Il existe sûrement un sentier, répondit-il à une question de Bérard. Si près des habitations, il est inadmissible que le fourré soit impénétrable. Si nous avions la chance de le découvrir, nous ferions, avec moins de fatigue, un chemin double. Mais il n’y faut pas compter. En plein jour, peut-être, arriverions-nous à nous diriger ; mais la nuit, avec un horizon borné, je n’ose l’espérer.
Ce pronostic désagréable devait se réaliser. Durant des heures, on erra à travers le dédale des buissons, et ce fut seulement lorsque les premiers rayons du soleil dissipèrent l’ombre que le courrier trouva le sentier. Yvonne était exténuée. Son frère de lait parla de faire halte. Mais le Tsimando, étendant son bras vers le nord, prononça ce seul mot :
– Regarde.
Le jeune homme obéit. À deux kilomètres à peine, dépassant le voile du brouillard matinal, les toitures du village betsileo apparaissaient. Pour parcourir cette faible distance, les voyageurs avaient employé toute la nuit. Et la marche fut reprise, silencieuse, attristée.
Chacun sentait le danger proche. Ils comprenaient que le temps perdu dans la brousse pouvait amener d’irréparables malheurs. Cependant les arbustes devenaient plus clairsemés ; une plaine nue, rocailleuse succédait, et au centre s’élevait une colline isolée, aux flancs dénudés, et couronnée d’un bouquet d’arbres. Roumévo désigna la hauteur :
– Nous nous reposerons là.
– C’est juste. En cas de poursuite, nous aurons l’avantage de la position. Trois hommes résolus tiendraient contre une troupe nombreuse de là-haut.
Un aboiement lointain fit expirer la parole sur ses lèvres.
– Un chien ! murmura-t-il.
– Pressons-nous ! s’écria le courrier.
– Pourquoi ?
– Les Betsileos ont lancé un chien à notre piste, j’en ai peur.
– Ah ! bégaya Yvonne toute pâle.
Un second aboiement, plus rapproché cette fois, passa dans l’air.
– Plus de doute, reprit le Tsimando. En avant ! Il faut à tout prix atteindre le sommet de la colline avant que nos ennemis nous aient rejoints.
– Si je restais en arrière pour abattre le chien ? demanda Claude.
– Non, il est tenu en laisse, les guerriers l’accompagnent. C’est la coutume des tribus betsileos.
Bien avant les armées d’Europe, les sauvages de Madagascar avaient compris quel parti on peut tirer, au point de vue militaire, du flair des chiens et s’en servaient comme éclaireurs. Les aboiements ne discontinuaient plus ; la piste était trouvée. Sans chercher à se dissimuler, les fugitifs s’élancèrent au pas de course dans la direction du monticule.
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