L’ordre caché des pratiques scolaires liées aux tic
L’analyse qualitative des entretiens, conduite selon la méthode de repérage des thèmes et des sous-thèmes, permet d’isoler un ensemble de régularités qui affectent certaines disciplines, mais pas d’autres.
La variable “ disciplines enseignées ”
Cette variable montre des pratiques bien spécifiques pour les enseignants d’anglais : ce sont les seuls à faire entrer véritablement Internet dans leur enseignement en délaissant logiciels et cd-rom. Leur formation pédagogique (plc et plp deuxième année) les a pourtant préparés à se confronter aux bases documentaires sur cd-rom et aux cd-rom d’apprentissage, de qualité. Même si ce ne fut à l’iufm qu’à travers une formation de quelques jours qui était sanctionnée par une “ mention tic ” dans la formation des stagiaires. Certes, ils ne sont que 10 % à la solliciter, dans leur promotion bretonne, pour le moment. Mais leur pratique d’Internet est indissociable d’un usage personnel, et ils ont souvent passé beaucoup de temps à l’étranger ; le Web est le support du courrier amical international et de recherches personnelles (le consulter pour des vacances…) ; professionnellement, ils intègrent aussi leurs cours et leurs évaluations dans l’ordinateur, possédé personnellement par tous. Ils sont extrêmement sensibles aux changements personnels, professionnels, sociaux, que les “ inforoutes ” sont en train de provoquer.
Inversement, les autres enseignants de notre recherche, tout en possédant leur ordinateur personnel, ne possèdent pas tous un accès à Internet ; ils utilisent Internet pour leur plaisir personnel (sites sportifs, par exemple) mais il peut arriver qu’ils ne le consultent qu’au lycée : “ Je reçois des courriers électroniques mais je peux pas dire que j’en envoie ”, dit telle enseignante de mathématiques ; certains n’en éprouvent pas encore le besoin, ni personnel ni professionnel : “ J’envoie les élèves le consulter au cdi ”, dit telle enseignante de français ; ils manifestent la crainte, comme pour les cd-rom, de voir les élèves s’y perdre ; même les scientifiques ne développent pas autour d’Internet d’imaginaire pédagogique, ils sont rares à évoquer la possibilité de créer un réseau intra-net de la discipline ou un travail en réseau avec des collègues ; tout au plus ils en parlent comme “ un outil d’avenir ”, ou “ un outil qu’on pourrait utiliser pour des recherches trans-disciplinaires dans l’établissement ”, (sur le thème de l’eau, par exemple, en svt). Mais seule l’idée, embryonnaire encore, est là.
L’âge des sujets
L’âge des sujets, lié au type de formation reçue, est un élément qui semble également discriminant. Il apparaît que les personnes qui ont reçu une formation plus ou moins longue, en tiennent compte dans leurs pratiques. Elles s’efforcent effectivement d’appliquer, d’intégrer des logiciels ou les outils découverts pendant la formation.
Les anglicistes, plus jeunes et frais émoulus de la formation, sont plus facilement enthousiastes devant les tic et critiquent facilement leurs collègues plus âgés qui résistent à l’usage des tic. Ils sont également plus sensibles à la motivation des élèves, devant Internet, en particulier, et au plaisir des élèves ; ils soulignent la facilité technique des jeunes, rompus aux jeux vidéo, et pensent que le travail avec les tic pousse les élèves en difficulté à prendre confiance. Internet est pour eux un surplus documentaire mais aussi une “ ouverture d’esprit ” pour leurs élèves. Cependant l’idée même d’évaluer ce qui se passe, en termes d’acquisitions, ne les effleure pas : pour eux comme pour leurs élèves, ils sont sensibles au charme de la nouveauté des situations pédagogiques.
Le reste de l’échantillon au contraire est constitué d’enseignants qui ont au moins douze ans de pratique et une formation plus longue, au fil des stages organisés par l’Institution. Les enseignants de mathématiques ont tous suivi une formation de type “ Groupe de Recherche Formation ” autour du logiciel Dérive, donc en coformation ; les enseignants de svt ont été formés à l’exao depuis près de dix ans, pour certains ; c’est le sous-groupe qui est le plus créatif (certains créent de petits outils avec des images scannérisées) et qui affirme un besoin de formation en ce qui concerne la capture, le traitement, l’utilisation d’images, donc pour faciliter sa propre créativité.
Ce qui est frappant dans leurs propos, c’est leur souci d’intégrer avant tout le tic dans les programmes et les apprentissages ; là où les plus jeunes parlent d’enrichissement ou d’ouverture, ils évoquent au contraire la construction des savoirs par l’élève et l’intérêt de les faire travailler sur des situations de résolution de problèmes. Certes les disciplines comme la biologie ont pu être influencées par de nombreux travaux de psychologie cognitive, et l’intérêt de situations expérimentales bien choisies (Giordan, 1998 ; Astolfi & Develey, 1989), mais ils témoignent fortement d’une pensée réflexive sur l’acte d’apprendre ; l’enseignante de français qui utilise Lirebel, pratique une pédagogie différenciée car elle constitue le programme des élèves (forts, moyens, faibles), à partir de l’analyse de leurs résultats aux évaluations à l’entrée en sixième. Pour tous ces enseignants, dont on notera qu’ils sont pour la plupart très formés ou impliqués dans la formation à des degrés divers (avec le cned, l’Inrp, l’iufm…), le recul critique est net : un outil tic n’est bon à prendre que s’il présente un intérêt cognitif. En ce sens, ils ne font pas la confusion, entre “ interactivité mentale ” et “ interactivité machinique ”. Comme l’a souligné Jacquinot (1997, p. 161), celle-ci ne se substitue jamais à celle-là : “ Elle peut au mieux la favoriser, au pire, l’inhiber. ”
En ce qui concerne les élèves, ils sont moins enthousiastes que les plus jeunes : plusieurs remarquent que les bons élèves ne sont pas les plus motivés lorsque le cours a lieu dans la salle en réseau, car “ pour eux, c’est une perte de temps ”. Pour d’autres, “ c’est un jeu ” et le bénéfice escompté par l’enseignant n’est pas si grand. Certains nuancent beaucoup leur observation : “ Au lycée, les élèves étaient blasés, mais cette année, dit l’un d’entre eux, je suis dans un collège en zep. L’ordinateur, il n’est pas chez eux. Ça brille, ça les attire, ça les motive énormément, y a le côté ludique… Ça les aide à s’en émerveiller, donc ça peut les aider ensuite à se poser de questions ou à rentrer dans le sujet. ” (Professeur de mathématiques en sixième et quatrième.)
C’est dans ce groupe que le statut positif de la panne apparaît : “ S’il y a une panne sur un poste, ça permet de s’épauler les uns les autres et je pense que c’est pas dramatique si on rate une manip’, de toute façon. ” (professeur de svt). C’est aussi dans ce groupe que l’attention portée à l’aide à apprendre avec les tic est la plus fine : “ C’est un travail épuisant pour l’enseignant, car le logiciel ne les aide pas à comprendre leur erreur. Il faut préparer des questions et une fiche d’activités sinon ils ne feront rien. ” (professeur de mathématiques). Là où une angliciste valorise l’autonomie qu’elle souhaiterait donner aux élèves, le professeur de mathématiques enseignant en zep souligne le risque des tic : “ Dans certaines séquences que j’ai élaborées, je prévois des aides, mais je ne veux pas les donner systématiquement ; tous les élèves, ils ont plusieurs figures, mais derrière, j’ai fabriqué aussi d’autres objets. S’ils appuient sur un seul bouton, ils vont avoir d’autres éléments de la figure qui vont apparaître, qui vont leur permettre d’aller sur une piste… mais si c’est trop ouvert, s’il y a des impasses, s’il y a des moments où le tâtonnement devient totalement improductif, le prof’ est là pour aider à s’en sortir ”. En ce sens, cet enseignant a parfaitement intégré que “ la conception d’aides aux apprenants est un objectif incontournable ” ; “ mais il faut surtout imaginer des aides spécifiques à l’apprentissage en cours ” (Tricot, Pierre-Demarcy & El Boussarghini, 1998, p. 42), grâce à des scénarios d’interaction, à de bonnes interfaces ; ce qui doit pouvoir compléter l’action de l’enseignant et améliorer la compréhension de l’apprenant.
Ainsi, les deux groupes, marqués par des expériences formatives et professionnelles très diverses, s’opposent aussi fortement ; les plus jeunes et les moins formés professionnellement apprécient la découverte des tic, l’initiation technique, le butinage pédagogique, sans se poser de problèmes de progression, ou d’aide à l’apprentissage ; les plus âgés, qui sont aussi les mieux formés, sont beaucoup prolixes en termes méta-cognitifs, sur les moyens d’apprendre à apprendre aux élèves, à questionner, à raisonner, à tirer parti de leurs erreurs.
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