Une histoire critique de la


Dualisme du travail et de l'interaction Première synthèse



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4. Dualisme du travail et de l'interaction Première synthèse (1962-1968)

4. 1. L'intention pratique

Jusqu'à présent, Habermas a développé deux problématiques en parallèle : la première autour de l'idée d'une philosophie de l'histoire fondée empirique­ment et ayant des fins pratiques, la seconde autour d'une analyse de l'essor et du déclin de l'espace public. Ces deux lignes de force, l'une qui se meut à l'intérieur du paradigme de la philosophie de la production, l'autre à l'intérieur du paradigme de la philosophie de la communication, coexistent sans être véritablement articulées ou médiatisées. Ce n'est que lorsque Habermas élar­gira explicitement son cadre métathéorique en introduisant toute une batterie de dualismes (dualisme du travail et de l'interaction, des sous-systèmes et du monde vécu, de la rationalisation et de l'émancipation, des forces et des rap­ports de production) qu'il réussira à synthétiser l'idée hégélo-marxienne de la possibilité de faire l'histoire avec l'idée kantienne de la majorité. L'idée de base de cette synthèse, qu'il va présenter dans La science et la technique comme idéologie (1968), est la suivante : faire l'histoire avec conscience et volonté signifie maîtriser le processus d'évolution sociale, jusque-là incontrôlé. Cette maîtrise n'est pas une tâche technique, mais une tâche proprement pratique. Entre la capacité à manipuler techniquement des processus objectifs et la maî­trise pratique de processus historiques, il n'y pas de continuité automatique -ce que Habermas exprime de façon pointue : « Se libérer de la faim et de la misère ne coïncide pas nécessairement avec la fin de la servitude et de l'humi­liation, car révolution du travail et celle de l'interaction ne sont pas automati­quement liées » (TSI, 211).

Contrairement au marxisme orthodoxe, Habermas estime donc que pour faire progresser l'histoire, il ne suffit pas de libérer les forces productives de la technique et d'étendre ainsi le pouvoir de contrôle sur la nature (« évolution du travail »). Il faut aussi élever le niveau de réflexion et aider la conscience des individus agissants à progresser dans l'émancipation (« évolution de l'interac­tion »). Progresser dans l'émancipation signifie : se libérer des dogmatismes, dissoudre les idéologies et le fétichisme des rapports sociaux, étendre la com­munication exempte de domination, former une volonté collective éclairée, cultiver une opinion publique rationnelle et éclairer la décision politique par la discussion rationnelle. Contre la domination de la raison technique, Habermas vise à revaloriser la raison pratique.

Cette visée est immédiatement politique. Il s'agit de contrecarrer la tendance à la scientificisation de la politique qui réduit les problèmes pratiques à des pro­blèmes d'ordre technique, liquidant ainsi la possibilité qu'a l'opinion publique d'éclairer la décision politique. Contre cette tendance technocratique, qui se manifeste aussi bien au niveau théorique (scientificisation de la philosophie pratique) qu'au niveau de la pratique (scientificisation du monde vécu),


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Habermas plaide pour un débat démocratique sur le sens et les enjeux de la recherche scientifique. Contre la dépolitisation des masses, il plaide donc pour une répolitisation de la science, répolitisation qui passe par le dialogue, effectué selon le modèle éprouvé de la « table ronde », entre scientifiques, politiques et citoyens, ainsi que pour une démocratisation radicale de la sphère publique. Ce qui devrait permettre de soumettre la médiation entre le progrès technique et le monde vécu social, qui jusqu'à présent s'est imposée à la façon d'une histoire naturelle, à une planification rationnelle et démocratique de la société.

4. 2. Travail et interaction

L'importance de la distinction que Habermas effectue entre le « travail » ou « l'activité rationnelle par rapport à une fin » d'une part, et « l'interaction » ou « l'activité communicationnelle » d'autre part, est indéniable. En effet, dans la mesure où cette distinction rouvre d'un seul coup l'espace métathéorique des possibles, elle permet, en principe, de rompre avec Va priori de la réification. Par « activité rationnelle par rapport à une fin » (Weber), Habermas entend soit une activité instrumentale, soit un choix rationnel, soit une combinaison des deux. Dans tous les cas, l'action est monologique. L'activité instrumentale obéit à des règles techniques, fondées sur un savoir empirique, impliquant des prévisions conditionnelles portant sur des faits observables. Les conduites de choix rationnel se règlent selon des stratégies, fondées sur un savoir analytique, impliquant des déductions sur la base de règles de préférence (systèmes de valeurs) et de maximes générales (TSI, 21). Par « activité communicationnelle », Habermas entend une interaction médiatisée par les symboles du langage courant. Ce type d'action dialogique, qui comprend aussi bien la praxis que la lexis, se conforme à des normes sociales qui définissent des attentes de comportement réciproques et qui doivent donc être comprises et reconnues par les sujets agissants (TSI, 22).

Cependant, bien que je reconnaisse sans la moindre réserve l'importance métathéorique de cette distinction, j'estime que la façon dont Habermas l'arti­cule est problématique. J'y reviendrai. Je souhaite seulement indiquer ici trois éléments qui jettent le doute sur les modalités de la distinction : i) en réduisant le travail à l'activité instrumentale, Habermas nettoie le concept de travail de tous les aspects normatifs, expressifs et coopératifs qu'il contient chez le jeune Marx ; ii) alors qu'il introduit cette distinction comme une distinction analytique, il l'emploie par la suite dans un sens empirique ; et iii) le contraste suggère que l'activité rationnelle en finalité n'est pas gouvernée par des normes et que, inversement, l'activité communicationnelle n'a rien de stratégique ni d'instru­mental23. Néanmoins, et malgré ces défaillances, c'est sur cette distinction que Habermas construira toute son œuvre.

23. Cf. à ce propos : Honneth, A. : « Arbeit und instrumentales Handeln », dans Honneth, A. et Jaeggi, U. (sous la dir. de) : Theorien des historischen Materialismus, t. 2, p. 185-232 ; Keane, J. : « On Tools and Language : Habermas on Work and Interaction », p. 82-100 ; Giddens, A. : « Labour and Interaction », dans Profiles and Critiques in Social Theory, chap. 8 et, enfin, Thompson, J. : Critical Hermeneutics. A Sludy in the Thought ofPaul Ricœur and Jurgen Habermas, p. 130-133.

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Habennas développe cette distinction à partir d'une interprétation originale et subtile des Leçons d'iéna du jeune Hegel24. Partant de l'idée que le jeune Hegel a développé une philosophie de l'intersubjectivité - qu'il abandonnera par la suite pour la philosophie de la réflexion25-, il veut démontrer que, dans les Leçons d'iéna, on ne retrouve pas la philosophie moniste de la Phénomé­nologie de l'esprit, mais que Hegel y développe une systématique trichotomi-que dont il fait la base du processus de formation de l'esprit. En effet, le jeune Hegel ne conçoit pas la formation de l'esprit dans les termes idéalistes de la dialectique unitaire de l'autoréflexion, mais en termes d'une triple dialectique, à savoir celle du langage, du travail et de l'interaction. Habermas est avant tout intéressé par l'analyse de la dialectique du travail et de l'interaction, au point de négliger la dialectique du langage ou de la représentation26. L'intérêt qu'il manifeste pour la double dialectique du travail et de l'interaction est lié au fait que le jeune Hegel la présente de façon absolument disjonctive, donc de telle sorte qu'« il n'est pas possible de faire remonter l'interaction au travail [comme le fait Marx], ni de faire dériver le travail de l'interaction [comme le fera le vieux Hegel] (TSI, 194) ».



Avec la catégorie du « travail », Habermas thématise le processus de contrôle et de manipulation de la nature ; avec la catégorie de « l'interaction », en revanche, il thématise le lien et les relations sociales entre les individus capables de communiquer entre eux27. Ces relations peuvent être appelées « morales », à condition toutefois de ne pas les concevoir d'une façon immé­diatement consensualiste, comme le fait Kant dans la seconde Critique. Haber­mas insiste à ce propos, contre Kant et avec Hegel, sur le fait que l'entente intersubjective constitutive de la relation morale ne peut pas être comprise en termes d'une harmonie préétablie entre les individus. Le cas kantien d'une synchronisation préétablie entre les sujets qui agissent en présupposant que la loi morale universelle («ne jamais traiter l'homme simplement comme un moyen ») qui vaut pour eux vaut aussi et a priori pour les autres, n'est qu'un cas limite imaginaire, selon Habermas. La communication n'est pas identique à la commu­nion. Un conflit a précédé qui a été surmonté, ce dont résulte l'intercompréhen­sion ; celle-ci est acquise avec peine et non pas donnée d'avance28. « Dans la mesure où la dimension de la possibilité de la contradiction et de la différence est

  1. Cf. « Travail et interaction », dans TSI, p. 163-211 et CI, p. 133-162. Paul Ladrière a insisté, ajuste titre, sur l'importance de l'interprétation habermassienne des Leçons d'iéna. Cf. Ladrière, P. : « Postulat d'éthique et exigence de rationalité dans l'œuvre de Habermas », p. 24-32.

  2. Cf. également à ce propos DPM, chap. 2 et Honneth, A. : Kampfum Anerkennung, chap. 1 et 2.

  3. Habermas ne prend pas en compte la dialectique de la représentation. Celle-ci est en quelque sorte « absorbée » par la dialectique du travail et de l'interaction. À tort, selon Jean-Marc Ferry, qui estime que cette absorption engendre un problème architectonique dans la théorie habermassienne. Cf. Ferry, J.-M. : Habermas. L'éthique de la communication, p. 340-355. Dans Les puissances de l'expérience, t. 1, Ferry essaiera de résoudre ce problème à sa façon en présentant un cadre d'analyse systématique basé sur l'archi-tectonique tripartite qu'on retrouve chez le jeune Hegel. Par la suite, Nathalie Zaccaï-Reyners, son assis­tante, s'appuiera sur cette base systématique pour développer un concept pragmatico-herméneutique du monde vécu. Cf. Zaccaï-Reyners, N. : Le monde de la vie, spécialement vol. 3 («Après le tournant sémiotique »).

  4. Avec Calhoun, on peut noter que si Habermas réévalue l'interaction et le dialogue interpersonnel, il néglige en revanche le dialogue intrapersonnel. Cf. Calhoun, C. : Critical Social Theory, p. 50.

  5. On retrouve exactement la même idée dans La philosophie du non (p. 134) de Bachelard : « Pour que nous ayons quelque garantie d'être du même avis, sur une idée particulière, il faut, pour le moins, que nous n'ayons pas été du même avis. La vérité est fille de la discussion et non de la sympathie. »

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exclue, la communication se rétrécit en une sorte de communion qui n'a plus besoin du langage comme moyen d'intercompréhension » (TK, 32).

L'entente mutuelle de sujets distincts ne peut donc pas être présupposée comme donnée ; la situation dialogique est le résultat d'une lutte, en l'occurrence d'une « lutte pour la reconnaissance29». La relation morale ne peut pas être comprise indépendamment de sa réalisation pratique, et celle-ci s'effectue toujours dans un contexte de communication où il y a aussi des incompréhen­sions, des déformations, des rapports de force et de domination. Encore une fois, l'intersubjectivité sans faille n'est pas donnée au départ ; elle est bien plutôt le résultat dialectique d'un conflit, de la répression et du rétablissement de la situation de dialogue dans laquelle une règle commune d'action peut être recherchée. La recherche d'une telle règle dans le dialogue caractérise l'agir communicationnel.

Si j'insiste tant sur le fait que le conflit précède l'intercompréhension, c'est parce que, par la suite, la dimension conflictuelle se retrouvera à ce point à l'arrière-plan de l'analyse qu'on pourrait croire que Habermas défend une position naïvement consensualiste. La meilleure façon d'écarter ce malentendu tenace est de concevoir la théorie habermassienne du consensus comme la continuation réflexive de la théorie francfortoise du conflit. Dans cette opti­que, la théorie critique se présente comme un bâtiment à deux niveaux : au rez-de-chaussée, la théorie de la domination de l'École de Francfort, et au 1er étage, la théorie de la communication de Habermas. Et si Habermas insiste tant sur la dimension consensuelle, c'est paradoxalement parce qu'il est bien conscient des conflits et de la domination qui parcourent le tissu social. En une phrase un peu rapide, on pourrait dire que de même que la communication présuppose le conflit, le projet de Habermas présuppose le diagnostic de l'Ecole de Francfort.

4. 3. SCIENTIFICISATION DE LA POLITIQUE30

La distinction entre « travail » et « interaction » recoupe la distinction aris­totélicienne entre technè et praxis. Habermas ne la doit pas seulement à sa lecture de Vérité et méthode de Gadamer, mais aussi et surtout à son étude de la Condition humaine de Hannah Arendt31. Dans ce livre, Arendt distingue trois activités humaines fondamentales : le travail, l'œuvre et l'action32. Habermas


  1. Cf. à ce propos, Honneth, A. : op. cit.

  2. Habermas aborde le problème de la scientificisation de la politique dans les articles suivants : « La doctrine classique de la politique dans ses rapports avec la philosophie sociale », dans TP I, p. 71 sq. ; « Dogmatisme, raison et décision : théorie et pratique dans une civilisation scientificisée », dans TP II, p. 87-114 et « Scientificisation de la politique et opinion publique », dans TSI, p. 97 sq.

  3. « C'est l'étude de cette importante analyse de Hannah Arendt, ainsi que la lecture de Vérité et méthode de Hans-Georg Gadamer qui ont attiré mon attention sur la distinction aristotélicienne entre techni­que et pratique et sur son importance capitale » (TP I, 105, n.5). Cf. Gadamer, H. : Vérité et méthode, spé­cialement p. 153-166 et Arendt, H. : Condition de l'homme moderne. Sur la distinction praxis/phronèsis et technè/poiesis chez Aristote, Arendt, Gadamer et Habermas, cf. Vollrath, E. : « Ùberlegungen zur neueren Diskussion Uber das Verhâltnis von Praxis und Poiesis », p. 1-26.

  4. Hannah Arendt conçoit le « travail » comme cette activité liée au corps et soumise aux nécessités vitales de l'individu et de l'espèce. Le travail doit être compris dans un sens strictement physiologique, comme processus de métabolisme entre la nature et l'homme. Les produits du travail sont destinés à -♦-

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quant à lui réduit d'emblée cette trichotomie arendtienne à la dichotomie aris­totélicienne de la technè et de la praxis.

4. 3. 1. Les sciences politiques modernes — À partir de cette distinction, il reconstruit, dans sa lecture inaugurale de Marbourg (TP 1,71-108), l'évolution qui mène de la philosophie politique classique d'Aristote à la science politique de Hobbes en termes d'une réduction progressive de la pratique à la technique. Pour Aristote, la politique continuait l'éthique ; elle se concevait comme une doctrine enseignant la vie selon le bien et la justice. Conçue comme une affaire pratique, et non comme une affaire technique ou poïétique, la politique se rap­portait en principe à cette action commune (praxis) préparée par le dialogue (lexis) où les citoyens réunis sur la place publique (agora) débattaient des fins les meilleures pour la cité. Il ne concevait pas la philosophie pratique selon le modèle de la contemplation de l'immuable (theoria), visant une connaissance apodictique (épistémè), mais bien plutôt comme une intervention dans le cadre changeant et contingent de la pratique. La politique n'exigeait donc pas la certitude théorique de Y épistémè, mais bien la phronèsis, cette sagesse pratique qui évalue avec prudence la situation concrète en vue d'y intervenir pratiquement33.

Or, avec l'essor de la science moderne au XVIe et au XVIIe siècle, la concep­tion classique de la relation entre théorie et pratique s'est radicalement trans­formée. Cette transformation, anticipée par Machiavel et Thomas More, a trouvé, selon Habermas, son aboutissement dans la philosophie sociale de Hobbes. Ce dernier prend l'exact contre-pied d'Aristote, et cela à plusieurs égards. D'abord, il détache la politique de la morale. Il s'ensuit que « la pédagogie d'une vie conforme au bien et à la justice est remplacée par la possibilité de bien vivre dans un cadre correctement organisé » (TP 1,73). Ensuite, après avoir repris la maxime de Bacon selon laquelle la science n'a d'autre but que la puissance (scientia propter potentiam), il présente le rapport entre les thèses théoriques et l'application pratique comme un simple rapport technique. Il s'ensuit que, dans la mesure où la connaissance théorique des lois sociales peut être utilisée pour faire advenir l'état social souhaité, la théorie est d'emblée conçue par Hobbes comme un instrument du pouvoir. Enfin, Hobbes estime que la tâche d'une philosophie sociale qui développe ses thèses dans le cadre d'une science est d'indiquer une fois pour toutes, c'est-à-dire indépendamment du lieu, du temps et des circonstances, les conditions de l'organisation correcte de la

-*- disparaître dans la consommation. « L'œuvre » de Yhomofaber, de l'homme qui fabrique des outils, se distingue du travail de Vanimal laborans par le fait que ses produits se caractérisent par une certaine durabilité. Les produits fabriqués ne sont pas consommés, ils sont destinés à l'usage. C'est par la fabrication d'artifices que les hommes créent un monde objectif qui est plus stable et plus durable qu'ils ne le sont eux-mêmes. L'homo faber est utilitariste, il ne pense qu'en termes de moyens et de fins. « L'action », enfin, est la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans la médiation des objets ni de la matière. L'action qui se consacre à fonder et à maintenir des organismes politiques, ne vise ni à maintenir la vie ni à construire un monde ; elle crée l'histoire. Selon Arendt, l'action, la praxis, est inséparable de la lexis, des actes de parole par lesquels les hommes se lient entre eux et exhibent leur identité en tant que citoyens de la polis. 33. Sur le concept de phronèsis ou de sagesse pratique, cf. Ladrière, P. : « La sagesse pratique », p. 17-37. Dans Beyond Objectivism and Relativism, Richard Bernstein s'appuie sur les travaux de Habermas, Arendt, Rorty et Gadamer pour développer un concept herméneutique de la raison qui permet de clarifier les débats contemporains opposant les relativistes et les universalistes en montrant qu'ils convergent dans un concept reformulé de la phronèsis.


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société. Ensemble, ces révisions de la doctrine classique débouchent sur une conception techniciste et potentiellement totalitaire de la politique comme « ingénierie sociale holistique » (Popper).



4. 3. 2. Positivisme, décisionnisme et technocratisme — Pour Habermas, une telle scientificisation de la politique - qui abandonne les promesses de la philosophie politique classique quant à la possibilité pratique de s'orienter vers les solutions correctes et justes dans une situation déterminée - doit néces­sairement se solder par un échec. Car au fur et à mesure que la politique est rationalisée par la science et la pratique guidée par une théorie l'abreuvant de recommandations techniques, les problèmes d'orientation pratique, qui relèvent du domaine de la phronèsis et ne peuvent jamais être totalement éli­minés, ne peuvent plus être traités de façon rationnelle.

C'est alors qu'apparaît la problématique schmittienne du décisionnisme34. Le décisionnisme reconnaît bel et bien la spécificité des questions d'ordre pra­tique, mais il estime que celles-ci ne peuvent pas être argumentées ou fondées en raison ; en dernière instance, elles ne peuvent faire l'objet que d'une déci­sion35. Si tel est le cas, une division du travail entre l'analyse scientifique et la décision politique s'impose. Les « érudits sans intelligence pratique » (Vico) peuvent bien se prononcer sur l'économie et l'efficacité des moyens à mettre en œuvre, mais ils doivent déclarer forfait en ce qui concerne les fins à atteindre, et passer le flambeau aux politiques afin qu'ils tranchent autoritairement en fonction de leurs croyances ou de leurs intérêts. En scindant ainsi l'orientation pratique - en une détermination rationnelle des techniques à mettre en œuvre d'un côté, et un choix irrationnel des fins à atteindre de l'autre -, le décision­nisme apporte involontairement la preuve que « les progrès d'une rationalisa­tion limitée par les sciences expérimentales au pouvoir technique de manipuler les choses ne s'obtiennent qu'au prix d'un accroissement proportionnel de l'irrationnel dans le domaine même de la pratique » (TPII, 97).

Or, entre-temps, la rationalisation technique a progressé à tel point dans notre civilisation scientificisée qu'elle a fini par s'emparer des fins elles-mêmes. Sous le double prétexte (wébérien) du relativisme éthique et de la neutralité axiologique des sciences, les décisionnistes ont d'abord éliminé les fins et les valeurs de l'argumentation scientifique. Selon Habermas, cette éli­mination positiviste des fins et des valeurs a, dans un premier temps, évolué vers la subordination des fins et des valeurs aux moyens ; puis, dans un deuxième temps, cette subordination s'est à son tour renversée en simple inversion des


  1. Pour une analyse archéologique de l'alliance entre le scientisme et le décisionnisme, de Weber jusqu'à Schmitt, cf. Mesure, S. et Renaut, A. : La guerre des dieux, 1™ partie, spécialement chap. 4.

  2. « Décision - cela veut dire mettre fin à la discussion, à l'argumentation » (Schmitt, C dans Schickel, J. : Gesprache mit Cari Schmitt, p. 71 ) ; « La valeur de la décision ne repose pas sur l'argumenta­tion écrasante, mais bien sur la dissipation autoritaire du doute, doute qui provient précisément de la plura­lité des argumentations possibles et qui se contredisent » (Schmitt, C : Der Hitler der Verfassung, p. 46) ; « La dictature, c'est l'opposé de la discussion » (Schmitt, C. : Politische Théologie, p. 80). Ces trois cita­tions exemplaires montrent bien que Schmitt est aux antipodes de Habermas. De façon pointue, on peut dire que la décision, c'est l'opposé de la discussion. Entre Habermas et Schmitt, il faut choisir - et bien sur la base d'arguments.

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fins et des moyens : « Les valeurs qui n'étaient d'abord qu'exclues du domaine de la raison sont subordonnées aux procédés technologiques, et ceux-ci deviennent à leur tour un système de valeurs » (TPII, 102).

Ainsi, le modèle décisionniste de la relation entre l'expertise scientifique et la pratique politique a progressivement dû céder au modèle technocratique dans lequel les contraintes objectives des techniques conçues par les experts sem­blent éliminer toute alternative de choix et s'imposer au détriment du pouvoir de décision des politiques36. Dans ce cauchemar luhmannien d'une cybernéti-sation totale des questions pratiques - qui représente l'apogée de la réduction de la praxis à la technèv-, le rapport entre le scientifique et le politique semble s'être inversé : « Le politique devient l'organe d'exécution d'une intelligentsia scientifique qui définit en fonction des conditions concrètes les contraintes objectives émanant des ressources et des techniques disponibles ainsi que des stratégies et des programmes cybernétiques optimaux » (TSI, 100).

Dans la mesure où le modèle technocratique fait abstraction de la différence fondamentale entre la manipulation des choses et l'action des hommes, donc dans la mesure où il conçoit la politique selon le modèle technique de la ratio­nalisation instrumentale et stratégique, il est inacceptable pour Habermas. En réduisant les questions pratiques à des questions techniques, les théoriciens de la technocratie ont théoriquement supprimé la nécessité de s'adresser aux citoyens. Si la rationalisation est cantonnée dans les frontières étroites de la manipulation technique des objets, il en découle logiquement que la politique scientificisée n'a plus à s'adresser à la conscience des hommes et des femmes qui vivent ensemble et se parlent ; elle peut se borner à la gestion de la société en se contentant pour ainsi dire d'une manipulation instrumentale de leur corps et d'une manipulation stratégique de leur âme. Les citoyens sont ainsi éjectés de la politique. Dans le modèle décisionniste, leur rôle est limité à la légitima­tion par l'acclamation des groupes au pouvoir lors d'élections périodiques. Dans le modèle technocratique, l'expression de la volonté publique est rendue sans objet en tant que telle. Dans les deux cas, ce qui importe vraiment - l'émanci­pation des citoyens - est perdu de vue.



  1. En Allemagne, le débat sur la technocratie fut ouvert par la conférence que Schelsky a donnée sur le thème de l'homme dans la civilisation scientifique. Sa thèse est la suivante : « La science n'a pas besoin de légitimité ; avec elle, on 'règne', parce qu'elle fonctionne. [...] L'homme d'État n'est donc pas celui qui décide ou qui commande, il est analyste, constructeur, planificateur, réalisateur. La politique, comprise dans le sens d'une formation normative de la volonté, s'éclipse au fond en principe de ce domaine. Par là même, l'idée de démocratie perd sa substance classique : les contraintes techniques (Sachgesetzlichkeiten) pren­nent la place de la volonté politique du peuple. Ce fait change les fondements de la domination étatique en tant que tels. Il transforme les fondements de la légitimité. » cf. Schelsky, H. : « Der Mensch in der wissenschaftlichen Zivilisation », dans Auf der Suche nach Wirklichkeit, p. 456 et 453. Sur les théories technocratiques en général (Ellul, Freyer, Schelsky, Gehlen), cf. Schluchter, W. : Aspekte biirokratischer Herrschaft, chap. 5, et sur la discussion allemande en particulier, cf. Koch, C et Senghaas, O. (sous la dir. de) : Texte zur technokratiediskussion, 1™ et 2e partie.

  2. Lorsque Habermas attaquait en 1968 la thèse technocratique, il visait surtout Schelsky. Ce n'est qu'à partir de 1971, à la suite de sa polémique avec Luhmann, que la théorie démoralisante des systèmes, que Habermas considère comme la « forme suprême de la conscience technocratique », est devenue sa cible principale. Cf. Habermas, J. et Luhmann, N. : Théorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie (TG), spé­cialement p. 144-145 et 260-269. Luhmann a d'abord exposé ses conceptions systémiques sur la politique dans un article («Soziologie des politischen Systems », dans Soziologische Aufklàrung /), puis dans un petit livre provocateur et fort intéressant, intitulé Legitimitàt durch Verfahren.

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4. 3. 3. La concertation pragmatique — S'opposant aux modèles décision-niste et technocratique, Habermas veut réhabiliter d'une part, l'usage de la raison pratique en tant que rationalité communicationnelle, et d'autre part, l'idée de la démocratie en tant que formation discursive de la volonté collective. A cette fin, il propose un modèle pragmatique de médiation entre la technique et la politique qui assume pleinement le processus de rationalisation technique sans pour autant accepter sa substitution au processus de rationalisation pratique -car c'est seulement grâce à cette dernière que l'humanité peut s'engager sur la voie de l'autonomie et du progrès. À la question de savoir « comment le pou­voir de disposer techniquement des choses peut être réintégré au sein du consensus des citoyens engagés dans différentes actions et négociations » (TSI, 89), Habermas répond par la mise en place d'une dialectique réflexive entre le pouvoir technique et la volonté démocratique38.

Cette « dialectique du pouvoir et du vouloir » (TP II, 134 ; TSI, 95), qui s'opère actuellement de façon non réfléchie en fonction d'intérêts qui ne sont pas justifiés publiquement, ne peut être réalisée que si les décisions politiques relatives aux orientations du développement technique sont informées par une discussion publique, sans entraves et exempte de domination, portant sur les principes et les normes orientant l'action39. Une telle discussion n'est possible que sur la base d'un dialogue permanent entre les citoyens, dépositaires d'un savoir pratique, et les scientifiques, détenteurs d'un savoir technique. Dans ce dialogue, la détermination de ce qui est objectivement possible (l'état actuel des connaissances scientifiques et des moyens techniques) et l'articulation de ce qui est pratiquement souhaitable (besoins et aspirations sociales) seraient mises en relation réciproque. En s'appuyant sur l'opinion publique scientifi­quement éclairée quant à la question de savoir dans quelle direction les citoyens veulent voir se développer le progrès technique, il reviendrait alors au politique d'articuler un programme de planification à long terme40.

4. 4. SCIENTIFICISATION DU MONDE VÉCU41

4. 4. 1. Système et monde vécu — Sur la base de la distinction entre le travail et l'interaction, Habermas distingue deux systèmes sociaux selon qu'y prédomine l'activité rationnelle par rapport à une fin ou l'activité communica­tionnelle. Il s'agit d'une part, du « système » ou des « sous-systèmes d'activité


  1. Une telle dialectique du pouvoir et du vouloir a déjà été proposée par John Dewev, dans The Public and ils Problems : « Un gouvernement d'experts dans lequel les masses n'ont pas la possibilité d'informer les experts quant à leurs besoins ne peut être autre chose qu'une oligarchie dirigée par l'intérêt de quelques-uns. L'éclaircissement doit procéder de telle sorte que les spécialistes de l'administration soient forcés de tenir compte des besoins. Le besoin essentiel est d'améliorer les méthodes et les conditions du débat, de la discussion et de la persuasion. Tel est le problème par excellence du public » (p. 208).

  2. Pour une concrétisation du modèle pragmatique de la concertation entre politiques, scientifiques et citoyens, cf. Beck, U. : Die Erfindung des Politischen, p. 189-193.

  3. Dans un esprit habermassien, un sociologue « éclairé » et un « technocrate » protestant ont récem­ment présenté un tel programme de planification concertée. Cf. Ladrière, P. et Gruson, C : Éthique et gouvernabilité. Un projet pour l'Europe.

  4. Le thème de la scientificisation du monde vécu dans le capitalisme tardif est traité par Habermas dans divers essais. Cf. « La technique et la science comme idéologie », dans TSI, p. 3-74 ; « Conséquences pratiques du progrès scientifique et technique », dans TP II, p. 115-136 et « Ûber einige Bedingungen der Revolutionierung spâtkapitalistischer Gesellschaften », dans KK, p. 70-86.

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rationnelle par rapport à une fin » - comme le système économique ou l'appareil d'État - dans lesquels le type d'activité dominant est orienté vers le succès ; d'autre part, du « monde vécu social » ou du « cadre institutionnel de la société » - « ensemble de normes qui guident des interactions médiatisées par le langage » - où l'activité orientée vers l'intercompréhension prédomine42 (TSI, 23-24). Comme l'a bien montré Honneth, dans la mesure où elle est introduite comme une distinction analytique, mais employée par la suite de façon substantielle pour désigner deux domaines empiriques, cette distinction est problématique43. Néanmoins, c'est à partir d'elle que Habermas va réviser la thèse wébérienne du renversement dialectique de la rationalisation formelle en reification en la reformulant dans les termes d'une domination croissante du système d'action rationnelle en finalité sur le monde vécu, donc en termes du refoulement croissant, imposé par le système, de l'agir communicationnel au profit de l'action rationnelle par rapport à une fin. En termes métathéori-ques, la reification a donc trait au processus de réduction de la multidimen-sionnalité du concept d'action à sa seule dimension instrumentale-stratégique, réduction qui produit - et est empiriquement produite par - l'autonomisation aliénante des sous-systèmes de l'État et de l'économie.

Cette révision de la dialectique de la raison dans le paradigme de la com­munication est importante. D'abord, parce que, contrairement à l'École de Francfort, Habermas n'identifie plus simplement la rationalisation formelle à la reification ; ensuite, parce que le postulat métaphysique de la reification est transformé en hypothèse théoriquement vérifiable et pratiquement réfutable ; et, enfin, parce que le modèle proposé sera repris plus tard sous une forme plus développée dans la Théorie de l'agir communicationnel.

4. 4. 2. Phases de la reification du monde vécu — Habermas présente le processus historique de renversement de la rationalisation formelle en reifica­tion dans un modèle développemental triphasique qui spécifie de façon idéal-typique le rapport entre le système, le monde vécu et la légitimation de la domination qui caractérise respectivement les sociétés traditionnelles, les sociétés modernes capitalistes et les sociétés postindustrielles du capitalisme avancé44.

Les sociétés traditionnelles sont caractérisées par la prédominance du cadre institutionnel sur les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin. Ceux-ci n'y ont jamais atteint une extension telle que leur action serait devenue un danger pour l'autorité des traditions culturelles et des interprétations mythiques, religieuses ou métaphysiques de la réalité qui légitiment la domination.



  1. Le concept de monde vécu est ici conçu dans une perspective parsonnienne. Dans la seconde considé­ration intermédiaire de la TAC, Habermas développera une théorie communicationnelle du monde vécu. Cf. infra.

  2. Cf. Honneth, A. : Kritik der Macht, p. 279-282. Je reviendrai plus longuement sur le problème de l'empiricisation des concepts analytiques du « système » et du « monde vécu » dans le chapitre consacré à la théorie de l'agir communicationnel.

  3. Les évolutions globales qui annoncent la naissance d'un nouveau type de société que Habermas cherche à analyser en termes de scientificisation de la société seront thématisées, un peu plus tard, par Touraine sous les appellations variées de l'avènement des « sociétés post-industrielles » (« pour marquer la distance qui les sépare des sociétés d'industrialisation »), des « sociétés technocratiques » (« si on veut les nommer du nom du pouvoir qui les domine ») ou des « sociétés programmées » (« si on cherche à les définir d'abord par la nature de leur mode de production et d'organisation économique »). Cf. Touraine, A. : La société postindustrielle. Naissance d'une société, p. 7.

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L'apparition du mode de production capitaliste ébranle définitivement la prééminence traditionaliste du cadre institutionnel par rapport aux forces productives. Le mode de production capitaliste rend permanente l'expansion des sous-systèmes et étend progressivement la rationalité par rapport à une fin à tous les domaines de l'existence, par suite de quoi les structures traditionnelles sont petit à petit soumises à la rationalité instrumentale-stratégique. Ce que Habermas appellera plus tard « colonisation du monde vécu par les sous-systèmes » (cf. itifra), il le nomme ici « urbanisation de la forme de vie » (TSI, 33). Dans la mesure où les formes traditionnelles de légitimation de la domination ne sont plus adaptées aux exigences de la rationalité par rapport à une fin, elles perdent peu à peu leur caractère contraignant. Apparaît alors l'idéologie bour­geoise de l'échange équitable offrant une légitimation de la domination qui ne descend plus du ciel de la tradition culturelle, mais qui, à l'inverse, émerge immédiatement de la base de la société. Le théorème marxiste selon lequel la politique se rapporte à l'économie comme la superstructure à l'infrastructure est l'expression de cette transformation des structures de légitimation.

Les sociétés capitalistes avancées connaissent, depuis la fin du xixe siècle, deux évolutions tendancielles qui transforment radicalement la relation entre le cadre institutionnel et les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin caractéristiques du capitalisme libéral : i) l'interventionnisme croissant de l'État, ii) l'émergence du complexe scientifico-technique comme principale force productive45.

i) Pour assurer la stabilité du système capitaliste, sans mettre en question la forme privée d'accumulation qui le caractérise, l'État intervient directement dans la vie économique. Par là même, il se lie à des intérêts privés. Cette in­tervention a besoin d'une légitimation, mais comme celle-ci ne peut plus s'appuyer désormais sur l'idéologie libérale du libre-échange, ni d'ailleurs sur les images du monde traditionnelles, il faut trouver une solution de remplacement (Ersatzprogrammatik - Offe). L'État la trouve en partie dans la législation sociale qui garantit à la fois un bien-être minimal pour tous et des perspectives de carrière pour ceux ou celles qui le souhaitent. Le problème, cependant, est que cette solution de remplacement ne fonctionne que si la croissance et la stabilité du système sont assurées. Dans ces conditions, la politique prend un caractère négatif : « Elle oriente son action de façon à éliminer les dysfonc­tionnements, à prévenir les risques susceptibles de mettre le système en dan­ger, et cela non pas de façon à réaliser des finalités pratiques mais à trouver des solutions aux questions d'ordre technique » (TSI, 40). Et dans la mesure même où sont éliminés les problèmes d'ordre pratique, la politique d'intervention de l'État exige une dépolitisation des masses. Or, aussi longtemps que les intérêts du monde vécu ne coïncident pas avec ceux de l'État, cette dépolitisation n'est ni automatique ni évidente : « La programmation de remplacement laisse insa­tisfait un besoin capital de légitimation : comment peut-on rendre plausible aux yeux des masses elles-mêmes leur propre dépolitisation ? » (TSI, 42).

45. Habermas reprend ici deux thèses de Marcuse, celles de l'obsolescence de la théorie marxiste des crises et de la théorie de la plus-value. Cf. supra, chap. 3.

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ii) À cette question, Habermas répond en se référant - à la suite de Marcuse -à la seconde évolution tendancielle qui caractérise le capitalisme avancé, à savoir l'émergence du complexe science-technique comme première force de produc­tion et « principe axial » de la croissance économique (c'est également la thèse centrale du livre célèbre de Daniel Bell : The Corning of Post-Industrial Society). Dans le capitalisme avancé, l'État et la grande industrie stimulent systémati­quement, afin de faire avancer leurs intérêts particuliers, le développement de la science et de la technique. Les investissements dans la recherche scientifico-technique ont pris une telle ampleur qu'on a désormais affaire à un comple­xe intégré science-technique-industrie-armée-administration, avec un proces­sus de rétroaction généralisée que Habermas compare à un « système de vases communicants » (TPII, 121). Bien que des intérêts sociaux particuliers déter­minent toujours la direction, les fonctions et la rapidité du progrès technique, ces intérêts sont en tant que tels soustraits à la discussion. D'où l'impression que le progrès technique est un processus autonome et quasi naturel déterminant l'évolution du système social. La dynamique immanente à ce progrès semble alors produire des contraintes objectives (Sach- ou Systemzwànge) auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels46.

C'est la thèse bien connue de la technocratie. Pour Habermas, elle est fausse. Mais plus important que sa fausseté est le fait qu'elle puisse pénétrer, en tant qu'« idéologie invisible » (Lefort), dans la conscience de la masse dépolitisée et y exercer un pouvoir de légitimation47. La nouvelle idéologie technocratique qui fétichise la science est bien plus dangereuse que les anciennes idéologies qu'elle remplace - « parce que, dit Habermas, masquant les problèmes de la pratique, non seulement elle justifie l'intérêt à la domination d'une classe déterminée et concurremment réprime le besoin d'émancipation d'une autre classe, mais encore parce qu'elle affecte jusqu'à l'intérêt émancipatoire de l'espèce dans son ensemble » (TSI, 55). C'est le cas, selon Habermas, car, en effaçant le « dualisme du travail et de l'interaction » de la conscience des hom­mes, l'idéologie technocratique fait disparaître l'intérêt de maintenir une inter­subjectivité de la compréhension et de mettre en œuvre une communication exempte de domination derrière l'intérêt d'élargir le pouvoir de disposer tech­niquement des choses.

Dès lors, « une certaine conception de soi et du monde vécu social, cultu-rellement déterminée » risque de faire place à une « autoréification des hom­mes » (TSI, 46), et cela dans la mesure même où « les modèles réifiés qui sont ceux de la science passent dans le monde vécu socio-culturel » (TSI, 58) et y acquièrent un pouvoir objectif sur la conception que les hommes se font d'eux-mêmes. Les hommes risquent alors de se prendre eux-mêmes (et les autres) pour des choses dont on peut disposer, et d'adopter un modèle de comportement réactif


  1. Sur la notion de « contrainte objective » dans le débat technocratique, cf. Narr, W.D. : « Systemzwang als neue (Catégorie in Wissenschaft und Politik », dans Koch, C et Senghaas, D. (sous la dir. de) : op. cit., p. 218 sq. Pour une critique imparable qui démasque les contraintes objectives comme des constructions socio-scientifiques, cf. Beck, U. : Risikogesellschaft, chap. 7.

  2. Sur « l'idéologie invisible », cf. Lefort, C. : « Esquisse d'une genèse de l'idéologie », dans Les formes de l'histoire, p. 318 sq.

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commandé par des stimuli externes. Ainsi, l'action communicationnelle, orientée par une articulation du sens et présupposant l'intériorisation des normes, serait réduite à et remplacée par des comportements conditionnés. Nous n'en sommes certainement pas encore là, selon Habermas, mais, si un tel processus d'auto-objectivation des hommes se développait effectivement, on aboutirait alors à une « réifîcation complètement rationnelle qui confirmerait finalement la vérité de la conception technocratique » (TPII, 128).



4. 4. 3. Deux formes de rationalisation — Face à l'éventualité d'une réifî­cation totale - c'est-à-dire d'une phagocytose totale du cadre institutionnel par les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin et de la substitu­tion intégrale à l'agir communicationnel orienté par des normes de l'agir réactif d'adaptation et d'autoconservation qui en découle -, Habermas propose de réviser le matérialisme historique de telle façon que la technicisation réifiante du monde vécu puisse être comprise comme une forme unidimensionnelle ou rétrécie de la rationalisation. À cette fin, il distingue deux formes de rationali­sation : d'une part, la rationalisation formelle-instrumentale qui va de pair avec un accroissement des forces de production et, donc, d'une extension du pou­voir de disposer techniquement des choses ; et, d'autre part, la rationalisation communicationnelle des relations de production qui sous-tend l'émancipation et l'individualisation, ainsi que l'extension progressive de la communication exempte de domination.

Cette distinction entre deux formes de rationalisation irréductibles est capitale, car elle permet de rompre, une fois pour toutes, avec la contre-eschatologie négativiste de l'École de Francfort et l'antimodernisme romantique qui la sous-tend. En usant d'une conception moniste de la rationalisation qui identifie purement et simplement la rationalisation à la réifîcation, Horkheimer, Adorno et Marcuse avaient été amenés à penser que la domination de la nature interne obéit à la même logique que la domination de la nature externe, ce qui, on l'a vu, les a conduits à identifier la formation du moi à Fautoréification. Du coup, ils ont conçu l'histoire universelle en termes d'une réifîcation croissante, c'est-à-dire d'une extension pathologique, mais néanmoins inévitable de la ratio­nalisation formelle-instrumentale à toutes les sphères de la vie. Bref, pour eux, la réifîcation devenait une caractéristique ontologique du monde. Faute d'avoir pu concevoir une autre forme de rationalisation, une rationalisation non réifiante, ils ne pouvaient plus penser la libération que dans les termes discon-tinuistes d'une rupture radicale avec le continuum de l'histoire.

Entrevoyant vaguement une autre raison, Horkheimer, Adorno et Marcuse exigeaient la « résurrection de la nature déchue » (TSI, 11 ; CI, 64), c'est-à-dire le remplacement de l'attitude de disposition (Verfugen) quant à la nature par une attitude communicationnelle (Vernehmeri). Habermas quant à lui refuse une telle solution - alors même que, nous l'avons vu, il l'avait implicitement prônée lui-même dans ses premiers écrits. La rationalisation formelle-ins­trumentale en tant que telle n'est pas en question ; c'est seulement son extension démesurée au détriment de la rationalisation communicationnelle

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qui pose problème. La relation instrumentale à la nature, propre au travail, est indépassable, selon Habermas ; c'est un invariant anthropologique. Tant que l'espèce humaine sera organiquement ce qu'elle est, il n'y a tout simplement « pas d'alternative fonctionnelle » qui puisse équivaloir la structure rationnelle de la science et la technique : « Nulle part ne se présente pour le progrès institutionnel de la science et de la technique, si on les considère dans leurs structures, d'alternative fonctionnelle qui soit équivalente. L'innocence de la technique, innocence que nous devons défendre face à ses détracteurs inquiets, réside tout simplement en ceci que la reproduction de l'espèce est liée à l'action instrumentale et que l'action liée à des fins déterminées en est en tant que telle la condition48 » (TPII, 127).

Ainsi, contre Marcuse et autres heideggeriens, Habermas défend la thèse marxiste de l'innocence de la technique. Ce n'est pas la technique qui constitue le danger suprême, mais le fait qu'elle tend à se répandre « aux dimensions d'une forme de vie, de la 'totalité historique' d'un monde vécu » (TSI, 18). La ratio­nalisation formelle-instrumentale n'est donc pas en question, mais il faut lui assigner des limites. Ce n'est que lorsqu'elle refoule la rationalité communica-tionnelle et se substitue à elle qu'elle devient pathologique. En s'opposant di­rectement au luddisme théorique de Marcuse, Habermas affirme que la ratio­nalisation technique est une condition nécessaire du progrès. Et en s'opposant au techno-déterminisme des marxistes, il ajoute qu'elle n'est certainement pas une condition suffisante non plus. À ce propos, il critique Marx pour avoir conçu le socialisme dans une perspective techniciste49. Dans ses analyses empiri­ques, Marx a bien conçu l'histoire de l'espèce humaine à la fois sous les caté­gories du travail et de l'interaction, donc en termes d'une rationalisation glo­bale des forces et des relations de production ; mais, dans son système philoso­phique, prisonnier de sa propre conception scientiste de la science, il a systé­matiquement réduit l'autoconstitution de l'espèce à la seule dimension du tra­vail, donc de la rationalisation formelle-instrumentale.

Or, la rationalisation des forces productives est une chose, la rationalisation des rapports de production en est une autre. La rationalisation technique ne mène pas automatiquement au socialisme, car si tel était le cas, Marx aurait mieux fait, comme le note Cari Schmitt avec humour, de devenir ingénieur plutôt que d'inciter à l'action politique50. Non, d'après Habermas, ce n'est que si le processus de rationalisation formelle-instrumentale est complété par un processus de rationalisation communicationnelle que les idéaux d'un socialis­me démocratique qui signifie plus que l'électrification généralisée pourront être réalisés. C'est alors seulement que les hommes feront l'histoire avec volonté et conscience.

48. Habermas a été critiqué à ce propos par les écologistes pour cause d'anthropocentrisme.


Cf. Whitebook, J : « The Problem of Nature in Habermas », p. 41-69 et Ottman, H. : « Cognitive Interests
and Self-Reflection », dans Thompson, J. et Held, D. (sous la dir. de) : Habermas. Critical Debates, p. 88 sq. La
réplique de Habermas à cette critique se trouve dans le même volume, p. 241.

  1. Habermas a longuement développé la critique de la conception scientiste de Marx, et de la réduction métathéorique de l'interaction au travail qui en découle, dans Connaissance et intérêt, p. 74-97. Cf. également Wellmer, A. : The Critical Theory of Society, chap. 2, intitulé « The latent Positi vism of Marx's Philosophy of History ».

  2. Schmitt, C : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, p. 67.

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Il faut remarquer à ce propos que Habermas lui-même reste encore trop attaché au schéma marxiste de la base et de la superstructure pour pouvoir penser l'émancipation de l'espèce humaine de façon adéquate. S'il a bien vu le problème de la phagocytose du cadre institutionnel par les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin, et s'il en a bien vu l'enjeu et la solution, il n'en reste pas moins qu'il conçoit toujours les transformations du cadre institutionnel en termes d'une « adaptation passive » (TSI, 62), pour ainsi dire secondaire par rapport à l'« adaptation active » (TSI, 62) des sous-systèmes à leur environnement. Comme nous le verrons, ce n'est que plus tard, dans sa reconstruction du matérialisme historique, qu'il attribuera une fonction active et motrice aux modifications du cadre institutionnel.



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