Le primat des intérêts personnels
L’une de ses idées phare avait été brièvement évoquée dans son précédent opuscule. Selon lui, le peuple est affecté par deux « humeurs » : les grands veulent nécessairement oppresser le peuple, et le peuple ne veut pas être oppressé. Les deux, de par leur condition d’homme, ont un point commun : ils cherchent à faire primer les intérêts personnels sur le bien commun. Dès lors, il n’est pas souhaitable que l’une ou l’autre des deux factions prenne unilatéralement le pouvoir, au risque d’en voir une légiférer contre les intérêts de l’autre, dérive ouvrant la voie à la division et aux coups d’État. Cette observation, comme le fait remarquer Quentin Skinner, place le Florentin devant un dilemme : pour qu’une cité atteigne la grandeur, il est essentiel que le corps social tout entier soit détenteur de la virtù. Mais comment y parviendrait-il s’il en est dénué au départ ?
La réponse se situe selon Machiavel dans ce rapport conflictuel, seul à même d’accoucher de lois équilibrées, et donc de parvenir à la vie libre des citoyens. Dès l’origine, si des lois constitutionnelles fortes, inspirées par un chef d’État créateur – Machiavel prend l’exemple du fondateur de Rome, Romulus –, parviennent à retourner cette opposition naturelle entre grands et peuple de manière à leur faire acquérir cette volonté d’œuvrer au bien collectif de la cité, alors sa prospérité est garantie. Tout du moins pour un temps. Car la difficulté est alors de régénérer régulièrement cette virtù civique originelle, qui a une fâcheuse tendance à s’étioler. Dans l’idéal, Machiavel suggère que l’État républicain se dote régulièrement d’un chef qui « rend(rait) à ses lois leur première virtù, et qui l’empêch(erait) de courir à la décadence (7) ». Sinon, il faut que les citoyens redoutent suffisamment de défier leurs lois pour en prévenir la désuétude.
De l’utilité de Dieu
La religion peut alors être d’un grand secours, et la crainte de Dieu, agir comme ciment social. L’association entre non-respect des lois et blasphème, comme au temps de la Rome antique ou de J. Savonarole à Florence, permet de garantir une certaine discipline des citoyens. Cette conception purement utilitariste de la religion constituera, on s’en doute, une raison de plus donnée à ses contemporains pour haïr Machiavel.
Par chance, ces derniers n’auront pas le plaisir de le maudire de son vivant. Hormis L’Art de la guerre (1521), tous ses écrits politiques seront publiés de manière posthume. Au cours de ses dernières années, Machiavel parvient finalement à gagner les faveurs des Médicis, qui lui confient la rédaction des Histoires florentines. S’il ne boude pas son retour en grâce, la tâche est plutôt délicate : les Médicis sont pour Machiavel responsables de nombreux désastres qui ont terni la grandeur de sa ville natale. Coup du sort, la puissante famille est de nouveau renversée en 1527, et une république est instaurée. Le diplomate reconverti en historien est, une fois de plus, mis de côté. Sa collaboration avec les Médicis l’a sans aucun doute discrédité aux yeux de la république qui se constitue, quand bien même ce nouveau régime bénéficierait de toute sa bienveillance.
Machiavel meurt un mois plus tard. Sur sa tombe de la basilique Santa Croce est toujours inscrite l’épitaphe : « Aucun éloge n’atteindra jamais à la grandeur de ce nom. »
À Lire
• Œuvres complètes Nicolas Machiavel, La Pléiade, 1982.
• Machiavel Quentin Skinner, 1989, rééd. Seuil, coll. « Points », 2001.
• Le Travail de l’œuvre, Machiavel Claude Lefort, 1972, rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1986.
• Machiavel, la vie libre Emmanuel Roux, Raisons d’agir, 2013.
Trois interprétations de Machiavel
Machiavel est probablement, dans l’aire occidentale, le penseur politique dont la postérité est à la fois la plus féconde et la plus divisée.
◊ Le plus souvent, on le considère comme le fondateur de la modernité politique qui se structure autour de l’État. C’est le cas par exemple d’Ernst Cassirer dans Le Mythe de l’État (1946). En substituant la logique « réaliste » du pouvoir à la morale et au droit, Machiavel rompt selon E. Cassirer avec l’héritage antique qui plaçait le bien commun au-dessus des contingences du gouvernement. Machiavel dit en somme : avant de vouloir construire la république idéale telle que Platon l’imaginait, assurons efficacement la stabilité de la cité réelle, quitte à trancher dans le vif les conflits qui l’anime. Dans ses Pensées sur Machiavel (1958), Leo Strauss radicalise cette interprétation en faisant de Machiavel « l’apôtre du mal », à la fois ennemi de la philosophie politique antique et du christianisme. Il voit en lui le fossoyeur de la justice politique authentique.
◊ Ces interprétations, qui se focalisent sur une lecture « interne » de l’œuvre, ont été remises en cause par les représentants de l’« école de Cambridge », John Pocock et Quentin Skinner. Ces derniers considèrent que l’on doit d’abord lire Machiavel comme le témoin de son époque. L’homme est décrit comme un patriote florentin soucieux de défendre les intérêts de sa cité et l’œuvre est rattachée à l’« humanisme civique », ce courant de la Renaissance qui s’inspire du républicanisme romain pour critiquer la monarchie.
Ces deux thèses, historiquement très éclairantes, ont cependant tendance à sous-estimer le caractère subversif de la prose machiavélienne, ainsi que le suggère Claude Lefort dans sa thèse d’État, intitulée Le Travail de l’œuvre, Machiavel (1972).
◊ L’interprétation de C. Lefort combine les deux interprétations, qui mettent respectivement l’accent sur le machiavélisme de Machiavel et son républicanisme. Pour lui, Machiavel est certes un républicain convaincu, mais c’est d’abord un penseur du conflit. Toute vie politique se structure autour d’un conflit fondateur entre le peuple qui aspire à ne pas être dominé et les grands qui aspirent à gouverner. Pour C. Lefort, ce conflit comporte un danger et peut dégénérer en crise, mais il constitue un élément essentiel de la liberté républicaine, hier comme aujourd’hui. Machiavel apparaît donc comme le penseur de la polarité entre conflit et liberté.
Jean-Vincent Holeindre
Le conflit, foyer de liberté Le regard de Serge Audier
Serge Audier Docteur en philosophie, maître de conférences à l’université ParisIV, il est l’auteur de Machiavel, conflit et liberté (Vrin, 2005) et de Les Théories de la république (nouv. éd. La Découverte, coll. « Repères »).
Récemment, l’intérêt autour de Machiavel a été réanimé par un aspect de son œuvre qui traite des antagonismes entre groupes sociaux : les « tumultes » opposent l’« humeur » des grands et celle du peuple. Les premiers, explique-t-il, veulent opprimer les seconds, qui aspirent à se libérer de cette domination. Contre une tradition valorisant le consensus, Machiavel soutient que la « désunion » est inéliminable et peut constituer un foyer de la liberté politique. Une intuition féconde qu’on retrouvera chez des républicains anglais, dans des analyses de Montesquieu, ou encore, au 20e siècle, chez un libéral antifasciste, Piero Gobetti, qui opposera cette lecture de Machiavel à celle de Mussolini.
Plus près de nous, en France, il y a eu une redécouverte de Machiavel dans un horizon postmarxiste. Cela peut paraître paradoxal, mais ce courant de pensée, que j’ai nommé le « moment machiavélien français », incarné par des penseurs aussi différents que Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty et Claude Lefort, s’est construit à la fois dans le sillage de Karl Marx et contre lui. Du marxisme, ces auteurs – y compris Aron – conservent un regard réaliste sur la dynamique du conflit de classes dans les sociétés modernes. Mais ils ne croient pas que cet antagonisme va se résoudre dans une fin de l’histoire guidée par les contradictions du capitalisme, et pour eux le politique aura toujours un rôle clé à jouer dans l’expression et la canalisation des antagonismes. Ce caractère inéliminable et potentiellement bénéfique du conflit leur paraît d’autant plus significatif qu’ils observent dans les régimes totalitaires une tentative de construire une société débarrassée de toute division. On objectera que ce type de lecture de Machiavel est décontextualisé et orienté par un contexte fort singulier. Sans doute, mais ce contexte aura aidé à ressaisir chez Machiavel une intuition cruciale : le rôle du conflit dans les sociétés libres. Et alors que l’on associe trop souvent république et consensus, ce message reste à méditer.
NOTES
1 Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, rééd. Hachette/BnF, 2013.
2 Le Prince (chap. XII et XIII) et L’Art de la guerre, où il revient tout au long du livre I sur la constitution d’une armée de citoyens.
3 Nicolas Machiavel, Le Prince in Œuvres complètes, La Pléiade, 1982.
4 Ibid, chap. XXV.
5 Ibid., chap. XVIII.
6 Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live in Œuvres complètes, op. cit.
Les femmes, ni plus ni moins créatives que les hommes !
Par Séverine Le Loarne-Lemaire | 11/04/2016, 10:22 | 1233 mots
Séverine Le Loarne-Lemaire (Crédits : DR)Les femmes ne sont ni plus ni moins créatives que les hommes. Mais leur capacité d’innovation (organisationnelle) n’a jamais autant été mise en valeur ! Par Séverine Le Loarne-Lemaire, professeur associée en management de l’innovation à Grenoble Ecole de Management et titulaire de la Chaire "Femmes et Renouveau Economique". En amont de la conférence intitulée "Innovation, n.f. : nom féminin", organisée le mardi 26 avril 2016, à 18 h 30, en l'auditorium du Musée de Grenoble.
De la capacité d'innovation de la femme, on ne sait rien... ou presque. La femme est-elle un homme comme les autres ? Malgré tous les plaidoyers, on sait et on ne sait pas grand chose de sur la place des femmes dans l'innovation.
Décorticage : beaucoup de témoignages, des mini-études éparses laissent penser que les femmes auraient des compétences spécifiques en matière d'innovation. On parle beaucoup d'idées divergentes, de capacité à penser "hors des sentiers battus" (tracés par les hommes). On invoque des exemples comme Coco Chanel, qui a révolutionné le monde de la mode et libéré la femme de ses corsets... en taisant d'autres innovateurs masculins qui ont révolutionné leur industrie (Steve Jobs, parmi tant d'autres).
Comme Coco, c'est un peu ancien, on postule que l'on ne laisse pas les femmes innover assez, soit leurs innovations, "trop féminines", ne s'intègrent pas dans un monde et dans des normes édictés par des hommes. On crée alors des réseaux pour mettre en valeur ces initiatives féminines.
Des données trop contextuelles
En théorie, on dispose alors d'une manne de données pour décrire la place des femmes dans les processus d'innovation. Et pourtant, en pratique, rien n'en est moins certain. Les peu de résultats ne se recoupent pas, les données sont trop contextuelles pour être comparables et, avouons-le, le terme "Femme" recouvre trop de situations disparate : quel point commun entre la créativité et la capacité d'innovation d'une femme de 40 ans, ingénieur de formation puis diplômée de la très prestigieuse école de photographie d'Arles mais qui vit au Havre pour pouvoir assumer la garde alternée de ses trois enfants et celle d'un homme qui aurait suivi la même trajectoire de vie ?
Que dire de la capacité d'innovation d'une ingénieur, serial entrepreneure mais qui sort au 2e tour de table et de celle de son acolyte masculin à qui il arrive exactement le même problème ? Une femme qui crée des bandes dessinées pédagogiques... est-ce innovant ? Un homme n'aurait-il pas pu avoir la même idée ? Est-ce que la diffusion de l'innovation serait meilleure si cette femme avait été un homme ? Une femme senior ? Constat contre constat, délicat de définir une quelconque normativité sur le sujet.
Définir l'innovation
Statistiquement parlant, les femmes sont peu présentes dans les processus d'innovation. Aussi, reprenons tout par le commencement. Qu'entendons-nous exactement par "innovation" ? La définition de l'OCDE publiée dans son livre blanc de 2004 sur la question est embarrassante puisqu'elle désigne la mise en œuvre d'une pratique conduisant au développement d'un nouveau produit, d'un nouveau service, d'une nouvelle méthode de commercialisation (maintenant, on parlerait de nouveau modèle économique) ou d'une nouvelle forme d'organisation. Difficile de faire plus vaste... et pourtant, tout est là !
Si on parle d'innovation produits ou services, force est de constater que les femmes sont peu présentes dans les innovations dites de rupture. Pourquoi ? Pour de simples raisons statistiques : les innovations de rupture sont issues de développement technologiques, donc, fruits du travail d'ingénieurs de recherche, métiers dans lesquels les femmes sont peu présentes (selon les réseaux de femmes ingénieurs, les femmes représentent 20% des diplômées en titre et très peu d'entre elles embrassent ce type de carrière). Domaine d'exception ? Le monde de la biotechnologie et encore...
Lire aussi : Innovation, n.f. : nom féminin
Si on parle d'autres innovations produits ou services, on devrait s'attendre à avoir plus d'initiatives portées par des femmes, au regard du fort taux de femmes dans les métiers du marketing - "fort"signifiant qu'on atteint presque la parité -, mais cela ne semble pas être le cas dans tous les secteurs. Oui dans le monde de l'électroménager, de l'agro-alimentaire mais pas vraiment dans celui de l'automobile ou de l'appareillage électrique où les taux de féminisation des grands groupes dans ce secteur ne dépassent pas les 13%, tous métiers confondus !
Plafond de verre
Cela signifie-t-il que les femmes ne peuvent pas tenir ses métiers ? Souffrent-elles du fameux plafond de verre ? Là encore, oui et non. En témoigne l'étude que nous avons réalisée à Grenoble Ecole de Management auprès d'étudiants et d'étudiantes nouvellement intégrés : sans expérience professionnelle préalable, ayant eu la même éducation, la capacité créative des filles est la même que celle de leurs homologues masculins et, selon les experts en innovation, les idées créatives des filles sont tout aussi valables que celles des garçons.
En revanche, les idées des filles subissent des revers lorsqu'elles sont soumises à des démarches d'auto-sélection dans les groupes mixtes par les étudiants eux-mêmes. Pas étonnant alors que, couplés à des choix d'études spécifiques qui les sortent des processus d'innovation traditionnels, les entreprises voient les idées créatives émises par leurs femmes salariées disparaître.
Le problème (en France) ne viendrait donc ni des entreprises ni des établissements d'enseignement supérieur mais soit de la famille, soit de l'école, voire d'un problème sociétal plus général. Or, comme d'autres études n'ont pas encore été menées dans d'autres pays, avec des cultures différentes, dans d'autres établissements d'enseignement (facultés de lettre, école d'ingénieurs...), impossible d'établir de généralité !
Du bienfait des femmes stratèges sur l'innovation des entreprises
Et pourtant, une fois ces obstacles franchis, les entreprises semblent avoir tout intérêt à tirer profit de la diversité de sexe : les études menées sur la place des femmes dans les boards d'entreprises montrent qu'il existe un lien statistiquement prouvé entre taux de féminisation du board et nombre d'innovations de rupture lancées, celles qui, justement et si elles sont bien menées, conduisent au renouveau économique et à la pérennisation de l'entreprise. Ces résultats sont surprenants car ils contredisent des années de recherche sur l'aversion des femmes au risque (mais, encore une fois, dans quel contexte ?). Qui a dit que les femmes ne prenaient pas de risque ?
Enfin, mais là, tout reste encore à prouver, du moins à tester, il semblerait que les femmes soient de plus en plus présentes dans la dernière catégorie d'innovation que nous avons peu travaillé : l'innovation organisationnelle et l'innovation en matière économique. C'est du moins l'intuition que certains professeurs, et néanmoins collègues, tel Benoit Meyronin, qui constate que les transformations des entreprises (de services) sont pour l'instant menées par des femmes en France.
Certes, la plupart d'entre elles sont ce que l'on nomme communément des middle managers. Menant soit un travail en sous-marins, soit un travail de subordonnées, elles initient et accompagnent la mutation de certaines entreprises, servant ainsi leur pérennisation et, à leur manière, le renouveau économique de la France. Une généralité ? Pas sûr, mais une intuition à creuser... En tout cas, si la recherche sur le sujet doit soutenir les exemples à donner, c'est ce qu'elle devrait s'attacher à mettre en valeur !
Entamez le débat lors de la conférence intitulée "Innovation, n.f. : nom féminin"
Mardi 26 avril 2016, à 18 h 30
Auditorium du Musée de Grenoble 5 place Lavalette 38000 Grenoble
Chère Fatima, chère Myriam,
François Desriaux, rédacteur en chef Santé & Travail n° 094 - avril 2016
Je ne sais pas si vous vous connaissez, ni même si vous vous êtes déjà rencontrées. Je ne sais pas, Myriam, si vous avez vu Fatima au cinéma, César du meilleur film 2016, ni si vous avez lu les deux ouvrages autobiographiques de la vraie Fatima, Prière à la lune et Enfin, je peux marcher seule [1].Je ne sais pas davantage, Fatima, si vous avez lu le projet de loi de Myriam sur la réforme du Code du travail. Je sais, en revanche, que vous n'en avez pas discuté ensemble, car si vous l'aviez fait, ce texte n'aurait sans doute pas été écrit comme cela.
Fatima, vous auriez pu raconter à Myriam votre parcours de femme de ménage, vos horaires très tôt le matin et très tard le soir, la double journée d'une femme qui doit aussi s'occuper des tâches domestiques à la maison après l'avoir fait chez les autres, l'impossibilité de concilier sa vie professionnelle et sa vie personnelle quand on a ces horaires et qu'on élève seule ses deux filles. Vous lui auriez sûrement parlé de la précarité, surtout quand surviennent les problèmes de santé et que le corps garde la trace de conditions de travail de plus en plus difficiles au gré de contrats de nettoyage toujours plus exigeants. Vous auriez pu lui expliquer vos galères après votre accident du travail, votre difficile et lente reconstruction à la consultation souffrance et travail de Nanterre…
Myriam, l'histoire de Fatima vous aurait sans doute permis de mieux comprendre que, au prétexte de "permettre la fluidité du marché du travail", votre réforme risque d'affaiblir ou de contourner le peu de protections dont disposent celles et ceux qui, comme Fatima, travaillent durement. Croyez-vous qu'ils puissent travailler davantage, jusqu'à 48 heures par semaine ou 44 pendant 16 semaines d'affilée ? Pensez-vous qu'avec le recul de l'âge de la retraite, les salariés vieillissants tiendront le coup ? Certes, Myriam, vous auriez sans doute tenté de convaincre Fatima que vous souhaitez renforcer le dialogue social et que certains des assouplissements que vous proposez devront passer par des accords majoritaires dans les entreprises. Sauf que, en permettant à des organisations minoritaires de déclencher un référendum d'entreprise, vous risquez d'affaiblir le syndicalisme. D'autre part, en permettant à un accord d'entreprise moins-disant socialement de déroger à un accord de branche, là où les rapports de force sociaux sont plus équilibrés, vous risquez d'introduire la concurrence entre les travailleurs d'un même secteur et de favoriser le dumping social. Et ça, Fatima vous aurait montré que ce n'est jamais très bon. Et que dire, chère Myriam, de votre intention initiale de plafonner le montant des préjudices pour licenciement abusif ? Pour Fatima et tous ceux qui sont usés par de mauvaises conditions de travail, n'est-ce pas un signal envoyé aux entreprises leur indiquant qu'elles pourront désormais se débarrasser de ces "bras cassés" à moindres frais ? Ce barème est maintenant indicatif, mais il va forcément limiter l'appréciation des juges…
Chère Fatima, chère Myriam, il serait vraiment utile que vous puissiez échanger avant le débat parlementaire sur ce projet de loi de réforme du Code du travail. A Santé & Travail, nous sommes prêts à organiser cette rencontre.
NOTES
-
(1) Prière à la lune et Enfin, je peux marcher seule, par Fatima el-Ayoubi, ouvrages parus aux éditions Bachari respectivement en 2006 et 2011.
Loi Travail : refondation, régression, ou les deux ?
par Jean-Louis Dayan - 11 Avril 2016
Le débat sur le projet de loi « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » a commencé dès son annonce en février, y compris dans la rue. Il se poursuit maintenant à l'Assemblée nationale, non sans qu'une arène influence l'autre, le Gouvernement ayant jugé utile de l'amender avant même qu'il n'arrive devant les députés. La loi Travail, alias loi El Khomri, mérite-t-elle cet honneur, ou cette indignité ? Pour le savoir, pas d'autre solution que de se plonger dans le détail de ses dispositions, au demeurant fort nombreuses (elles occupent 131 pages) et diverses, dans leur objet comme dans leur portée.
Il est vrai que ce projet affiche de hautes ambitions : à en croire son exposé des motifs, il s'agit rien moins que d'une « refondation de notre modèle social », ou, à peine plus modestement, de « bâtir un marché du travail à la fois plus protecteur des personnes et plus efficace ». Pour ses opposants, sa portée est beaucoup moins louable, mais non moins considérable ; pour ne citer qu'elle, L'Humanité(dossier du 27 mars) y voit « une régression historique ».
Pour aller à l'essentiel, autant que possible sans procès d'intention ni caricature, la réforme poursuit trois objectifs principaux : faire du droit du travail un droit négocié, réduire ses exigences en matière de conditions d'emploi et de travail, outiller les parcours professionnels des actifs. Elle touche à d'autres questions importantes comme la médecine du travail ou l'impact du numérique, qu'on laisse ici de côté pour se concentrer sur le cœur du projet.
Pourquoi cette réforme ? Nulle part ses rédacteurs ne brandissent la loi comme une arme décisive contre le chômage. En réponse aux défis du temps - mondialisation, tertiarisation, polarisation des emplois, révolution numérique, transition énergétique - ils se contentent d'en attendre un marché du travail « plus efficace ». Formule somme toute prudente qui peut tout aussi bien renvoyer à la productivité du travail ou à la compétitivité des entreprises qu'à la création d'emploi. Mais une fois lancée, la controverse ne s'embarrasse pas de subtilités. Pour les « pour », la loi Travail est la réforme salvatrice, la dernière occasion de ne pas renoncer piteusement face au chômage, là où nos voisins ont victorieusement relevé le défi. Pour les « contre », c'est la mort annoncée du modèle social français, dernier rempart contre la paupérisation et le règne dévastateur du marché.
D'où cette incontournable question : la loi Travail peut-elle créer des emplois ? Cette fois la réponse n'est pas dans l'exposé des motifs. Il faut aller la chercher dans les présupposés du texte, du côté de ces mécanismes implicites qui dans l'esprit de ses auteurs, lient droit du travail et création d'emploi. Reprenons pour ce faire les trois objectifs précités.
Dostları ilə paylaş: |