Université Louis Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire de l’Art, Tourisme


CHAPITRE 18 - La simulation de la morphogenèse par automates formels : Aristid Lindenmayer (1968-1974)



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CHAPITRE 18 - La simulation de la morphogenèse par automates formels : Aristid Lindenmayer (1968-1974)


À la fin des années 1960, un autre type d’appropriation des ordinateurs par la biologie des formes va donc voir le jour, notamment avec les travaux d’Aristid Lindenmayer qui seront publiés dans le Journal of Theoretical Biology à partir de 1968. Le type de formalisation que cette approche revendique, malgré des points communs avec celui de Dan Cohen, s’appuie en fait sur un tout autre corpus de biologie théorique et surtout sur une tout autre interprétation de ce que signifient la mathématisation, la formalisation et la théorisation en biologie. Alors que sa problématique embryologique et développementale semble très proche de celle de Cohen, puisqu’il est biologiste comme lui, Lindenmayer n’utilise pas du tout l’ordinateur de la même façon que lui : il cherche au contraire à éviter toute « simulation » au sens stochastique alors même que Cohen met cet usage en avant pour la biologie théorique des formes. Il y a donc là une énigme à tenter de résoudre.



Un botaniste convaincu par le positivisme logique : la « théorie des cycles de vie »



Pendant l’année universitaire 1963, le botaniste Aristid Lindemayer (1925-1989), suédois d’origine, et rattaché à ce moment-là au Queens College de la City University de New York, se trouve à Londres, auprès de Joseph Henry Woodger. Il a été invité à l’occasion d’une bourse universitaire qui lui a été délivrée par la National Science Foundation britannique. Woodger a donc 69 ans lorsqu’il reçoit Lindenmayer chez lui. Woodger n’exerce plus comme enseignant. Et ses interventions sont depuis longtemps essentiellement d’ordre philosophique. Lindenmayer, en poste aux Etats-Unis a pourtant eu vent de ses travaux. Il veut avoir un rapport intellectuel et personnel suivi avec Woodger et ses élèves. Pendant cette période, le centre d’intérêt biologique de Lindenmayer se porte sur ce que, selon une idée qui lui était venue en discutant avec le botaniste américain Ralph O. Erickson (né en 1914) alors professeur à l’Université de Pennsylvanie (« Penn », Philadelphie), il appelle la « théorie des cycles de vie » (« theory of life cycles »)1. Indiquons ici brièvement qu’Erickson est à cette époque un botaniste reconnu, officiant notamment aux côtés de l’écologue Robert Mac Arthur comme auprès du physiologiste des plantes David Rockwell Goddard (1908-1985). Depuis 1946, Erickson est en effet responsable du laboratoire de biologie du développement du département de botanique de l’Université Penn : dans les années 1950, en particulier sous l’impulsion de Goddard (qui deviendra directeur du département en 1956), il avait d’abord travaillé à expliquer la morphogenèse des plantes en des termes physiologiques (par le métabolisme) et biochimiques. Mais, progressivement, en partie à cause des échecs relatifs rencontrés en ce domaine, sauf dans de rares cas comme dans l’étude particulière de la croissance de certains pollens ou dans celle des racines du maïs, mais aussi et surtout parce que Goddard quitta l’Université Penn et donc ses collègues pendant quelques temps pour enseigner comme professeur invité à l’Université de Cambridge, en Angleterre, Erickson avait finalement été de ceux qui, contre l’approche statistique classique des problèmes de croissance (axée essentiellement, comme on l’a vu, sur les phénomènes moyens et concentrée surtout au niveau déjà élevé de l’organe), commencèrent à promouvoir l’approche théorique de la morphogenèse par le traitement du comportement individuel des cellules1. De telles approches pouvaient lui sembler en effet plus prometteuses dans la mesure où l’on serait alors à même de suivre la génération et la filiation des cellules au niveau cellulaire même, leur « cycle de vie », sans plus niveler leurs comportements localement différenciés. Mais l’outillage mathématique et formel manquait en l’occurrence. Et, pour sa part, Erickson ne disposait pas d’une formation qui le prédisposait à une inflexion fondamentale de son approche de la morphogenèse en ce sens. C’est la raison pour laquelle, à partir de 1965, il adoptera plutôt le formalisme des équations aux dérivées partielles pour tâcher de rendre compte de ces comportements morphogénétiques localement différenciés. Nous reviendrons sur son cas plus largement lorsqu’il sera question d’évoquer l’arbitrage qu’un botaniste français devra précisément faire, en 1973, entre l’approche analytique d’Erickson et l’approche logiciste de Lindenmayer.

En 1964, en tout cas, c’est Lindenmayer qui le premier suggère un formalisme alternatif, exhumant en cela l’approche logiciste antérieure de Woodger. L’orientation épistémologique comme les compétences mathématiques singulières de ce botaniste vont donc grandement présider à la naissance d’un nouveau formalisme qui s’avèrera, dès ses débuts, particulièrement adapté à la simulation sur ordinateur. Mais c’est donc d’abord dans le but clairement théorique de développer une « théorie des cycles de vie » que Lindenmayer fait sa proposition. Essayons de comprendre ici ce qui, dans la perspective biologique qu’il adopte, peut préférentiellement l’inciter à faire naître un formalisme capable d’exprimer nouvellement et assez généralement le phénomène de morphogenèse des arborescences.

Avec l’expression « cycles de vie », rappelons en premier lieu qu’il s’agit, pour les biologistes, de désigner les différents cycles possibles, et réellement rencontrés dans la nature, de genèse de noyaux cellulaires ou de cellules complètes à partir d’autres noyaux ou d’autres cellules. Par observation et expérimentation, on sait qu’il existe en effet seulement trois grands processus élémentaires qui peuvent donner naissance à un nouveau noyau cellulaire ou à une nouvelle cellule : la mitose, la méiose et la fusion gamétique2. L’histoire de toute cellule ou de tout noyau cellulaire, et par extension de tout être vivant de par son organogenèse, semble ainsi pouvoir être décrite uniquement par une combinaison particulière de ces trois processus successifs à partir d’une cellule primitive ou d’un noyau initial3. Or, il se trouve que Lindenmayer est particulièrement au fait de ces questions parce qu’il est originellement un spécialiste des champignons et des algues. Il faut en effet rappeler que ce sont les algues qui présentent sans doute l’une des plus grandes diversités de types de reproductions cellulaires. Le cycle peut y être monogénétique, par exemple, c’est-à-dire que la fusion gamétique produit directement un individu porteur lui-même de gamètes, comme chez les animaux. Mais certaines algues se comportent parfois au contraire comme les végétaux, dans le sens où elles présentent une alternance morphologique dans leurs générations. Leur cycle est alors nommé digénétique. Dans ce dernier cas, la fusion gamétique ne donne pas immédiatement lieu à une plante sexuée mais à un individu dont les cellules reproductrices sont des spores. Ce n’est qu’ensuite, en germant, que ces spores deviendront des individus sexués1.

C’est de ce genre d’alternance, à la fois biologique et logique, que Lindenmayer ambitionne de faire une véritable théorie déductive. Et c’est à ce moment-là qu’il rencontre les travaux antérieurs de Woodger. Ce dernier avait proposé une méthode axiomatique qui, selon Lindenmayer lui-même, donnait les premiers outils logiques et mathématiques susceptibles de servir à cette entreprise. Il faut comprendre que, plus qu’une autre, l’approche logiciste de Woodger séduit Lindenmayer parce qu’elle autorise le langage formel à ne pas prendre en considération les complications cytologiques et biochimiques qui interviennent lors de chacun de ces trois processus, contrairement aux approches antérieures de la croissance par Goddard et Erickson, par exemple. S’il s’agit de construire théoriquement une logique des alternances de générations cellulaires ou nucléaires, il lui apparaît en effet nécessaire de ne pas prendre en considération les niveaux inférieurs comme celui qui concerne le comportement des chromosomes2 par exemple. Afin de produire une théorie correctement formalisable et manipulable, il est selon lui souhaitable de faire abstraction de ces autres niveaux où interviennent des concepts morphologiques, physiologiques ou génétiques3. Il s’agit de se concentrer seulement sur ce que Lindenmayer appelle les « événements cardinaux » (« cardinal events »4) des cycles de vie. Or, ce qui l’incite à adopter une telle vision formaliste au sujet de la théorie en biologie vient incontestablement du fait qu’il partage quelques unes des options de Woodger et du positivisme logique sur la notion de théorie scientifique. Aussi, dans son article de 1964 (de 54 pages !), comme Woodger en 1936, ou comme MacCulloch et Pitts dans leur article de 1943, a-t-il le front de ne donner qu’une très courte bibliographie, où seules trois références logicistes figurent mais aucune référence botanique ! Ces références sont Introduction to Symbolic Logic and its Application de Rudolf Carnap, les Principia Mathematica de Whitehead et Russell et The Axiomatic Method in Biology de Woodger5. Il se trouve qu’il connaît bien par ailleurs les idées précises de Woodger sur la construction des théories scientifiques : « Les théories sont considérées dans la logique moderne comme des langages. »6 Il cite même en épigraphe un passage de son Biology and Language (Woodger - 1952) :


« … pour la poursuite de l’activité biologique, le langage est simplement un outil aussi indispensable que les microscopes, les kymographes7 et autres instruments. Si les observations sont impossibles sans ceux-ci, leur enregistrement et la construction des hypothèses ne sont pas moins impossibles sans les autres. (J. H. Woodger, Biology and Language, 1952). »1
Autrement dit, toute théorie est un type particulier de langage formel servant à la consignation des faits observables et à la déduction syntaxique (à l’intérieur de ce langage donc) de la représentation symbolique de ces mêmes faits ou d’autres, dits prévisibles, à partir de notions primitives et de postulats ou règles axiomatiques. C’est bien là un article de foi positiviste au sens strict du positivisme logique de Carnap. Lindenmayer reprend d’ailleurs directement à Carnap, d’une part la distinction entre syntaxe et sémantique, d’autre part l’idée qu’en conséquence de cette distinction, la science, pour parler sensément (sémantiquement) du monde des phénomènes, doit établir également des règles de correspondances entre les observations et les symboles du formalisme, c’est-à-dire entre la sémantique ou la signification des concepts symbolisés dans le langage et les concepts théoriques intervenant dans les propositions formelles de la théorie2. Ces règles sont appelées « règles sémantiques »3 par Lindenmayer.

Cependant, s’il n’y avait que cette caractérisation, il n’y aurait pas la possibilité de choisir entre différentes théories. Or, selon Lindenmayer, il existe un critère simple pour sélectionner une théorie formelle au milieu de plusieurs autres théories concurrentes : le critère de la « puissance »4. Une théorie est puissante lorsqu’elle a besoin d’un nombre minimum de règles formelles pour atteindre, par déduction syntaxique (ou « calcul » selon le terme que Lindenmayer reprend aussi à Carnap5) la symbolisation d’un maximum de faits observés. Il semble que ce critère lui ait été en revanche soufflé par Woodger lui-même lors de son séjour à Londres, puisque ce dernier avait longtemps médité sur la construction des théories à partir d’une telle perspective positiviste6. Toujours est-il que Lindenmayer tient ses trois notions primitives (mitose, méiose, fusion gamétique) ; et il ne lui reste plus qu’à tâcher de produire les postulats ou axiomes nécessaires pour déduire formellement les différents types de cycles de vie observés dans la nature par les biologistes. Pour achever ce travail minutieux et purement théorique, Lindenmayer a également eu besoin de tout l’été 1963. Et pour lui permettre une telle prolongation de son voyage d’études, il a aussi reçu l’appui financier de l’Université de Pennsylvanie (de par l’implication de Ralph O. Erickson) et une subvention du U.S. Public Health Service (via le North Carolina State College) au titre des études en biomathématiques7.

Après avoir défini ses symboles et rappelé quelques théorèmes élémentaires des Principia Mathematica ou de la logique symbolique de Carnap et dont il se servira en effet, Lindenmayer insère dans ses axiomes spécifiques certaines des règles biologiques bien connues par les biologistes, notamment les botanistes, au sujet de la succession et de la combinaison des trois processus élémentaires de génération. Certaines combinaisons sont en effet impossibles ou interdites. Une remarque importante doit alors être faite : lorsqu’on fait abstraction du matériel biologique qui intervient dans chacun de ces processus, il est possible, selon Lindenmayer, de se les représenter comme autant de relations formelles multilatérales1, c’est-à-dire comme autant de relations d’un à plusieurs ou de plusieurs à un : la relation mitotique est ainsi une relation d’un à deux, la relation méiotique est une relation d’un à quatre et la fusion gamétique est une relation de deux à un2. La théorie de Lindenmayer entend donc bien traiter ce que nous avons compris comme étant une des difficultés3 majeures qui caractérisent la vie organique et son développement : le fait que les relations y sont rarement binaires. À ce stade-là, on peut déjà comprendre que, du point de vue de la génération cellulaire ou même du développement organique des métazoaires, la théorie de la combinaison des cycles de vie semble avoir les moyens de donner une représentation formelle plus adéquate.


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