Le sergent simplet travers les colonies françaises



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XXII

NAZIR TRAVAILLE


Depuis un mois, Marcel était installé dans une chambre confortable dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur le fleuve. Le Sunderbund-Hôtel l’avait reçu ainsi que ses compagnons. Après deux rechutes peu graves, la convalescence commençait. Le médecin lui avait permis de se lever. Assis auprès de la croisée, ayant à côté de lui Yvonne et Diana attentives au moindre signe, il aspirait délicieusement l’air tiède qui baignait son visage. La porte s’ouvrit ; Claude parut. Le « Marsouin » agitait triomphalement une dépêche.

– Pour miss Pretty, dit-il.

Celle-ci l’ouvrit. Le capitaine du Fortune lui mandait que le steamer, complètement radoubé, quitterait Bombay sous deux ou trois jours et ferait route pour Calcutta, où il arriverait vers le 20 juin.

– Juste ce qu’il faut à Simplet pour se remettre tout à fait, s’écria Yvonne.

Le blessé sourit.

– Et nous pourrons reprendre notre voyage.

– Ne t’occupe pas encore de cela.

– Pourquoi donc ?

– Tu es malade.

– Justement. Nos pérégrinations terrestres me semblent peu de chose ; j’ai pensé en faire une plus longue… de l’autre côté de la vie.

Et voyant Mlle Ribor pâlir au souvenir des angoisses endurées :

– Mais c’est fini, bien fini. Donne-moi la main, petite sœur, et ne me garde pas rancune pour la peur que je t’ai causée.

– Rancune !

La jeune fille l’embrassa sur le front, puis elle se rassit, abandonnant au sous-officier sa main qu’il tenait serrée dans les siennes. Il avait fermé les yeux. Elle n’osait faire un mouvement, croyant qu’il dormait. Il se disait :

– Pourquoi cela ne peut-il durer toujours ?

Miss Pretty causait avec Claude un peu à l’écart. Cela leur arrivait souvent maintenant ; mais tandis que l’Américaine devenait chaque jour plus joyeuse, Bérard s’assombrissait progressivement. Un domestique vint demander si M. Dalvan voulait recevoir M. Nazir.

– Oui, répondit le jeune homme.

Le Ramousi entra, échangea des poignées de main avec tout le monde, et s’adressant au blessé :

– Je vous apporte quelques primeurs introuvables en ville. Je les tiens d’un de mes amis, agronome distingué, qui a été heureux de s’en dessaisir au profit d’un gentleman victime d’un guet-apens.

Tous le remercièrent avec effusion.

Il ne laissait jamais passer une occasion d’être aimable. De fait, l’Hindou s’était introduit dans l’intimité des voyageurs. À Calcutta, il était descendu dans le même hôtel, se donnant pour un négociant. La pension était chère, mais ce voleur possédait quelques économies, et deux lettres confidentielles écrites par Canetègne lui assuraient le remboursement de ses dépenses. Il s’était mis à la disposition des amis de Marcel.

– J’étais sur le bateau Nerbadah, avait-il dit, j’ai été très ému de votre malheur, mais j’aurais pensé être importun en me présentant à vous. Ici, il n’en est plus de même. Je connais la ville qui vous est étrangère, et tout en m’occupant de mes affaires, je suis à même de vous être utile.

Tout doucement il s’était rendu indispensable. Il avait amené le meilleur médecin de Calcutta. Pour le blessé il dénichait les plus beaux fruits, les légumes les plus savoureux. Quand il rentrait, il ne manquait jamais de visiter Marcel. Il lui apportait les journaux, les livres parus, lui narrait les anecdotes piquantes de l’agglomération. Peu à peu, tous s’étaient pris à son amabilité, sans se douter qu’ils serraient la main à un agent de leur ennemi. Dès l’arrivée, Nazir avait télégraphié à Canetègne.

– Activez démarches. Avez un mois ou six semaines pour conclure affaire. Plus que suffisant.

À cette dépêche de tournure commerciale, l’Avignonnais avait répondu, à quarante-huit heures d’intervalle, par deux lettres ; l’une bourrée d’instructions, l’autre annonçant son départ de Madras pour Pondichéry, où il allait prier le gouvernement de réclamer des autorités anglaises l’extradition du sieur Dalvan.

Depuis, plus de nouvelles. Nazir trompait l’ennui de l’attente en trompant ceux qu’il désirait perdre. Cependant le silence de son « chef » l’agaçait un peu. Et ce jour-là, en écoutant les projets de départ des voyageurs, une vague inquiétude le saisit. Est-ce qu’ils allaient lui échapper ? Aurait-il donné un maître coup de kandjar, fait un voyage long et pénible pour n’arriver à aucun résultat ? À quoi s’occupait donc Canetègne-Sahib ? Les formalités d’extradition sont rapides dans l’Inde. On y sait la valeur du temps, et l’on tient à arrêter les criminels. Comment l’arrestation n’était-elle pas opérée ?

Il remonta pensif dans sa chambre.

Les jeunes filles, sur le conseil de Marcel, allèrent se promener.

– Le séjour chez un malade ne vous vaut rien, déclara le sous-officier, et je n’aurai pas besoin de vous. Je suis guéri.

Il avait insisté pour que Claude les accompagnât. Celui-ci s’y refusa. Et quand il fut resté seul avec son ami :

– Je voulais te parler, dit-il.

– À moi ?

– Oui.


– Quelque chose que tu ne voulais pas dire devant nos amies ?

– Par une bonne raison. Ce que j’ai à te confier concerne miss Diana.

– Ah !

Marcel eut un sourire.



– Peut-être bien que je suis déjà au courant.

– Non, car tu ne rirais pas.

– Ah çà, qu’as-tu donc ?

– Je suis malheureux !

Et se décidant brusquement, Claude reprit :

– Elle est jolie et elle est bonne ; j’aurais dû me défier, mais je ne savais pas. Moi et l’affection nous nous sommes rarement rencontrés. Elle me parlait avec une jolie petite voix douce. M. Claude par-ci, M. Bérard, par-là. Et puis elle vous a des grands yeux…

– Bref, tu ressens une vive amitié pour elle ?

– Je crois que oui.

Le « Marsouin », en faisant cet aveu, avait l’air si penaud que Dalvan ne put s’empêcher de rire, malgré ce que venait de dire son ami. Ce dernier fit claquer les doigts avec impatience.

– Tu ne comprends donc pas que c’est un désastre ?

– Un désastre ! Non, car il me semble bien que miss Pretty de son côté…

– Tu es fou !

En prononçant ces mots le visage de Claude s’illumina, mais il se rembrunit aussitôt.

– Et quand même cela serait…

– Rien de plus simple alors. Vous vous aimez, le mariage est indiqué.

– Le mariage ! Ne plaisante pas, je souffre.

Marcel devint grave.

– Explique-toi. Vous êtes toujours ensemble. Vous tenez des conciliabules. Quel est l’obstacle qui vous empêche d’unir vos destinées ?

– Tu le demandes ?

– Tu l’entends bien.

– Elle est millionnaire ! gémit Claude d’un air désolé.

Simplet lui prit la main.

– Tu es un brave garçon, commença-t-il.

– Ah ! tu vois bien, tu penses comme moi.

– Je pense surtout que tu devrais me laisser finir. Je trouve bien que tu aies songé à son argent, que tu te sois dit : Je suis pauvre, je n’ai pas le droit d’épouser cette fortune.

– Voilà ce qui me rend le plus triste des hommes.

– Seulement, tu ne l’aimes pas pour son or, tu l’aimes malgré lui. Je ne comprendrais pas que tu veuilles la prendre pour femme parce qu’elle est riche, mais rien ne s’oppose à ce que tu l’épouses quoiqu’elle le soit.

Claude secouait la tête, entêté dans son scrupule de désintéressement. Et Marcel, touché de sa résistance, éleva la voix :

– Sapristi ! tu deviens cruel. Parce qu’une fille est riche, tout honnête homme sans fortune doit s’éloigner d’elle, la livrant aux coureurs de dot, aux faquins sans cœur et sans esprit, incapables d’une vibration généreuse ; pour qui tout s’évalue ; pour qui la pureté, la bonté, la droiture ne sont que des accessoires sans importance. Ton cœur lui appartient, dis-tu, et tu veux l’abandonner aux immondes croqueurs d’or. Jolie façon de comprendre la vie !

Les yeux de Bérard lancèrent un éclair :

– Si l’un de ceux-là se présentait, je le tuerais.

– Eh bien, alors ?

– Seulement, raisonnons. Tu as parlé juste, mais tu supposes qu’elle répond à ma tendresse. Est-ce exact ? Est-ce possible ?

– Pourquoi pas ?

– Parce qu’elle est élégante, instruite. Moi je ne suis qu’un sous-officier, sachant tout ce que l’on peut apprendre seul, mais ignorant le reste.

– Tu travailles chaque jour à réduire la distance qui vous sépare.

– Que dis-tu ?

Une rougeur colorait les joues du « Marsouin ».

– Ce que j’ai vu, parbleu ! Pendant la traversée de Kerguelen à Mahé, depuis notre arrivée à Calcutta, tu te plonges dans des bouquins quand tu ne causes pas avec miss Pretty. Comment ne serait-elle pas émue devant cela ?

Mais Bérard secoua la tête.

– Ton amitié te dicte tes paroles. Le plus sage, va, serait de partir, de ne plus la voir. Et je n’en ai pas le courage. Ma vie est unie à la tienne. Je dois réussir ou succomber avec toi. Exilé de France par les circonstances, je ne saurais plus vivre seul, avec le souvenir de miss Diana. Je resterai donc, comptant que, notre voyage achevé, tu me laisseras vivre auprès de toi, dans la même ville, et que tu écouteras les radotages d’un camarade sottement épris d’une étoile née au pays d’azur.

Et arrêtant Simplet qui allait encore protester :

– Toi aussi, tu as une tristesse.

– Moi ?


– Yvonne.

À son tour, le frère de lait de Mlle Ribor parut embarrassé.

– Tais-toi.

– Tu te dévoues en désespérant. Je ne sais pas ce qui vous sépare, mais j’ai vu, comme tu le disais tout à l’heure. Eh bien, mettons notre souffrance en commun et appuyons-nous l’un sur l’autre.

Tous deux avaient les yeux humides. Et doucement, avec la mélancolie de la résignation, Dalvan murmura :

– Ton malheur est moindre que le mien. Tu seras heureux, toi, j’en suis assuré.

Quand les jeunes filles rentrèrent, les sous-officiers avaient retrouvé leur calme. Elles ne se doutèrent de rien.

Peu à peu, Dalvan reprit des forces et, le 4 juin, le médecin lui donna l’exeat. Le jeune homme pouvait descendre et se promener, promenade courte d’abord, mais que l’on prolongerait graduellement. Ce jour là, Nazir qui, depuis quelque temps, paraissait préoccupé, nerveux, annonça à ses « amis » qu’il se rendrait le lendemain à Madras.

– Appelé par une importante affaire, dit-il, je quitte Calcutta à la première heure. J’espère être de retour avant votre départ. En tout cas, je vous fais mes adieux.

Cette brusque détermination était motivée par le silence persistant de Canetègne. Lassé d’attendre, craignant pour ses avances, le Ramousi allait relancer l’Avignonnais. On échangea des souhaits, des poignées de main, et le 5, à 6 heures, un steamer descendait le cours de l’Hougly emportant le lieutenant de Canetègne-Sahib.

Le 11, Nazir touchait à Madras et courait à l’établissement « confortable et à prix modérés » où demeurait le négociant.

– Il est chez lui, répondit-on, chambre 27.

L’escalier gravi, l’Hindou trouva sans peine le numéro indiqué. La clef était sur la porte. Il frappa et ouvrit aussitôt. Un homme assis dans un fauteuil, enveloppé dans une robe de chambre, coiffé d’un bonnet de coton, la figure écarlate semée de croûtes brunes, se leva péniblement. Nazir crut s’être trompé. Mais le personnage s’écria :

– Nazir, quoi de nouveau ?

Tout d’abord le Ramousi garda le silence. Il considérait son interlocuteur. Ce n’était plus le Canetègne gras, triomphant, qu’il avait vu un mois auparavant. Maigre, courbé, les mains osseuses, le négociant se présentait comme l’ombre de lui-même.

– Que vous est-il donc arrivé ? fit-il enfin.

– La variole, mon ami, l’affreuse variole. Le jour même où je vous annonçais mon départ pour Pondichéry, j’avais une forte fièvre, mais je pensais me mettre en route tout de même. En me rendant au bateau, je me suis trouvé mal. On m’a rapporté ici, et depuis hier seulement je me lève. Le docteur m’ordonne de sortir, mais avec une figure comme j’en ai une, je n’ose pas.

– Alors, l’extradition de vos ennemis ?

– Eh ! rien de fait ! Quand on se débat contre la mort, est-ce que l’on a le temps de songer aux autres !

– Et maintenant toute démarche est inutile ; ils quittent l’Inde le 20 juin.

– Le 20 ! reprit l’Avignonnais se dressant brusquement, le 20 ! Ils m’échappent encore. Ah !

La haine lui rendait des forces. Il arpentait fiévreusement la chambre.

– Ils vont gagner la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin, vastes territoires où la police est mal organisée. Où les attendre ? Où les prendre en défaut ? Avec cela, ils avancent toujours. Toutes les colonies épuisées, ils chercheront en Afrique dont je les ai détournés, et alors…

Et sa rage se doublant de terreur.

– Ils retrouveront ce damné Antonin. La chance est pour eux.

Cette maladie le prouve. Elle me cloue au lit, me défigure alors qu’ils étaient à ma discrétion. Ah ! suis-je donc perdu ?

– Non, répliqua le Ramousi d’une voix forte.

Le négociant s’arrêta. Il tourna les yeux vers son noir acolyte. Il le vit souriant, et soudain il eut le pressentiment de s’être livré, d’avoir trop parlé. Son abandon allait lui coûter cher.

– Pas perdu, reprit Nazir, si tu veux m’écouter, et surtout me donner les moyens d’exécuter l’idée qui m’est venue.

– Qu’appelles-tu les moyens ?

– Pour faire vite et bien, que faut-il ? de l’argent.

L’hésitation se peignit sur les traits du commissionnaire.

– Tu refuses, Sahib, je t’abandonne à ton sort. Je te prierai seulement de me rembourser les frais de mon séjour à Calcutta.

Et paisiblement, le Ramousi étala sur la table-guéridon, placée au milieu de la pièce, une liasse respectable de factures. L’Avignonnais étendit la main, puis la retira. Il avait réfléchi. En somme, il était à la merci de son complice. Peut être celui-ci avait une idée ingénieuse. Et puis une fois qu’il la connaîtrait, il trouverait bien à l’exécuter sans verser la somme réclamée. Il « roulerait » son associé. Pareille éventualité n’était pas pour l’effrayer, au contraire. Aussi son visage redevint aimable.

– Eh bé ! mon garçon, parle.

Mais l’Hindou secoua la tête.

– Pas comme cela.

– Comment ? qu’y a-t-il encore ?

– Tu veux que je parle ?

– Oui.


– Alors, paye d’abord.

Canetègne ne put dissimuler une grimace. Il était pris.

– Qu’exiges-tu ?

– Le remboursement de ces factures : mille roupies.

– Mille roupies ! clama le commissionnaire.

– Tu peux compter, le chiffre est exact, continua imperturbablement Nazir. Nous disons donc mille. Maintenant, je me charge d’enlever la jeune fille et de te l’amener à l’endroit que tu me désigneras.

– Pourquoi la jeune fille ?

– Parce que c’est l’otage important. À Calcutta, j’ai beaucoup fréquenté tes ennemis, et peu à peu j’ai surpris les secrets que tu n’avais pas jugé bon de me confier.

Canetègne se mordit les lèvres.

– Les gens de là-bas ont avec eux, reprit le Ramousi, miss Diana Gay Gold Pretty.

– La milliardaire américaine !

– Et c’est sur son yacht qu’ils voyagent.

Les mains du négociant se crispèrent sur son bonnet de coton.

– Une milliardaire ! Cela n’arrive qu’à moi.

Et, par réflexion :

– Mais alors tu me trahis ?

Le Ramousi eut un large rire.

– Non, car j’ai intérêt à être dans ton jeu. Je prépare sur elle une petite opération dont nous parlerons plus tard. Il faut procéder avec ordre. Acceptes-tu ma proposition ?

– Quel est ton prix ?

– Deux mille roupies, plus les mille que tu me dois.

L’importance de la gratification fit bondir Canetègne. Mais Nazir le ramena, il lui exposa son plan. En fin de compte, l’Avignonnais aligna sur la table la moitié de la somme en billets de banque, le reste serait payé à Saïgon où il donna rendez-vous à son lieutenant.

– Je profiterai du premier départ pour gagner Colombo et rejoindre ainsi les vapeurs pour Saïgon, conclut-il. Je t’y attendrai avec la petite Yvonne.

– Tu n’attendras pas longtemps.

Les coquins scellèrent leur contrat d’un dîner, et le 12 au soir, le Ramousi prit place au bord d’un navire de la British India Company à destination de Calcutta. Durant la traversée, il arpenta sans cesse le pont du steamer, parcourant ainsi des kilomètres. Il cherchait à calmer son impatience. Pourvu que les voyageurs ne fussent pas partis avant son arrivée ! Certes, ce n’était pas à cause de son marché avec Canetègne qu’il s’inquiétait ainsi. Il avait palpé une partie du prix du rapt à accomplir, et il était homme à la garder quoi qu’il arrivât. Mais il avait flairé l’affection naissante de Diana pour Claude, et il songeait à l’exploiter. Si, en même temps que Mlle Ribor, il enlevait le « Marsouin », l’Américaine n’hésiterait pas à payer une lourde rançon pour le revoir. C’était la fortune assurée. Telle était l’opération, à laquelle il avait fait allusion dans son entretien avec Canetègne.

Enfin tout a un terme, même les traversées. Le 18 juin, Nazir atteignit Calcutta, sauta sur le quai du Strand et courut au Sunderbund-Hôtel. Là, il respira. Le gibier qu’il pourchassait était encore au gîte. Toute la bande avait frété un petit vapeur et faisait une excursion à Chandernagor, mais elle serait de retour le lendemain.

Le Ramousi, pour tuer le temps, lut les journaux ; il apprit ainsi que dans l’Indo-Chine, sur les rives du Mékong, aux environs de Khône, des engagements avaient lieu entre des troupes françaises et siamoises. En effet, les hostilités commençaient à la frontière de notre empire asiatique. Les Siamois, encouragés par notre longue patience, tentaient d’occuper les territoires situés à l’est du grand fleuve. Nos bataillons annamites résistaient.

La poudre avait parlé. On annonçait que l’escadre française de l’Extrême-Orient se rassemblait à Saïgon. On disait une guerre imminente, plus grave qu’elle ne le paraissait à son début, car l’Angleterre ne permettrait pas que le royaume de Siam fût démembré. Et cætera, et cætera. Tous les racontars qui précèdent les luttes de peuple à peuple. Pour Nazir, très indifférent en matière politique, l’aventure parut l’enchanter. Il se frotta les mains.

– Voilà qui fait mon affaire. Je cherchais un moyen, il est trouvé. Battez-vous donc, bons imbéciles, afin d’assurer ma fortune.

D’excellente humeur, Nazir passa la journée d’attente dans des rêves dorés.

Marcel et ses compagnons, certes, ne pensaient pas à lui. Tandis qu’il effectuait le trajet, aller et retour, de Calcutta à Madras, Dalvan recouvrait la santé. Tout à fait solide désormais, sa blessure n’étant plus qu’un souvenir effacé, il avait proposé à ses amis de se rendre à Chandernagor, seul établissement français de l’Inde où ils n’eussent pas recherché la trace d’Antonin.

C’était une promenade de trente-deux kilomètres en bateau, sur l’un des plus beaux fleuves du monde, coulant à travers la campagne du Bengale.

Des précautions contre les menées possibles de Canetègne, on en prendrait. Certes le négociant, invisible depuis des semaines, devait machiner quelque chose dans l’ombre. On se garderait de lui. L’embarcation s’arrêterait le long de la rive gauche, rive anglaise, et les Américains passeraient sur la rive droite, où se trouve le territoire français.

Il finit par décider ses amis, et l’excursion fut résolue pour le 18. Une barque à vapeur de louage les emporta de bon matin vers le haut fleuve. Ainsi qu’il avait été convenu, le vapeur passa devant le bazar de Hatte-Khola et navigua jusqu’au bac existant au nord de la ville. William Sagger se fit passer, gagna la Résidence et revint au bout d’une heure et demie. Il n’avait eu garde de s’enquérir d’Antonin Ribor. C’était de M. Canetègne qu’il s’était informé, et par ricochet, il avait appris que le frère d’Yvonne était aussi inconnu à Chandernagor que dans les autres enclaves de l’Inde. Personne n’en fut surpris. On s’y attendait presque.

Ce qui parut plus étrange, c’est qu’aucun policier n’avait montré le bout de son nez. Mais ce pouvait être une ruse ; aussi, après avoir déjeuné sur le sol anglais, en face du district français de Damsamardorga, situé au sud du territoire, les voyageurs remontèrent le cours du fleuve à pied ; regardant de loin ce lambeau de terre, sauvé du naufrage de notre puissance dans l’Inde.

Marcel avait parlé bas à William Sagger. L’intendant avait souri et, entraînant Yvonne et Claude en avant, s’était lancé dans une discussion à perte de vue sur les races ethniques dont la grande presqu’île est peuplée. Il allait toujours, parlant d’abondance, tenant ses auditeurs sous le charme ; si bien que ni le « Marsouin », ni la jeune fille ne songeaient à Dalvan, resté en arrière avec miss Diana.

Et pourtant Bérard eût été vivement intéressé s’il avait entendu leur conversation. Ils s’entretenaient de lui. Adroitement, Simplet avait souligné l’air soucieux de son ami. L’Américaine l’avait remarqué. Elle s’en inquiétait. À ses questions, Claude avait toujours répondu évasivement. Marcel souriait en l’écoutant. Dans les paroles de la jeune fille, il démêlait une émotion profonde, une inquiétude constante ; il ne s’était pas trompé. Elle était entraînée par le même souffle affectueux qui emportait Bérard.

– C’est ici, dit brusquement Simplet en désignant le village de Hatte-Gouge, qu’est mort le poète Arramoëry, auteur de paraboles charmantes. Vous plaît-il que je vous en récite une ?

– Certainement, fit-elle un peu surprise de voir la conversation tourner court.

– Ce n’est point pour faire de l’érudition. Parmi les livres que me prêtait cet excellent M. Nazir, j’ai trouvé une traduction du poète. Donc, oyez le Silex et l’Opale.

Et son regard allant de Bérard à Diana, comme pour bien indiquer le but de la fable, il commença :

« Dans un champ, le soc d’une charrue mit au jour deux cailloux. L’un était un silex, simple pierre à feu. L’autre, une merveilleuse opale aux reflets chatoyants. Les pierres se virent. Silex se prit à la beauté de sa brillante voisine. Elle fut touchée de sa tendresse et découvrit les solides qualités enfermées en sa rude surface.

« Mais Silex, caillou vulgaire, épris d’une pierre précieuse, n’osa se déclarer.

« La pudique Opale ne sut point lui montrer ses sentiments.

« Et l’affection devint une souffrance, et leur torture s’accrut chaque jour. »



Miss Pretty avait baissé les yeux. Une teinte plus vive colorait son visage, et les mouvements de son corsage trahissaient les battements de son cœur. D’une voix douce, puisant dans sa volonté d’assurer le bonheur de son ami, les inflexions les plus caressantes, Marcel reprit :

– Désespéré, Silex appela un soldat qui passait : Prends-moi, lui dit-il, taille-moi en fer de lance, en hache meurtrière. Précipite-moi dans la mêlée, brise-moi sur les boucliers ennemis.

« Et le soldat l’emporta bien loin.

« Alors l’Opale se désespéra. Elle perdit ses couleurs et ses reflets changeants. Trop tard, elle comprit que c’est au riche à tendre la main au pauvre. »

Le jeune homme se tut. Un instant, l’Américaine marcha auprès de lui sans parler, comme absorbée par ses réflexions. Enfin, sans lever ses paupières, elle dit :

– Votre histoire finit mal !… j’en veux au poète Arramoëry.

– Pourquoi cela ?

– Votre Silex est trop défiant de lui-même.

– Il paraît que tous les Silex sont ainsi.

– Vous pensez donc, comme l’auteur, que l’Opale aurait dû…

– Lui tendre la main ?…

– Vous avez peut-être raison.

Et avec un sourire, un regard rapides :

– Quel malheur, que vous n’ayez pu la conseiller ! Car… une Opale avertie en vaut deux.

Elle hâta le pas pour rejoindre ses compagnons. Marcel la suivit, un rayonnement dans les yeux, murmurant pour lui seul :

– Allons donc ! Au moins Claude ne connaîtra pas les chagrins que j’endure.

À la nuit seulement, les voyageurs embarquèrent et descendirent l’Hougly, pour regagner Calcutta. Vers une heure du matin, l’embarcation les déposait vis-à-vis l’entrée du Sunderbund-Hôtel. Après une journée aussi fatigante, le sommeil est profond. Aussi les excursionnistes se levèrent tard. Ils s’étaient réunis au salon de lecture de l’Office et commentaient les journaux remplis d’appréciations sur les affaires de Siam, lorsque Nazir parut. Il eut un cri joyeux, vint à eux, les accabla de protestations. Puis montrant les feuilles quotidiennes :

– Je parie que vous parliez du Siam.

– Justement ! répliqua Dalvan, et je m’étonnais que ce pays osât chercher noise à la France. Comment les conseillers du roi ne lui montrent-ils pas qu’il court au-devant d’une défaite ?

– C’est incompréhensible en effet. J’ajoute que c’est ennuyeux.

– Ennuyeux ?

– Oh ! j’ai prononcé ce mot, parce que je songeais à mes affaires personnelles. L’égoïsme est humain, n’est-ce pas, et vous m’excuserez ?

– Oui, si vous vous expliquez davantage.

Le Ramousi se défendit. À quoi bon entretenir ses amis de son négoce ? C’était le vrai moyen d’exciter leur curiosité. À leur insistance il parut se rendre.

– En deux mots, voici. J’ai des intérêts considérables au Siam. Or, en temps de guerre, quand on n’est pas là pour se défendre, les consuls vous oublient, et les indemnités ne se répandent pas sur vous.

Claude approuva.

– C’est malheureusement vrai. Pendant que j’étais en garnison à Madagascar, j’ai vu des négociants complètement ruinés n’avoir aucune part à la distribution. Si vos opérations engagées en valent la peine, partez pour Bangkok.

Nazir leva les bras au ciel.

– Je le voudrais.

– Qui vous en empêche ?

– Je ne puis y aller à la nage.

– Il n’y a pas de navires en partance ?

– Non. Le bateau du service régulier Calcutta-Bangkok a pris la mer le 17. Je n’aurai donc pas de départ avant quinze jours.

– Diable !

– Et dans quinze jours, au train dont marchent les choses, le blocus de la côte siamoise sera probablement déclaré.

– Vous pensez qu’on en viendra là ?

– C’est du moins l’opinion des négociants de la ville. Hier j’ai cherché à prendre passage à bord d’un navire marchand. Partout on m’a déclaré que, jusqu’à nouvel ordre, aucune cargaison ne serait expédiée vers la capitale du Siam.

Diana s’approcha.

– Monsieur Nazir, fit-elle, vous vous êtes montré si bon et si aimable pendant la maladie de M. Dalvan…

– Ne parlons plus de cela, je vous en prie.

– Si, il faut rappeler ce qui a transformé en ami, un homme qui, il y a un mois, nous était inconnu. Cela vous décidera sans doute à accepter l’offre que je vais vous faire.

Une lueur traversa les yeux sombres du Ramousi : sa victime tombait dans le piège qu’il avait tendu.

– Mon yacht, continua miss Pretty, arrivera ici aujourd’hui ou demain, et aussitôt nous cinglerons vers l’Indo-Chine. Au nom de mes compagnons comme au mien, je vous propose de vous conduire où vous appellent vos intérêts. Cela nous détournera bien peu et nous permettra de reconnaître vos bons procédés.

Nazir étouffa une exclamation de triomphe prête à lui échapper. Il sut conserver son calme. Il refusa, se laissa convaincre, et en fin de compte, supplia les voyageurs d’accepter l’hospitalité dans la demeure qu’il possédait à Paknam, ville sainte sise près de l’embouchure du fleuve Meïnam, à trente kilomètres au sud de Bangkok, capitale du royaume de Siam.

– Vous me rendez un tel service, dit-il, que je serais heureux de vous recevoir dans ma maison.

– Ma foi, répliqua William, après avoir consulté du regard ses compagnons, Mlle Yvonne pourrait profiter de l’invitation avec MM. Bérard et Dalvan. Miss Pretty et moi nous nous rendrions à Saïgon et reviendrions les reprendre.

Rapidement les avantages de la combinaison se présentaient à l’esprit de tous.

Pas d’arrestation à craindre. Les Américains s’informeraient dans la capitale de la Cochinchine de l’introuvable Antonin Ribor. Les Français n’étant point à bord, ils n’auraient à prendre aucune précaution, D’où économie de temps et d’inquiétudes.

Le soir Nazir s’assit à la table de Diana. Sans souci des vieilles traditions d’hospitalité, qui veulent que l’on épargne ceux dont on a rompu le pain, partagé le sel, il se retira assez tard ; mais au lieu de rentrer dans sa chambre, il quitta l’hôtel et courut au bureau de télégraphe du port, lequel ne ferme jamais. Là, il expédia la dépêche suivante :



Calcutta, 19 juin 1873.

À Bob-Chalulong, mandarin militaire à Paknam-Ville, Siam. Frère arrive. A besoin ta maison être sienne ; illustres étrangers français accompagnent.

Nazir.

Il s’assurait la complicité d’un Ramousi de même caste que lui, entré au service du roi de Siam. Et tandis qu’il conspirait contre elles, les jeunes filles s’endormaient, songeant, qui à Marcel, qui à Claude, et se disaient :

– En Indo-Chine, il ne courra pas les mêmes dangers qu’à Madagascar ou dans l’Inde !

Le lendemain le Fortune, tout battant neuf, mouillait dans le port de Calcutta.

Il s’approvisionnait de combustible, de vivres, de munitions et, le 22, par un soleil radieux, son pavillon aux trente-six étoiles déployé, il descendait majestueusement vers la mer, emportant à son bord, avec ses passagers habituels, le Ramousi Nazir.

Le loup habitait la bergerie.





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