“ Tel outil tenu en main est une chose réelle, mais cette chose donne accès à un ensemble indéfini d’usages possibles. ” (Lévy, 1998, p. 73.)
Or, dans les classes de collège ou de lycée général ou professionnel, l’observation et l’analyse d’entretiens permettent de tendre au contraire vers un modèle d’instrumentation technique : on vise à travers les tic à accroître l’efficacité de l’enseignant ; on cherche avant tout à améliorer la transmission de savoirs disciplinaires. Mais à ce niveau d’analyse, il existe un kaléidoscope de pratiques, d’usages, d’outils et de références. Le point commun malgré tout, dans le discours des enseignants, renvoie à un modèle général que Derouet a évoqué : il s’agit, avec les tic, de rationaliser les objectifs disciplinaires, et d’organiser une “ pédagogie de l’efficacité ”, celle qui “ cherche des situations de résolution de problèmes, où les élèves doivent mobiliser des connaissances d’ordre divers, pour faire face à une difficulté ”. (Derouet, 1992, p. 107.)
L’instrumentation de la pédagogie conduit effectivement à définir des territoires, dans l’organisation de l’espace, ce qu’on a régulièrement observé : salles d’ordinateurs, salles spécifiques pour les langues (rarement), travail sur les tic en Centre de documentation et information (cdi), où il y a la seule connexion à Internet disponible pour les élèves… La pédagogie de l’efficacité n’a plus grand-chose à voir avec la tradition communautaire, excepté la référence quasi constante à l’intérêt de faire travailler les élèves à deux ou trois sur un ordinateur, ce qui est toujours supposé bénéfique pour le développement de la coopération et de l’esprit d’équipe, et beaucoup plus rarement (sinon chez les enseignants “ chevronnés ”) bénéfique au progrès cognitif des élèves les plus faibles.
Dans ce foisonnement d’usages, on notera l’utilisation d’Internet comme base documentaire, en français et en anglais, pour des ressources de type textes, cartes, images, alors que d’autres disciplines ne l’intègrent que très peu dans le cours. Les enseignants d’anglais en font une utilisation riche et diversifiée, pour des contacts (des correspondants) ou pour des dossiers à constituer (autour d’une personnalité du show-bizz, par exemple). Les médias plus anciens sont rarement co-utilisés : une seule enseignante d’anglais a fait regarder aux élèves le film ” Mississipi Burning ”, (film sur le Ku-Klux-Klan), dans une classe européenne (première), puis a trouvé un site Internet américain consacré au cinéma. Les élèves ont rédigé la critique du film et l’ont envoyé au site par courrier électronique. Elle sera publiée sur le site, en anglais. Le travail a été rédigé collectivement et le courrier électronique envoyé par quelques élèves seulement.
Certains enseignants consultent le Web pour trouver des sites pédagogiques (l’irem pour les mathématiques), ou y recherchent des sujets de devoir ou d’examen. Mais ni en mathématiques ni en svt les élèves n’y ont accès directement. Dans ces deux disciplines, des logiciels sont utilisés (Dérive, Cabri géomètre, Exel, des tableurs pour les statistiques, programmation avec T tig2, en mathématiques) et en svt, certains travaux pratiques sont construits avec exao. Tous les enseignants de cette discipline, formés à l’exao en apprécient l’aspect ludique, la rapidité des manipulations permises, la facilité d’emploi pour les élèves et le pouvoir de multiplier rapidement les manipulations pour avoir des courbes bien nettes (Sondes oxymétriques, mesure physio-sportive de la fréquence cardiaque, par exemple). Certains cd-rom sont utilisés dans cette discipline ponctuellement pour pouvoir utiliser quelques images, zoomer sur elles, (images sur la dissection de crustacés), et légender un document papier à partir de l’outil multimédia ; on en apprécie la facilité d’usage, lorsqu’il s’agit de l’étude de la moelle épinière, où l’on n’a plus à sortir les coupes, le microscope… Bref le virtuel satisfait les utilisateurs sans réserve.
Si les enseignants de mathématiques ou de svt interrogés refusent tous d’utiliser des logiciels à orientation béhavioriste, il n’en est pas de même en français où, à côté du logiciel Conte, une enseignante utilise le logiciel Lirebel (Éditions Chrysis) pour renforcer des acquisitions dans la discrimination perceptive des lettres et des mots. Cet entraînement systématique est invoqué pour les élèves les plus en difficulté car le logiciel permet une adaptation fine au niveau de l’élève. On peut rapprocher cette pratique pour les élèves en difficulté, à celle observée dans la classe respire, où les élèves ont facilement deux ans de retard, du fait de leur rupture scolaire ; leur programme sur mesure est le plus souvent celui de cinquième ou de quatrième de collège. L’entraînement est aussi de type eao.
Les cd-rom sont inégalement utilisés : les enseignants d’anglais les trouvent trop “ fermés ” et leur reprochent de laisser trop peu de place à l’enseignant ; ils les récusent et les renvoient à des entraînements personnels des élèves, “ s’ils le veulent, en cdi ”. Par contre, les enseignants de svt les connaissent et les utilisent ponctuellement (cd-rom sur les végétaux, sur “ les roches, produits et témoins du temps ”, ou encore Orbits, base de données sur les planètes). Mais ils sont majoritaires dans cette discipline à en faire un usage restreint, les trouvant trop riches, trop peu didactisables sur le temps d’un cours. Ils font un parallélisme avec les documents vidéo, trop longs et finalement peu adaptés à l’illustration très ponctuelle et très précise qu’ils recherchent pour éclairer tel ou tel concept disciplinaire.
En ce qui concerne l’utilisation du matériel, nous avons été surpris de la relative constance des observations sur un échantillon aussi éclaté. Il apparaît que, le plus fréquemment, les enseignants utilisent une ou plusieurs salles communes (selon la taille de l’établissement), où une vingtaine de machines sont en réseau, et où ils font travailler le plus souvent un demi-groupe d’élèves (deux élèves par poste). Les enseignants de disciplines scientifiques bénéficient de groupes réduits, de demi-classes, en tp.
La fréquence d’utilisation des salles en réseau et donc celle des ordinateurs tourne en moyenne autour d’une fois par semaine ; un professeur de mathématiques y va une fois par mois. On est bien loin d’une techno-pédagogie ! Les enseignants d’anglais et de français envoient leurs élèves au cdi pour bénéficier de la connexion Internet qui s’y trouve et la documentaliste les aide à trouver des informations. Les ordinateurs en réseau bénéficiant d’Internet existent de façon rarissime. Les coûts, la peur d’une navigation sur des sites “ chauds ” l’expliquent sans doute. Donc les travaux sont faits par les élèves en dehors des heures de cours, la documentaliste sous-traitant le travail ; on présente le travail fini sous forme d’exposé (sur Quentin Tarentino, sur des groupes de rap, sur telle nouvelle cherchée dans Euronews.net, site de la presse électronique, qu’il faut analyser de façon critique et comparative…).
Les enseignants d’anglais utilisent aussi Internet comme source documentaire pour eux et pour les élèves (sortie papier d’une carte de la Jamaïque ou un document sur les hooligans), mais animent aussi des clubs d’anglais (correspondance par courrier électronique avec de jeunes anglo-saxons), entre douze heures et treize heures, en profitant de la non occupation de la salle en réseau. Le club (activité facultative), sert aussi à préparer un voyage à l’étranger et l’enseignante oriente les élèves sur tel ou tel site. L’un d’entre eux regrette que la gestion du temps interdise dans ce cadre toute navigation aux élèves et le plaisir de la découverte personnelle.
En ce qui concerne enfin l’état du matériel utilisé, l’équipement est relativement neuf et les scientifiques disposent de tablettes de rétroprojection. Seule une enseignante de mathématiques dit que dans sa salle il y a un matériel ” dinosaure ” : vieux ordinateurs sous dos avec des disquettes de cinq pouces un quart… Mais elle reconnaît que la salle commune en réseau est équipée de pc flambant neufs. Le problème le plus fréquemment rencontré est celui de l’occupation des salles communes, où les sections commerciales ou les enseignements de bureautique, sont prioritaires. Fait plus rarement noté, un enseignant de mathématiques raconte, avec philosophie, son arrivée dans des établissements où…
“ … il n’y a jamais le matériel adéquat. Donc ça veut dire qu’il faut se battre pendant un certain temps avant de pouvoir obtenir ce qu’on veut… moi, j’ai adopté une pratique qui est au début, on fait avec les moyens du bord, et puis on bricole et puis voyant qu’on bricole, l’administration finit par débloquer des fonds… Cette année, je suis vraiment très mal loti, c’est-à-dire que quand je veux faire des présentations auprès de mes élèves, il faut que j’apporte un vieux truc, un vieux portable personnel, mais sur lequel j’arrive à faire tourner mes logiciels ; il faut que j’aille chercher une tablette (de rétroprojection) qui est… enfin il me faut trois quarts d’heure pour préparer la salle ; par contre je ne le fais pas tous les jours mais je le fais sur des choses bien précises ; par contre, l’année dernière, j’étais au lycée J.M. et là c’était plutôt le grand bonheur parce qu’on avait tout le matériel qu’on voulait, et en plus peu utilisé et c’est vrai que ce problème du matériel, c’en est toujours un mais enfin c’est pas un problème insurmontable, je dirais qu’il faut se battre… ”.
Pour conclure sur cet écheveau de pratiques, on s’accordera avec la métaphore lyrique de Lévy (1998, p. 114), pour lequel l’école et la société sont bien à un tournant capital de cette “ intelligence collective ” : ” Face à la très ancienne déesse, encore mêlée à sa substance, celle de l’archaïque Gaïa, on peut maintenant presque entendre, ou voir penser, croissant sous nos yeux, rapide, crépitant, le grand hypercortex de sa fille, Anthropia ”. Certes, l’école est loin de “ diaboliser ” le virtuel, tout comme elle est loin de s’approprier le “ cyberespace ”. Cependant, il faut tempérer les affirmations des médias (par exemple dans Le Monde du 8 décembre 1999, rendant compte du premier Salon de l’Éducation), où l’on affirme que : ” L’informatique est utilisée lorsqu’elle est nécessaire à l’enseignement, en bureautique par exemple, mais si le besoin n’est pas immédiat, comme dans une classe de maths, le professeur estime qu’il a autre chose à faire ”. Or, dans les nouveaux programmes de mathématiques de quatrième, une initiation au tableau grapheur est explicitement prévue. Quant aux programmes de lycées, ils ont été revus, avec la suppression progressive de l’option informatique, de façon à initier tous les élèves de seconde aux nouvelles technologies et à intégrer celles-ci dans des programmes disciplinaires et dans des travaux personnels encadrés, dits tpe (boen du 24 juin 1999). Le boen spécifie les logiciels à utiliser par discipline (logiciels de “ cartographie ”, logiciels de “ saisie et de traitement de données expérimentales ”, de “ techniques de recherche documentaire ”, de “ travail sur les sites de la Toile ”…), toutes activités que nous avons rencontrées dans notre enquête, malgré, certes, la présence écrasante du papier et du crayon. Autre affirmation péremptoire rapportée dans Le Monde : “ Les futurs professeurs des écoles réagissent très bien aux tic tandis que ceux des collèges et des lycées ne voient pas bien à quoi cela peut leur servir ”. Dommage pour eux, si c’est le cas, car le Ministère lui le sait parfaitement, l’intègre dans leurs programmes, et organise sur le thème des tic 80 000 formations par an (extrait d’un courrier de Marc Couraud, conseiller technique du ministre de l’Éducation, cité par la revue l’epi, n° 95, septembre 1999, p. 46).
Notre échantillon montre à un premier niveau d’analyse, que des enseignants de collège et de lycée, utilisent avec pertinence et plutôt ponctuellement les tic, pour des objectifs disciplinaires, tantôt définis avec une grande précision (tel ou tel point des acquisitions, ou du programme, ce que nous avons noté en Français et dans les disciplines scientifiques), tantôt, pour des objectifs disciplinaires plus diffus et plus imbriqués dans des savoir faire techniques (donner le goût de l’anglais, de la recherche sur Internet, apprendre à envoyer un courrier électronique…), car les anglicistes sont ceux qui dans notre échantillon, “ surfent ” le plus avec leurs élèves et donc leur apprennent des savoir-faire relativement nouveaux pour eux.
Il nous faut donc aller plus loin et tenter de voir en deuxième analyse, si l’on peut mieux distinguer entre les enseignants, entre les sexes, entre les disciplines, voire entre les types d’établissements, des variables quelque peu discriminantes qui éclaireraient l’ordre caché dans ce désordre apparent, ce foisonnement de pratiques. Compte tenu de la taille de nos données, nous ne ferons que de modestes hypothèses : trois variables au moins ici orientent le geste enseignant, pour la catégorie (majoritaire) de ceux qui voient dans le tic une efficacité supplémentaire pour les apprentissages : la variable tenant à la discipline enseignée, celle qui tient à l’âge des sujets, et indissolublement ici, au type de formation qu’ils ont reçue (brève ou approfondie), enfin celle qui tient aux modalités de la formation, définies en termes d’“ hétéro ou de coformation ” professionnelle, et celle d’“ autoformation ”, impliquant un rapport de formation personnel, extraprofessionnel en tout cas, avec la machine.
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