Iv. Traces utopiques et libertaires


A.les sociétés « primitives » peuvent-elles apparaître libertaires et servir de référence aux rêves utopiques ?



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A.les sociétés « primitives » peuvent-elles apparaître libertaires et servir de référence aux rêves utopiques ?


On peut noter une « affinité étrange entre l’anthropologie et l’anarchisme »1 et affirmer que l’anthropologie est sans doute la « plus utopique » des sciences2. «Les relations et influences mutuelles» sont nombreuses3 et un autre chercheur - sans juger cela étrange - pense «qu'il existe beaucoup d'affinités électives»4 entre les deux. Déjà en 1972 Stefanio VARESE utilise le terme «d'anthropologie utopique» pour évoquer l'importance du tribalisme comme une des bases quasi naturelles d'une vision autogestionnaire, fédéraliste, permettant l'unité dans la diversité5. Bref pour reprendre la phrase de l'anthropologue libertaire italien Stefano BONI6 «anthropologie et anarchisme se nourrissent l'un l'autre»7. Pour maintes analyses de Peuples sans gouvernement on peut même se livrer à une vraie Anthropologie de l'anarchie, pour le dire avec Harold BARCLAYqui cherche seulement à indiquer que «la théorie anarchiste et la théorie anthropologique jouent l'une sur l'autre»8. Encore plus récemment, James C. SCOTT propose une analyse anthropologique en forme d'«histoire anarchiste» des peuples de la Zomia du sud-est asiatique9.

Il ne faut cependant pas généraliser, certains chercheurs mettent parfois en avant l'inverse : des sociétés violentes, hiérarchisées, et non respectueuse des droits d'autrui en leur sein ou vis-à-vis de l'extérieur… Le débat est parfois âpre, surtout autour des thèses de l'étatsunien Napoleon CHAGNON (né en 1938), qui rappelle parfois avec humour ses démélés contre deux tribus hostiles, les Yanomamö et les Anthropologistes10.

Il faut aussi rappeler que la vogue de l'anthropologie libertaire n'empêche pas l'opacité ou l'oubli (volontaire ?) des chercheurs qui s'en réclament ; ainsi je suis rester stupéfait de l'absence de toute référence à P. CLASTRES, P. DESCOLA, J. MALAURIE, M. BERTONI, H. BARCLAY, W. SCOTT, E. AMODIO, B. ROCA MARTÍNEZ, D. GRAEBER, S. BONI, B. MORRIS… dans un ouvrage historique et à vocation anthologique pourtant digne d'intérêt et augmenté en 201311.

1.Des libertaires et anthropologues critiques12 et non-hégémoniques attentifs aux sociétés dites primitives


L'anthropologie ou ethnologie sont deux termes semblables ; ils désignent l'analyse de l'être humain, de sa pensée, des sociétés qu'il crée, et donc il y a des formes d'analyses anthropologiques depuis la nuit des temps. Mais les concepts se précisent et se codifient surtout au XIX°, notamment avec le britannique Edard TYLOR (1832-1917), dans le monde dominant d'alors : Europe et États-Unis. Cette science balbutiante n'est pas exempte des préjugés ou idées plus ou moins arbitraires de la doxa de leur époque : colonialisme, évolutionnisme, hiérarchie des civilisations voire des «races», européocentrisme… même si la plupart des anthropologues s'émancipent au moins partiellement de la religion. Au début du XX° siècle, avec l'école d'Émile DURKHEIM (1858-1917) l'anthropologie devient plus sociologique, et s'intéresse plus aux sociétés, celles-ci étant considérées comme des êtres ou entités à part, autonomes, supérieures à l'ensemble de leurs composantes. Cela reprend les idées de COMTE et de PROUDHON surtout sur la force collective supérieure à la somme des forces individuelles. Avec les culturalistes étatsuniens émerge vraiment le relativisme et la reconnaissance de la diversité des cultures, ce qui va contrebalancer fortement les notions d'évolutionnisme et de hiérarchisation. Mais cette école va aussi introduire de nouvelles barrières par exemple en affirmant parfois la non-perméabilité des cultures (remise en cause ici de l'école diffusionniste) ou en schématisant les particularités culturelles au point de fournir quelques poncifs.

Ainsi seules l'anthropologie libertaire, l'anthropologie clastrienne, l'anthropologie maussienne, l'anthropologie non hégémonique13, l'anthropologie relativiste sur le plan culturel (pas sur le plan éthique)14, «l'anthropologie politique des organisations sociales non étatiques»15, l'anthropologie non-autoritaire16, l'anthropologie utopique et par certains aspects l'anthropologie post-moderne… sont toutes proches, à des degrés divers, des pensées anarchistes et libertaires. Elles refusent modèles et normes, partent du pluralisme, de l'évolutif et de la diversité pour les valoriser, et mettent en avant des structures plus égalitaires, plus communautaires, plus solidaires et moins hiérarchiques et étatiques, moins civilisées également (au sens fouriériste de civilisation), plus sauvages donc… C'est Paul GOODMAN qui affirmait en 1971 vouloir «une humanité plus élémentaire, plus sauvage, moins structurée et plus variée»17. À ces diverses tendances on pourrait ajouter les remarques de «l'anthropologie dynamique» émises par Victor TURNER (1920-1983) sur le concept de comunitas propre à de nombreuses sociétés indigènes : il s'agit d'un lien lâche (non structuré), non hiérarchique, misant sur l'empathie ou «l'affabilité»18.



Toutes les cultures et les sociétés font preuve d'une créativité propre qui est leur originalité et qui contribue à leur autonomie et à leur préservation. Pluralité et «universalité critique» enrichie nécessitent, comme le note le Manifeste de Lausanne, que les objets d'étude deviennent des partenaires, de vrais sujets et des co-rédacteurs des analyses en cours, au même titre que les chercheurs (c'est un des aspects de la notion d'«anthropologie partagée»19).

a)Quelle définition des sociétés ou organisations concernées : sauvages, indigènes, acéphales, naturelles, originelles, amorphes, premières ou primitives, barbares… Le concept d'hétérarchie ?


La terminologie est complexe : en général ces sociétés sont dites « différentes », « autres », voire « traditionnelles » ou « anciennes », « archaïques », d’où le terme « primitives »20 (ou « premières » ou « naturelles » ou «originelles» comme se nomment les indigènes des Andes boliviennes21) souvent utilisé pour les désigner. En Afrique, Sam MBAH22 avance le terme de sociétés «communalistes». Dans le monde sud-américain, on emploie parfois la formule de Pueblos Originarios - Peuples d’origine (ou autochtones). Les italiens et d’autres (et d’abord Claude LÉVI-STRAUSS en 196223, et GOODMAN cité ci-dessus) utilisent le terme « sauvages »24, antithèse de « civilisées », et ce n’est en aucun cas péjoratif pour « sauvages », mais ce le serait pour les « civilisés » car ces derniers se sont comportés vis-à-vis des sauvages comme de vrais barbares, alors qu'ils les présentent comme tels. On peut évoquer ici le concept hyper-négatif de «civilisation» chez FOURIER, qui décrit par ce vocable la mauvaise société de son temps, celle dont il faut vite sortir. Le titre de l’ouvrage d’Éric NAVET consacré aux Ojibwé des Grands Lacs est emblématique : L’occident barbare et la philosophie sauvage. Le terme sauvage est proche de l’usage de « grève sauvage » pour désigner des mouvements spontanés ou inorganisés, naturellement apparus sur la scène sociale. Élisée RECLUS, comme son frère Élie évoque indifféremment les « primitifs ou ‘’sauvages’’ » même s’il lui arrive de mettre les guillemets au second terme25. Jean DUBUFFET, peintre anarchisant, fondateur de la notion « d’art brut » (Cf. ci-dessous) revendique cette appellation : Honneur aux valeurs sauvages, dit-il dans une conférence à Lille en 1950. Cependant « primitif » ou « sauvage » prêtent à confusion et donnent l’idée d’un jugement de valeur. On préfère de plus en plus le terme de mondes « indigènes » (de ce lieu), aborigènes26, natifs et/ou « autochtones » (de cette terre) si on se réfère à leur localisation, « acéphales », «amorphes» (James C. SCOTT) ou «segmentaires»27 si on met l’accent sur un aspect jugé fondamental (absence de tête, donc de gouvernement institué, et vision a-étatique avec structure sociale modeste et changeante, ou absence de règles si on suit John MIDDLETON et David TAIT28), ou «lignagères»29 si on développe les pouvoirs disséminés. Une société segmentaire concerne surtout les groupes ou tribus qui se subdivisent en clans ou sous-clans, en liens particulièrement avec les lignages et les familles plus ou moins élargies : il y a bien dispersion des entités, réductions du pouvoir en une multitude de micro-pouvoirs, ébauche de fédéralisme et de réseau plus ou moins horizontal. Le musée du Quai Branly, inauguré à Paris en 2006, porte le terme non polémique de Musée des arts premiers. C’est plus qu’un symbole, c’est une réelle réflexion pour traiter égalitairement et non péjorativement de toutes les civilisations. L'ONU depuis sa Déclaration de 2007 retient elle le terme de «peuples autochtones».

Aucune de ces définitions n’est cependant satisfaisante : pour simplifier, on peut dire que ces sociétés ou associations sont des formes de convivance sociale mêlant rationnel et irrationnel, situées dans le temps ou dans l’espace, qui diffèrent de sociétés très organisées rationnellement, et qui évoquent soit un âge d’or, soit une autre alternative, et ouvrent, par les analyses qu’on ose en faire, un monde de possibles différents (plus «cru» et moins «cuit» que le nôtre30), ce qui peut être proche du rôle tenu par l’utopie. Cela ne veut pas dire pour autant que les peuples dits primitifs disposent « d’intentionnalité utopique », et c’est peut-être même l’inverse affirme Michael SINGLETON31 en évoquant des nomades dont la pensée serait exempte d’utopie. Cela ne veut pas dire non plus qu'il existe une hiérarchie entre ces cultures et ces civilisations.


La notion d'hétérarchie (heterarchy) est parfois avancée32, notamment par ethnologues et anthropologues (comme Carole CRUMLEY ou Dmitri BONDARENKO et maintenant James C. SCOTT). L'idée principale est que certaines sociétés sont inidentifiables de manière ferme ou permanente. Elles ne rentrent dans aucun classement, mais peuvent rentrer dans plusieurs classements différents. L'hétérarchie repose principalement sur :

- la complexité33 et la grande diversité et mixité du système socio-économique.

- la lutte contre le pouvoir ou la déconsidération de celui-ci.

- l'absence de hiérarchie unifiée ; privilèges et pouvoirs sont dispersés ou exercés par rotation.

- la fluidité, la plasticité et l'aptitude aux changements.

- la dispersion, la décentralisation et la pratique des petites communautés autonomes.

- la proximité avec les structures en réseau ou en rhizome.

- la lutte nécessaire, imposée ou choisie, pour l'autonomie et par la marginalité ou l'isolement.


La notion dans le temps ou dans l’espace est importante, car une société est toujours primitive ou première par rapport à une autre, et l’ethnologue italien Ernesto DE MARTINO, en analysant les documents des jésuites du XVI°, notaient que pour eux, l’Italie du Mezzogiorno, ancrée dans d’antiques traditions et modes de vie, était aussi bizarre, et donc terre de mission à convertir, que les nouveaux mondes américains. Ils utilisaient la notion des « Indes d’ici » (Italie du Sud) pour distinguer les « Indes de là-bas » (surtout l’Amérique du Sud)34. Tout est toujours très relatif, il est bon de le rappeler.
Comme le rappelle en 1955 Claude LÉVI-STRAUSS dans Tristes tropiques, les sociétés primitives, entre autres informations, nous amènent « la révélation d’un état de nature utopique et la découverte de société parfaite dans le cœur des forêts ». Le mythe du bon indien, d’un état de nature plutôt bénéfique… est parfois aussi cautionné par des scientifiques ou des observateurs attentifs. Pour s’en convaincre, il suffit de citer Lucien BODARD : les indiens d’Amazonie « vivent dans une liberté totale, sans contrainte, faite à leur convenance… Pour eux rien n’a de sens, ni la propriété, ni l’argent, ni Dieu, ni aucune espèce de notion de morale, ni le sens du bien et du mal. Les Indiens sont au dessus de tout cela »35.

État réel ou rêvé, ces mondes autres ont toujours permis, par opposition, de dénoncer les tares des sociétés contemporaines : elles fournissaient un contre-modèle, alternatif sur lequel s’appuyer. Elles rappellent surtout que pendant longtemps, et encore aujourd'hui de manière dispersée (comme dans la Zomia), la norme était de vivre sans État ou avec un État minimaliste36. C’est pourquoi on a mis en avant des spécificités originales, aux antipodes des civilisations très structurées, comme le caractère « foncièrement égalitaire », ou des valeurs plus ou moins préservées de « solidarité, partage, équité, convivialité… » comme l’indique NAVET pour les Anishnabeg (Ojibwé algonquins)37.

D’une manière générale, bien des auteurs socialistes idéalisent les sociétés « primitives », notamment ENGELS pour le marxisme avec son étude sur l’origine de la famille, ou Élie RECLUS pour l’anarchisme. Même Élisée RECLUS lors de son voyage dans le Nord de l’Amérique du Sud parlait de « république idyllique » en décrivant les peuplades de la Sierra Nevada de Santa Marta. Quand il généralise à toutes les sociétés « sauvages », il affirme qu’elles « ont pu néanmoins atteindre à un stade de justice mutuelle, de bien-être équitable et de bonheur dépassant de beaucoup les caractères correspondants de nos sociétés modernes »38. Certes il nuance souvent, compare toujours, mais les phrases édifiantes sont bien présentes sous sa plume. Le mythe et l’espoir l’emportent donc trop largement sur l’analyse rigoureuse, et le détail sympathique mis en avant cache souvent une réalité générale bien sombre.

À l'inverse PROUDHON semble avoir été plus prudent lorsqu'il pourfendait la communauté primitive comme «la première espèce de servitude» dans son Premier mémoire de 1840.



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