Patrick Micheletti



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Les gabariers descendaient la périlleuse haute-vallée à mi-charge, puis pour rentabiliser le voyage ils se chargeaient au maximum en charbon et autres joyeusetés à Argentat. Vous avez vu les sauts de cabri que faisaient nos canoës sur le Malpas en aval d’Argentat ? Imaginez ce que ça pouvait être avec une énorme barcasse de plusieurs tonnes qui prenait l’eau de partout, sur un fleuve grossi par les eaux de la fonte des neiges, ou par les pluies d’automne. Certains y ont laissé des plumes, et beaucoup de leurs illusions. Il doit y avoir quelques fantômes qui traînent par là-bas, à la nuit tombée...

- Pas seulement à la nuit tombée, précisai-je...

Il y avait aussi de plus en plus de monde autour de notre table. La nuit tombait peu à peu, et nous avions allumé des bougies. Il faisait bon. La fatigue m’engourdissait.

- Nous allons revenir à la sensation, continua Julien. Vous avez pu sentir la puissance de cette rivière sous vos canoës. Elle est froide et sombre, elle a le sourcil broussailleux, la colère facile. Ses crues étaient redoutables. Quand nous avons quitté Argentat, le débit était d’environ cent mètres cubes par seconde, une rigolade… Pour vous donner une idée. Durant les grandes crues, quand elle roulait plein ventre, ce débit pouvait monter jusqu’à trois mille mètres cubes par seconde. Trente fois le Malpas. Enfoncé, le Colorado ! Je vous laisse imaginer les cabrioles... Il n’a fallu pas moins que cinq énormes barrages construits durant trente ans par des milliers d’hommes pour la calmer.

Mais remontons encore. Encore une fois très haut, dans la vallée, il y a très longtemps, jusqu’au confluent de la Rhüe. Imaginez encore. Imaginez ce flot tourbillonnant, lancé à pleine vitesse au fond des gorges, contre des rochers chamboulés et creusés, des Rajolles bruyantes, des Gours invisibles, des débris acérés, des arêtes tranchantes, des Meilles sournoises, des Ajustants perfides et tumultueux.

Cette partie de la vallée n’était navigable que lorsque les eaux étaient pleines, au début du printemps ou de l’automne. La fenêtre de tir était étroite. A peine deux mois par ans. Celui qui ratait le coche devait attendre pendant six mois, au risque de voir le bois des barques et des merrains pourrir sur place.

On chargeait les gabares, pas trop, juste à moitié, au début du printemps ou de l’automne, durant les quelques semaines où la voie était navigable, on faisait un dernier Chabrol, un dernier signe de croix, et on tentait de passer au travers. Certains avaient l’ « étoffe », d’autres y laissaient un bras, une jambe, la peau.

Vous avez goûté au Malpas juste après notre départ d’Argentat, eh bien figurez-vous qu’à cette époque, des Malpas comme celui-ci, et des bien pires, il fallait en passer soixante-trois avant d’atteindre Argentat. Un par kilomètre ou pas loin, la plupart situés au bas de falaises inabordables.

Passé Spontour, si la barcasse et les hommes avaient résisté à la descente, ceux qui croyaient au ciel comme ceux qui n’y croyaient pas faisaient une petite prière avant d’entrer dans les rapides de la Despouille. Au cas où... Parce qu’ici, sur plus d’un kilomètre, la Dordogne voulait savoir ce que vous aviez dans le ventre.

La Despouille, la bien-nommée, celle qui vous dépouille de tous vos biens, du fruit d’une saison de labeur dans la forêt, de vos espoirs d’une vie meilleure, de votre vie, peut-être. Celle qui vous rend humble, ou qui brise vos membres en vous jetant sur les rochers. Celle qui met votre courage à l’épreuve, et mesure la puissance de vos bras à manier l’aviron. Elle ne laisse passer que ceux dont les mains ne tremblent pas, ceux dont le sang a déjà coulé dans le fleuve, ceux qu’elle reconnaît comme ses fils.

Lancées à plus de quarante kilomètres heure, les gabares frôlaient les rochers, jusqu’à se trouver face au plus imposant, le Grand Roc, celui qui fermait le passage, terrible gardien surmonté d’une croix de fer, souvent illuminée par les feux de Saint-Elme, les soirs d’orage, au début de l’automne.

- Comme dans Moby-Dick ?

- Oui, comme dans Moby-dick. On se congratulait une fois le rapide franchi, mais personne n’avait le sentiment d’avoir vaincu la rivière. Elle avait eu pitié de vous, encore une fois, c’est tout. Le lac de barrage du Chastang a noyé la Despouille, et enfoui les rochers dans des profondeurs insondables, mais pour combien de temps ? Au fil des millénaires, le flot de la Dordogne a éventré des murailles de granit et de calcaire bien plus imposantes que ces malheureux petits murs de béton. Elle les brisera quand elle aura décidé de le faire. Elle a tout le temps. Elle a l’éternité devant elle. Dans quelques siècles, ou bien avant, quand les barrages s’effondreront, la rivière ressuscitera, et la croix, patiente et terrible, apparaîtra dans la lumière, brandie par un bras vêtu de toile noire !

- Euh, tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, là ? Fis-je, en lui donnant un discret coup de genou sous la table.

- Femme de peu de foi, marmonna-t-il, n’interrompez pas l’orateur !

- Tu devrais peut-être un peu freiner sur le Chabrol ? Je ne suis pas sûre que tu aies le coffre d’un gabarier...

- Certes, gente dame - Il repoussa son assiette - votre sollicitude me touche, mais vous m’avez fait perdre le fil du récit, voyons... Où en étais-je ?...

- At the Despouille, fit quelqu’un dans l’assistance.

- Ah, oui, passons... La Despouille franchie, on enchaînait par des rapides moins virulents, coupés de calmes, jusqu’à atteindre le fameux port d’Argentat, où les gamins attendaient pour lancer les amarres en braillant : « Al chabristi, al chabristi ! »

Argentat ! Mon Diou praco ! La perle de la Xaintrie, le passage du fleuve, les belles demeures aux toits de lauzes, les jardins florissants, je ne vous apprend rien, les tours gracieuses de l’hôtel des Vicomtes de Turenne, le manoir de l’Eyrial, construit au quinzième siècle, le brave Delmas, pauvre et brillant jeune homme, général à vingt-six ans, qui alla se faire massacrer près de Liepzig, pour la gloire imbécile du boucher corse, la foire aux bestiaux, les Echos Limousins, le quai Lestourgie, ses crêpes à la myrtille, j’en passe et des meilleures, messieurs-dames, c’est parce que la nuit tombe, on ne peut pas s’étendre, si vous saviez...

Que les Bombal, Pesteil et autres Saint-Angel pardonnent mes erreurs, ignorant que je suis…
On amarrait  « Al chabristi » sous les jardins du couvent, sous la croix de granit, et on cassait la croûte, enfin, parce qu’il ne serait pas question de s’arrêter pour se restaurer durant la journée de descente. On mangeait un bon tourin d’œufs battus avec un filet de vinaigre et des oignons frits,  un morceau de fromage, on allait faire ses dévotions à sainte Madeleine, on revenait en procession jusqu’au quai, puis on dormait un peu, aussi, on se couchait tôt, car il fallait se lever à quatre heures pour s’assurer de la hauteur de l’eau. Si elle était assez belle de voyage, les femmes chargeaient les cabas de provisions et les paquets de linge de rechange. Puis elles préparaient la soupe, et on faisait chabrol, évidemment…

Vers les huit heures, au soleil levant, le convoi de gabarres s’éloignait d’Argentat.

Au passage de la croix du Poujaloux, juste avant de s’élancer dans le premier Malpas, le patron commandait : « Laïycha lou ana, j’ifons et diza un Pater… » Laissez filer dans le courant, les enfants, et dites une petite prière…

Quand par malheur la gabarre chavirait, on se sauvait en s’accrochant aux paquets de bois qui flottaient. Si l’on chavirait avec un chargement de charbon, la gabarre coulait à pic.

Un long apprentissage était nécessaire pour bien négocier les rapides. Le patron enseignait, les matelots étaient là pour aider, mais surtout pour apprendre. Pour apprendre à lire la rivière, à déjouer ses pièges, à les anticiper. Pour plus tard, quand ils prendraient la succession, quant à leur tour ils auraient la vie des matelots entre leurs mains, et la charge de mener la cargaison à bon port. Certains d’entre vous, je le sais, pensent que les gens d’ici en rajoutent sur ces fameux « drossages », où le courant projette les embarcations contre les falaises, comme à Pinsac, à Sainte-Marie, où ailleurs, que c’est un jeu d’enfant de les éviter avec nos petits canoës. Avec une caisse à savon de quinze tonnes, lancée par un courant trois fois plus gros, c’était une autre histoire… Les gabariers ont payé pour le savoir. Ou alors, on payait les services de quelques « pilotes » locaux chevronnés pour franchir sans encombre les malpas les plus redoutés. Ils préféraient payer leur dîme, plutôt que de se faire bouffer par le Coulobre, le démon aquatique, qui hantait les flots tumultueux du grand Torret ou de la Gratusse.

Passé les rapides, on devait aussi ramer sec dans les calmes si l’on voulait, par exemple, franchir avant la nuit les soixante-quinze kilomètres qui séparent Argentat de Souillac. Aujourd’hui les loueurs de canoë recommandent de ne pas dépasser les vingt kilomètres par jour, c’est dangereux, paraît-il, à cause de la fatigue. Les gabariers aussi connaissaient la fatigue, mais ces gens là ne mesuraient pas la fatigue sur la même échelle que nous. Ils ne prononçaient pas le mot. Ils faisaient avec, sinon, ils restaient à terre. Fallait ramer. On se relayait deux par deux, et on carburait « Al bicquarol »

- Al quoi ?

- Au goulot. Pas de chi-chis. A l’étape, les auberges étaient petites, et les hommes nombreux. On dormait à deux par lits. Pas de chi-chis.

- Comme dans Moby-dick ?

- Comme dans Moby-dick. Certains dormaient aussi sur les tables, d’autres en dessous. De toutes façons, c’était pas évident de dormir, à cause des plus solides, qui profitaient de l’escapade et de l’ambiance pour faire la java jusqu’au milieu de la nuit. On dansait la bourrée bourrés, on dormait deux heures, un coup d’eau fraîche sur la figure, un bon Chabrol, et c’était reparti à l’aube, jusqu’à Beynac, Bergerac, ou Libourne. Après avoir livré la marchandise, ils revendaient leur gabare pour à peine le prix du bois, encaissaient un maigre pactole, et se retrouvaient à l’auberge pour fêter leur succès.

- Le voyage valait la peine ? Demanda Karine. C’est pour cela qu’on l’appelait « La rivière espérance ?» 

- Espérance ? Tu parles ! Pour ce qu’il y avait à espérer... Risquer sa peau de cette manière pour gagner trois sous à l’arrivée, valait mieux rester dans sa ferme à cultiver son champ ou garder ses vaches. Mieux valait couper ses troncs d’arbre ou pêcher le saumon. Non, je crois que ce qui leur importait, c’était de vivre, pas d’espérer vivre. Ils n’en attendaient pas des lendemains qui chantent, mais ils attendaient ce moment avec impatience tous les six mois, parce que même si la rivière ne changeait pas leur vie, au moins l’espace de quelques jours, sur les rapides et dans les auberges à l’étape, on allait vivre plus intensément. On s’évadait du petit univers étriqué du village, ou de la ferme. C’était une escapade entre hommes, presque une fugue. On échappait à la surveillance de sa femme ou de ses beaux-parents, et on profitait pleinement de l’aubaine. On savait s’éclater aussi bien qu’aujourd’hui, faut pas croire, et on ne s’en privait pas... La rivière était « belle de voyage », mais à l’escale, on reluquait parfois les belles « du » voyage. Les gabariers avaient un certain prestige auprès des dames, ils en jouaient… Non, l’espérance, c’était juste pour celles qui restaient à la maison à les attendre. Seulement l’espérance de les voir revenir. Et pas trop abîmés, si possible...

Bien évidemment, il n’était pas question de faire remonter l’embarcation dans la haute vallée. La gabarre terminait son unique voyage « déchirée » en piquets de clôture ou en bois de chauffage. Bac, parfois, avec un peu de chance… Il n’y avait pas que la gabarre à être « déchirée ». Fallait décompresser. La nuit était sévère pour ceux qui n’avaient pas la carcasse solide…

Quand l’aube se levait, l’œil injecté et les jambes un peu molles, ils reprenaient le chemin du retour. A force d’errer sur les méandres, on finissait par en voir du pays… On ramenait du vin et du sel, mais aussi de drôles d’idées, pas toujours catholiques, d’ailleurs, plus ou moins huguenotes, parfois… A l’époque, quand le chemin de fer n’existait pas encore, ils repartaient à pied. Oui, messieurs-dames, vous pouvez me regarder... Ils rentraient chez eux dans les collines en parcourant à pied cent cinquante ou deux cents kilomètres. Vous comprenez maintenant pourquoi je disais que ces types là avaient de bonnes raisons de faire Chabrol ...


Il y avait au moins quarante personnes autour de nous maintenant, mais pas un bruit, sauf les chuchotements de ceux qui, malgré l’effort des traducteurs bénévoles, n’avaient pas tout saisi. Et puis tout le monde s’est souhaité bonne nuit et chacun a regagné sa tente ou son bungalow.

Je n’avais pas envie de me coucher tout de suite.

Je me suis éclipsée discrètement, et je suis allée m’asseoir au bord de la rivière

Je voulais attendre encore un peu. Garder juste pour moi le jeu des reflets à la surface de l’eau, les lumières du village juste en face, et le vol des oiseaux dans falaises que l’on apercevait au loin entre les arbres.

J’attendis.

Dans le camping, tout le monde s’installait pour la nuit. Les bruits et les éclats de voix s’estompèrent peu à peu, et finalement, ils cessèrent tous.

J’attendis encore, comme tant d’autres avaient dû le faire avant moi pendant des siècles, j’attendis jusqu’à ce que vienne ce moment impossible à décrire, où dans la nuit qui tombe, sous les étoiles, on n’entend plus que la Dordogne.

Chapitre 22


Lorsqu’il est fatigué, le commun des mortels a besoin de dormir.

Il dort, et lorsqu’il se réveille, le commun des mortels est reposé. Il a comme qui dirait récupéré.

Le spasmophile a ceci de particulier que plus il est fatigué, moins il dort. Et moins il dort, évidemment, plus il est fatigué. Et plus il est fatigué...

Vous voyez où je veux en venir ?

Dans cet état, il ne faut jamais trop tirer sur la corde. Jamais aller au-delà de ses forces, jamais atteindre le seuil de l’épuisement, car la faculté de récupération, déjà modeste, devient carrément nulle.

J’avais présumé de mes forces. Pas l’habitude. J’avais trop ramé, au propre comme au figuré, trop fait la sieste, veillé trop tard, je n’en sais rien, je m’en fous… Les courbatures me torturaient le dos, je ne savais plus quelle position prendre dans le lit pour les calmer.

Vers minuit, j’ai compris que je ne dormirais pas tout de suite, et que ça allait poser des problèmes. Je me suis levée dans le noir, et j’ai cherché à tâtons les cachets adéquats dans mon sac à main, en faisant gaffe de ne pas réveiller Karine. Je ne les trouvais pas. Je suis descendue à la cuisine, et puis je me suis rappelée : Ils étaient dans le petit caisson étanche du canoë, et c’est Marc qui l’avait gardé. Aïe. Je me voyais assez mal aller lui demander une consultation en pleine nuit, réveiller tout le monde et leur gâcher le sommeil et la journée du lendemain. Quelle conne ! J’avais qu’à prévoir moi aussi... Je le sais pourtant… L’énervement se superposait à la fatigue et à la douleur. Comme les couches successives dans un gratin dauphinois. J’ai avisé une bouteille avec une étiquette marquée « Ratafia » sur l’étagère. Alcool dix-sept degrés, on ne sait jamais, ça pouvait tenir lieu d’anesthésique. De toutes façons, au point où j’en étais… Je m’en suis versé une bonne rasade, puis une deuxième.

Je suis sortie dans le jardin. La nuit était fraîche. Les étoiles brillaient comme jamais dans un ciel noir intense. La vitrine à bijoux de chez Tiffany’s ! Une vraie Pas peur. Pas peur de ça. Peur de rien.

A propos de rien : L’effet de l’alcool commençant à se faire sentir, je me suis posé la question de savoir pourquoi il y avait quelque chose là haut plutôt que rien.

Pourquoi, hein ?

Juste pour qu’on puisse se poser la question ? Hé bé voilà. C’est fait. Ca s’arrose, non ? En me posant la question, j’eus une pensée pour tous les bienheureux qui ne se posent pas de questions, tous ceux qui croient que le soleil a été créé spécialement pour les éclairer, et que les étoiles sont apparues dans le ciel pour leur permettre de savoir s’ils vont gagner au Loto la semaine prochaine…

J’étais complètement pétée maintenant. Mûre pour une conférence sur le principe anthropique faible. Sans notes. Tout de mémoire. Je suis remontée me coucher dans un état second, après avoir heurté le pied du lit avec mon gros orteil, ce qui m’a fait horriblement mal.

Je suis tombée comme une masse.

Ding, Dong !!

Cette saleté de cloche de l’église m’a réveillée. Quand c’est pas le coq, c’est le curé… Deux heures à la montre. La bouche pâteuse, le dos en feu, et la tête dans le Ratafia...

Je suis redescendue à la cuisine en contournant le Troll qui se curait le nez dans les escaliers… De drôles de petits frissons me parcouraient le cuir chevelu. Comme si j’avais coiffé un casque à pointes, mais avec les pointes à l’intérieur, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire...

Le Troll me rejoignit, s’assit sur la table à côté de la bouteille, sourire aux lèvres et le doigt enfoncé dans le nez.

- Encore un ch’ti coup ? Ricana-t-il.

Non. Pas le Rata. Un grand verre d’eau, peut-être ? Je suis allé jusqu’à la salle de bains pour vider ma vessie, et j’ai trouvé de l’efferalgan dans un tiroir. J’ai fouillé tous les tiroirs. Rien d’autre. Dommage. J’en ai mis trois dans un verre j’ai éteint la lumière et je me suis dirigée au radar vers le canapé du salon. J’ai dû m’assoupir parce que la cloche de l’église m’a fait sursauter à quatre heures. Le verre d’efferalgan était posé sur la table basse à côté de moi. J’avais oublié de le boire. Je l’ai fait, puis je suis remonté me coucher. J’ai essayé de faire ces foutus exercices de relaxation, puis de penser à quelque chose d’agréable, puis de ne plus penser à rien. La cloche de l’église a sonné cinq coups. Trop tard. C’est râpé maintenant. J’ai attendu que le jour se lève.

Je ne me souviens même pas du petit-déjeuner. Je sais que je l’ai avalé tout de même, parce que je l’ai reconnu quand je l’ai vomi ensuite...

En descendant vers l’embarcadère, j’ai, comme on dit, pris sur moi, mais, j’ai vite compris que c’était inutile. Mes jambes sont devenues comme du coton, mes lèvres se sont mises à trembler, et je restais le plus loin possible derrière les autres. Spasmö trottinait derrière moi.

J’avais tenu pendant deux jours, parfois avec la peur au ventre, parfois en n’y pensant même pas, mais j’avançais, j’avançais, et j’avais fait tout ça pour me retrouver à mon point de départ ?

Il y avait un café en bas de la rue. J’ai hésité, puis j’y suis entrée. J’ai traversé la salle sans voir personne, et je suis allé m’enfermer dans les toilettes. J’aurais voulu être ailleurs mais tant pis. J’avais un goût amer dans le fond de ma gorge, un goût aigre de colère et de rage impuissante. Ce n’était même pas la peine d’essayer. J’étais certaine d’une chose, rien ni personne, aucune force au monde ne pourrait me faire remonter dans ce canoë. La sensation de peur était atroce. Un peur humiliante à souhait. Elle me tordait le ventre et m’étouffait comme un serpent enroulé autour de ma poitrine. Il y avait des graffitis colorés sur les murs, des prénoms étrangers, et des dates : « David was here », « hi you cro-magnon », « Peter and Bob », « Quod vitae sectabor iter ? » Je voyais flou, l’ampoule nue me faisait mal aux yeux. Qui va s’occuper de moi ? Si au moins je pouvais m’évanouir, si je pouvais échapper à cette main qui me serre la gorge, je pourrais fuir, fuir cet endroit, fuir tout le monde, échapper à la honte, aux questions, mais je n’y arrive même pas. J’ai à chaque fois cette impression d’être sur le point de perdre conscience, mais ça n’arrive jamais. Je ne suis même pas capable de tomber dans les pommes. Je suis un boulet, une épave. Me cogner la tête contre la porte pour m’assommer ? On ne peut pas vivre comme ça. Un jour je vais devenir folle, folle comme la mère Angot, je mélange tout, ça fait partie des symptômes, comme l’insomnie, j’irai m’interner toute seule à Sainte-Anne, je connais le chemin. J’irai donner du pain aux canards du parc Montsouris. Du pain aux anges. Je ne peux pas rester ici, les autres vont me chercher. Enfermée dans les toilettes ! Vous vous rendez compte... A son âge... Une belle fille comme ça... Elle a des problèmes, c’est sûr, pourquoi est-ce qu’elle ne veut pas nous en parler ? Ca lui ferait du bien d’en parler…

J’ai rabattu le couvercle et je me suis assise. Bouger le moins possible. Je sais que ça va passer. Ca m’est déjà arrivé. Je ne suis jamais morte. Personne ne doit me voir dans cet état. Il faut que je trouve une solution. Je vais faire appeler un taxi et lui demander de me ramener à Argentat, ou chez un médecin. Si seulement j’avais un de ces foutus anxiolytiques... J’ai fouillé mes poches et j’ai réalisé que je n’avais rien. Rien du tout en fait, ni cachets, ni argent, ni papiers. C’est Karine qui avait mon portefeuille dans son bidon étanche. Je ne suis plus étanche. Je prends l’eau de partout. Faut écoper… Je vais attendre que ça passe. Je sais que ça passe au bout d’un moment. Après j’appellerai un taxi, et je le paierai à l’arrivée. Il faut que je prévienne Karine.

Des coups frappés contre la porte m’ont fait sursauter.

- C’est... C’est occupé, ai-je bredouillé.

- Isabelle, tu es là ?

Merde. C’était la voix de Julien. J’étais bien obligée de répondre...

- Oui...


- Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne te sens pas bien ?

- Ca va... Ca va passer...

- Il ne faut pas rester là...

- Laisse-moi tranquille... Ce n’est pas la peine. Je ne peux plus, je veux rentrer...

C’est là que j’ai vomi. J’ai raté la cuvette...

Julien s’efforçait de garder une voix calme :

- Ouvre cette porte, Isabelle, tu n’as rien à craindre. Personne ne t’obligera à monter dans ce canoë. On va rentrer si tu n’es pas bien. Viens, il faut prévenir les autres...

Les autres ?

On n’allait prévenir personne. Plutôt crever que quelqu’un me voit dans un état aussi lamentable. J’ai replié mes bras sur mon ventre et j’ai bloqué ma respiration, pour essayer de calmer la douleur, pour ne plus rien entendre.

- Ouvre Isabelle, je peux t’aider, je sais ce que tu ressens...

- Non, tu ne sais rien. Tu ne sauras jamais. Personne ne peut savoir ce que je ressens… Je ne peux pas ouvrir… Où sont les autres ? Je ne veux voir personne...

- Ils sont à l’embarcadère. Il n’y a que moi. Tu peux ouvrir ? S’il te plaît...

On s’agitait de l’autre côté de la porte, quelqu’un d’autre qui demandait ce qui se passait. Sûrement le patron du bistro, avec cet accent prononcé.

- Ce n’est rien, expliquait Julien, elle ne se sent pas bien, ça va passer...

- Ah, faut vous méfier, répondait l’autre, les touristes, vous n’avez pas l’habitude de manger des produits naturels...

C’est vrai que je me sentais pas bien... C’était le mot juste. Ca allait passer. Je me suis dit que peut-être il valait mieux que j’ouvre cette porte maintenant, parce que sinon le patron allait appeler police secours ou les pompiers, me faire toucher le fond du ridicule... J’ai entr’ouvert. Julien est entré, et il a aussitôt refermé le verrou. Il a fait la grimace, puis il a essayé de sourire, mais c’était dur. On est resté plantés là quelques secondes à se regarder, puis il m’a pris dans ses bras et je me suis mise à trembler. A trembler de partout, comme une feuille. Ca m’était déjà arrivé, mais jamais à ce point. Je pouvais pas arrêter le tremblement. Heureusement qu’il me soutenait, parce que je ne sentais plus du tout mes jambes.

Il disait qu’il fallait que je me calme, qu’on allait laisser tomber le canoë pour aujourd’hui, que c’était trop pour une première fois, que c’était juste un peu trop, que c’était rien, qu’il allait rester avec moi, et qu’on laisserait les autres continuer, mais qu’il fallait que je me calme, maintenant. En fait, il avait pas l’air rassuré du tout... Je me sentais conne comme un sac de patates avec mes bras ballants, alors je me suis accrochée à ses épaules et j’ai fermé les yeux. En d’autres circonstances, je suis sûre qu’il se serait décidé à m’embrasser. Voilà ce que c’est : On vomit d’abord, on réfléchit ensuite... Je pouvais pas prévoir... Je sentais mauvais de la bouche à tomber par terre. Il m’a caressé les cheveux et je me suis mise à tousser et à hoqueter. J’avais l’air fine...


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