Université Louis Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire de l’Art, Tourisme


CHAPITRE 26 - Le « modèle architectural » en botanique : Francis Hallé et Roelof A. A. Oldeman (1970-1978)



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CHAPITRE 26 - Le « modèle architectural » en botanique : Francis Hallé et Roelof A. A. Oldeman (1970-1978)

Au cours des années 1977 et 1978, pendant les recherches que nous avons évoquées précédemment, de Reffye projette en effet de poursuivre ses propres travaux de modélisation du caféier et d’en faire le matériau pour une thèse d’Etat. Au vu de ses premières réussites dans la recherche appliquée, même si sa situation en Côte-d’Ivoire fait qu’il se trouve très peu encadré d’un point de vue universitaire, il se voit à nouveau fortement encouragé dans l’idée d’accéder au titre de docteur d’Etat afin de postuler peut-être à terme à un poste de chercheur en métropole, à l’INRA par exemple. À ce moment-là, cet objectif ne lui paraît pas irréaliste. Il lui faut cependant un sujet de thèse. Malgré les contacts étroits qu’il a conservés avec Yves Demarly, le directeur de sa thèse de 3 cycle, et au vu du caractère déjà très « appliqué » de ses premiers travaux, ce sujet ne peut pas venir directement d’une suggestion purement universitaire. Il naîtra donc tout naturellement des premiers modèles qu’il avait opportunément conçus et mis en œuvre sur place, à l’IFCC. Mais il lui faut pour cela une direction inédite, une question nouvelle susceptible d’inciter à de nouveaux développements. Il faut également que cette piste de recherche soit à même de faire que le chercheur atteigne à des considérations plus générales d’un point de vue biologique, moins directement pragmatiques, concernant le caféier puisqu’il ne s’agit plus de produire une simple thèse de 3èmeème cycle.



Une motivation nouvelle pour la thèse d’Etat : le réalisme botanique

Cette question nouvelle qui sera à même de légitimer ces travaux de thèse lui vient en fait à la suite d’une insatisfaction qu’il ressent rapidement face à son modèle de croissance cinétique et déterministe de 1976, alors même que ce dernier répond déjà à plusieurs des attentes de ses collègues comme de son chef direct, J. Snoeck. Dans les caféiers réels en effet, on observe une assez forte irrégularité, plus précisément une variabilité dans les durées de vie des nœuds, quel que soit leur type. C’est même une des plantes qui se trouve manifester le mieux ce genre d’irrégularité. D’où la suggestion de prendre en considération cette variabilité pour faire produire à l’ordinateur une représentation plus fidèle architecturalement aux cas individuels réels rencontrés en champ. De Reffye n’oublie pas que, même s’il a simulé leur croissance de façon chronologique (donc de façon réaliste dans cette dimension temporelle), il n’a considéré en fait que les durées de vie moyennes des événements affectant tour à tour les nœuds de l’arbre. Il se trouve que, par chance, cette première approche par la moyenne suffisait et convenait quand même très bien dans le cas étudié parce que, eu égard à la stabilité du climat subtropical de la Côte-d’Ivoire, le caféier ivoirien manifeste globalement une grande continuité dans sa croissance1, malgré sa forte tendance à la dispersion autour des moyennes. Mais, comme de Reffye se familiarise en même temps et par ailleurs avec les processus stochastiques, notamment avec ses travaux sur la pollinisation du cacaoyer, il lui paraît naturel et tentant de tâcher de complexifier la représentation architecturale de la croissance du caféier en usant de ces mêmes processus afin de la rendre plus réaliste d’un point de vue botanique. En 1978, ces nouveaux travaux sur une modélisation stochastique de l’architecture du caféier sont bien avancés quand de Reffye s’en ouvre finalement à Yves Demarly1. Demarly lui répond tout de suite qu’il ne voit pas d’objections à tâcher d’en faire un travail de thèse. Il accepte ce faisant d’en être à nouveau le directeur.



Cependant, en 1978, un événement particulier dans la vie de de Reffye va donner une assise encore plus générale au contenu initial de ce projet de thèse. Car c’est une rencontre avec Francis Hallé et avec ses travaux qui va finalement l’orienter de façon décisive vers une extension opportune de la simulation initiale de la seule croissance architecturale du caféier à la simulation de la croissance de la quasi-totalité des plantes répertoriées, cela au regard du nouveau concept proposé alors par Francis Hallé lui-même et par Roelof A. A. Oldeman, son collègue néerlandais : le concept de « modèle architectural ». Sadi Essad, qui suit toujours de loin à ce moment-là les travaux de de Reffye, connaît en effet personnellement Francis Hallé. Grâce à lui, de Reffye est donc mis en contact avec ce professeur de botanique de la faculté d’Orsay. C’est une véritable révélation2 pour de Reffye car il voit qu’il se trouve face à quelqu’un, un botaniste, qui peut comprendre son intérêt pour la visualisation des plantes, à la différence peut-être de ses collègues agronomes, et qui peut donc admettre que travailler à représenter visuellement des plantes ne signifie pas nécessairement sacrifier à la rigueur scientifique d’une approche quantitative ou formelle. De plus, il pressent que les programmes informatiques qu’il est d’ores et déjà capable de faire fonctionner pourront retrouver, sans grosses difficultés, la formalisation de Hallé encore toute classificatoire mais fondée sur une approche morphogénétique elle-même centrée sur la croissance individuelle des méristèmes.

Or, il faut comprendre qu’en se promettant de travailler dans le sens d’une plus grande fidélité à la botanique mais aussi dans celui d’un plus grand réalisme figuratif, les recherches de de Reffye allaient logiquement se trouver en confrontation avec de tout autres traditions scientifiques que celles de l’agronomie quantitative. Comme nous le verrons par la suite, en prenant ce tournant décisif vers la modélisation réaliste mais non immédiatement pragmatique, ses recherches allaient devoir en effet se positionner par rapport à d’autres travaux, plus anciens, enracinés dans d’autres problématiques, que ce soit des travaux de botanique, de biologie mathématique ou de morphologie quantitative bien sûr, mais aussi de synthèse d’images végétales par ordinateur en informatique graphique. Alors même que de Reffye n’aura pas en fait bénéficié de la connaissance approfondie de toutes ces autres traditions plutôt théoriques que nous avons présentées dans les chapitres précédents, loin de là, son travail, peut-être par chance, mais aussi et surtout parce que sa problématique initiale (agronomique et opérationnelle) n’avait pas été la même que chacune de celles qui caractérisaient les autres traditions, ne sera pas complètement assimilable à d’autres. Comme nous avons déjà insisté plus particulièrement sur le statut qu’elles ont chacune conféré à l’ordinateur, mises à part les approches de l’informatique graphique sur lesquelles nous reviendrons au moment opportun et qui se sont développées en parallèle et en concurrence directe avec celle de de Reffye avant qu’elle ne converge vers elles, nous serons mieux à même de concevoir ce que l’approche de de Reffye aura de commun avec elles ou ce qu’elle présentera, au contraire, de spécifique. Nous allons donc exposer les choix techniques de de Reffye pour sa thèse de 1979 et les suites qu’ils ont pu avoir, notamment avec la création plus tardive mais décisive de l’Atelier de Modélisation de l’Architecture des Plantes (AMAP) en 1986. Cette création d’un laboratoire à vocation d’apparence relativement spéculative au sein de ce qui sera le CIRAD peut en effet paraître rétrospectivement très surprenante si l’on ne se donne pas auparavant les moyens de comprendre précisément en quoi les travaux sur ordinateur de de Reffye et de son équipe, malgré leur caractère au départ quelque peu improvisé et exclusivement pragmatique, se sont trouvés finalement non totalement réductibles aux travaux purement spéculatifs antérieurs et ont pu ainsi créer d’authentiques passerelles entre la botanique et la biologie théorique, d’une part, et la biologie expérimentale et l’agronomie, d’autre part. Ce qui confèrera à la simulation la capacité inédite de faire le pont entre les disciplines empiriques-pragmatiques et les disciplines théoriques-descriptives. La simulation abandonnera le seul usage calculatoire et théorique qui avait été prioritairement le sien jusqu’alors dans le domaine des plantes. Elle entrera ainsi définitivement sur le terrain. En se mesurant à lui et à sa complexité, elle pourra même passer pour ce que nous pourrions appeler une « expérience du second genre ».

Mais pour comprendre comment cette évolution a pu se produire, il nous faut d’abord revenir dans ce chapitre sur le sens de cette révolution botanique en quoi a consisté l’introduction du concept de « modèle architectural ». Car c’est bien à elle que l’on doit l’impulsion que de Reffye a reçue dans le sens d’une plus grande généralité pour ses modèles de simulation : ce qui allait le mettre directement en porte-à-faux tant à l’égard du discours entendu dans les écoles de biologie théorique (modéliser = abstraire pour universaliser) qu’à l’égard de celui des praticiens des modèles de terrain (modéliser = sélectionner une représentation perspective mono-formalisée pour une utilisation singulière).

En 1978, lorsque de Reffye rencontre Francis Hallé, cela fait déjà au moins huit ans que ce dernier et son collègue Oldeman ont proposé une avancée conceptuelle considérable à la botanique en introduisant le concept de « modèle architectural ». Pour bien comprendre en quoi il y a un intérêt pour de Reffye à intégrer ce nouveau concept dans sa propre approche de la croissance des plantes et saisir en quoi sa méthode de modélisation, déjà d’emblée tournée vers l’informatique et la visualisation, est alors précisément à même de prendre en charge une modélisation botanique d’abord exclusivement verbale et graphique, il convient de revenir sur la naissance singulière de ce concept et sur son apport en botanique.

Naissance du concept d’« architecture végétative »


C’est à la fin des années 1940 que, sous l’impulsion des travaux du botaniste britannique Edred John Henry Corner (1906-1995), l’étude de l’architecture des plantes devient une discipline en soi. En fait, c’est dans le contexte plus particulier de la forêt tropicale de Bornéo et dans l’esprit d’une recherche tournée vers des questions de botanique évolutionnaire que Corner1 adopte le concept de « morphologie » puis celui d’« architecture » pour désigner d’abord les seules structures aériennes végétatives des arbres. Mais très vite, ce concept s’étendra à toutes les plantes, aux herbes et aux lianes comme aux systèmes racinaires2.

Ce qui caractérise l’esprit de Corner est son attention renouvelée à l’individu végétal compris comme un tout. C’est en cela qu’il propose en quelque sorte un retour à l’approche morphologique goethéenne. Corner arrive à une époque où il lui semble qu’il faut réunifier la botanique1. Elle s’est entre-temps morcelée en physiologie (associée à la biochimie), en morphologie (étude des caractères) et en taxonomie des plantes (classement). Certes, la physiologie des plantes s’est considérablement développée ; mais elle ne permet plus de comprendre les plantes dans leur généralité2. Comme, d’autre part, les idées évolutionnistes, confirmées par les progrès de la génétique et la théorie synthétique, s’imposent de façon plus ferme, cette appréhension de la plante à l’échelle globale de l’individu devient nécessaire car la sélection opère en grande partie sur l’architecture totale de l’individu et sur les peuplements. C’est de cette nécessité dont témoignent les premiers travaux de Corner en architecture des plantes. Il s’agit donc, pour la botanique, de trouver un niveau biologique intermédiaire qui permette une intégration et une articulation des problématiques aussi bien physiologiques et morphologiques qu’écologiques et évolutionnaires.

À la fin des années 1960, les travaux du botaniste de l’ORSTOM Francis Hallé et de son collègue néerlandais, Roelof Arent Albert Oldeman3, accentuent la sensibilité à ce niveau de questionnement écologique : ils conçoivent la forêt tropicale elle-même comme une totalité, dotée d’une certaine morphologie, et au cœur de laquelle des contraintes écologiques se manifestent. Pour eux, il existe donc une architecture de la forêt en tant que telle et pas seulement au niveau de l’arbre seul4. D’autre part, il savent, comme Corner, que la forêt tropicale est un objet scientifique privilégié en ce domaine car elle est comme une partie totale dans l’ensemble des forêts : de par sa richesse à nulle autre pareille, son étude permet souvent des généralisations pertinentes et rapides. C’est pourquoi, bénéficiant des infrastructures de recherche en outre-mer de l’ORSTOM, si particulières à la France, Hallé et Oldeman sillonneront la forêt guyanaise. Et c’est dans ce contexte que naît le concept de « modèle architectural ».

Francis Hallé est au départ un élève du botaniste Georges Mangenot. Ce dernier fut professeur à la Sorbonne puis à la faculté d’Orsay. Dans les années 1930, Mangenot avait été lui-même un collègue et un collaborateur de Léon Plantefol. En 1933, ils firent paraître ensemble un influent Traité de cytologie végétale. Après la guerre, Mangenot fut nommé directeur du centre de l’ORSTOM d’Adiopodoumé. Il se spécialisa en botanique tropicale et s’orienta vers cette approche récente issue notamment des écologues américains et que l’on nommait l’écologie dynamique5. Il apparaissait clairement, dès cette époque, que les botanistes devaient faire le voyage aux tropiques car la véritable variété végétale ne se trouvait nulle part ailleurs. Plus on s’approche de l’Equateur en effet, plus le nombre de plantes augmente. C’est en Côte-d’Ivoire que Mangenot, dans les années 1950, devint donc particulièrement attentif à la problématique des associations végétales. Et c’est par son intermédiaire qu’Hallé est envoyé à Adiopodoumé à partir de 1963. Il y sera d’abord chargé de recherche auprès de l’ORSTOM puis directeur de l’Institut de Botanique d’Abidjan.

À la Sorbonne, Hallé s’était pourtant d’abord spécialisé en micro-paléontologie et, notamment, dans l’étude des micro-fossiles. Il avait publié quelques travaux en ce domaine1. Mais au cours, de ses études, il avait compris que c’était les plantes qui l’intéressaient le plus de par leur liberté et leur autonomie : elles ne demandent rien et s’acclimatent autant que possible aux conditions du milieu en y prélevant des choses très banales. Il leur trouvait ainsi une certaine magie. Il avait donc finalement infléchi son cursus vers la biologie végétale. Et il s’était inscrit en thèse à l’Université d’Orsay, auprès de Mangenot qui, entre-temps était devenu directeur de l’Institut de Botanique, aux côtés des botanistes Raymond Schnell et René Nozeran2. À son arrivée en Afrique donc, et sur les traces de Mangenot, Hallé travaille d’abord sur la biologie et la morphologie de certains dicotylédones appartenant à la tribu des Gardéniées ou Rubiacées (genre tropical des Gardenia). Cette première recherche donne lieu à une publication de près de 150 pages dans les Mémoires de l’ORSTOM en 1967. Dans ce travail, Hallé adopte une approche de type encore nettement classique et linnéen : il se consacre à l’étude des plantes via la caractérisation de leurs seuls organes sexuels. Mais un certain nombre d’événements le conduisent déjà à changer de perspective.



En 1964, Mangenot, très occupé par ailleurs, tarde en effet à donner son avis sur le manuscrit de thèse et un an se passe sans qu’il ne donne de nouvelles3. Dans cette difficile situation d’éloignement, Hallé décide de prendre ces atermoiements avec philosophie. Il laisse donc libre cours au changement de point de vue auquel il avait été conduit, une fois confronté à la réalité de la forêt équatoriale. Dans l’approche de ses maîtres, en effet, la partie végétative n’était pas considérée comme importante. La ramification des plantes était vue comme quelque chose d’inessentiel. Une sorte d’anarchie semblait y régner, de surcroît. Or, placé sur le terrain équatorial, Hallé constate que l’on y est rarement conduit à observer des fleurs : elles sont le plus souvent inaccessibles à l’observateur. En revanche, il remarque que la forme végétative des plantes est d’une grande clarté et d’une grande simplicité : il suffit de les dessiner tant il est vrai qu’elles apparaissent d’emblée comme des schémas4. Les ivoiriens eux-mêmes reconnaissent les plantes à leur seule forme végétative. Hallé se consacre alors quasi-exclusivement à l’observation architecturale et à une réflexion sur les formes végétales. L’expression même d’« architecture végétative » est proposée par lui dès 1964. Cette proposition terminologique se fixe en fait au cours de discussions avec René Nozeran. Ce dernier reconnut très vite la valeur de cette nouvelle approche et en encouragea le développement.

Cette même année, Oldeman arrive à l’ORSTOM et est conduit à collaborer avec Hallé. Ce travail commun sera fondateur. Il est publié en 1970 dans la monographie Essai sur l’architecture et la dynamique de croissance des arbres tropicaux. Cet ouvrage présente d’une part une observation et une expérimentation systématique des différents types d’architecture, d’autre part une synthèse de travaux dispersés et déjà publiés. En même temps, il propose une clarification et une stabilisation terminologique. Au terme goethéen de « morphologie », les auteurs choisissent de préférer définitivement le terme d’« architecture » car il s’agit de désigner par là les caractères morphologiques structuraux des plantes et non les caractères morphologiques comme la présence de latex, la pilosité ou la consistance des limbes1, par exemple. Il s’agit de se pencher préférentiellement sur la configuration extérieure, sur la forme et la dynamique de croissance des arbres qui semblent déterminées de manière étroite par la génétique. Or ce travail exige des observations : il ne peut être accompli sur le seul matériel d’herbier. Comme le soulignent Hallé et Oldeman eux-mêmes, il faut avoir été durablement sur le terrain ou avoir mis en culture les espèces étudiées. Ce qui est difficile au vu des conditions de travail que cela impose2. Mais c’est précisément de ces conditions favorables dont ils ont pu bénéficier, dans les centres tropicaux français de l’ORSTOM. Leur méthode consiste ensuite à observer directement sur le terrain ou à faire pousser certains arbres de manière à en observer la morphogenèse alors qu’ils sont encore dans une phase dite « microclimatique », c’est-à-dire lorsque ces arbres bénéficient de conditions écologiques constantes et pratiquement optimales. Ce sont en fait souvent de jeunes individus, de moins de 15 mètres, présents dans le sous-bois tropical. C’est là que le « jeune arbre exprime librement, à l’abri des traumatismes écologiques, la forme idéale qui lui est dictée par sa constitution génétique »3. Après cette phase, on assiste en effet à une « altération de l’organisme spécifique sous l’influence du macroclimat »4. L’arbre a subi de nombreux traumatismes qui font que son port statistique ne ressemble plus à son port phénotypique des débuts. Oldeman a montré en effet que le traumatisme ou le simple vieillissement donne lieu à ce qu’il appelle des « réitérations » du « modèle architectural » à l’intérieur de la plante traumatisée ou âgée. Ces « réitérations » sont comme des rejets ou des troncs surnuméraires. Hallé explique ce phénomène par le fait que, lors du vieillissement ou lors d’un traumatisme, on assiste à un affaiblissement du « réseau de tensions morphogénétiques »5. En tous les cas, comme l’avait aperçu René Thom, dans cette période de sa vie au moins, l’arbre ne semble plus isomorphe à lui-même d’une période de temps à l’autre : il ne croît plus en restant isomorphe à son propre modèle architectural6. De façon selon nous décisive ici, Hallé reproche ainsi à René Thom de considérer que l’absence d’isomorphie interne est systématique chez tous les arbres et à tous les âges7 : l’existence d’une possibilité de décrire les jeunes arbres par des modèles botaniques et graphiques, possibilité sur laquelle nous allons revenir, indique déjà que Thom se trompait manifestement sur ce point8. En fait, Hallé et Oldeman montreront qu’il existe moins d’une trentaine de ces « modèles architecturaux » pour les premières années de la vie d’une plante. La modélisation n’est donc pas impossible comme nous allons le voir, mais en un autre sens que celui de Thom, cela même si les idées de ce dernier ont pu passablement les aider à développer leur proposition1.

Naissance du concept de « modèle architectural »

C’est en tout cas par une attention toute particulière à l’expression optimale du génotype dans le phénotype juvénile, à sa « forme idéale » donc, que doit se caractériser l’observation architecturale des arbres sur le terrain ou en culture, selon Hallé et Oldeman. C’est bien d’ailleurs cette première expression de « forme idéale » qui caractérise le mieux l’esprit dans lequel Hallé et Oldeman proposeront, tout de suite après, le terme de « modèle » : il s’agit de désigner par-là un paradigme, quelque chose comme une idée platonicienne qu’ils héritent explicitement des spéculations goethéennes antérieures sur la plante primitive (Urpflanze)2. Cela n’a donc rien à voir avec un modèle mathématique au sens positiviste du plaquage d’un formalisme sur une réalité naturelle. C’est une modélisation avant tout graphique. Mais il ne s’agit pas pour autant d’en revenir à une proposition qui resterait spéculative et qui ne pourrait s’appliquer dans l’observation directe de la nature : son rôle est d’abord de permettre l’identification aisée des arbres sur le terrain « même en l’absence de fleurs et de feuilles »3. Il faut que cette notion permette de distinguer les différentes « stratégies de croissance »4 à l’œuvre dans différentes espèces. En invoquant la notion de « forme idéale », leur but, à la différence de celui de Goethe, n’est plus prioritairement de rechercher à exprimer par un seul modèle une unité sous-jacente de la nature vivante, c’est-à-dire une origine commune hypothétique, mais plutôt de tâcher d’exprimer et de concevoir comment, dans les associations biologiques complexes auxquelles donne lieu une forêt tropicale, différentes « formes idéales » se manifestent de façon très stable et prédictible mais ensuite dérivent par rapport à leurs idéaux intrinsèques du fait d’interactions au niveau écologique.

L’unité que les botanistes de terrain Hallé et Oldeman cherchent à exprimer est donc une unité écologique des vivants en interaction puisqu’ils considèrent qu’existe une « morphologie » au niveau de la forêt elle-même5. Ils ne cherchent donc pas directement à exprimer une unité substantielle transpécifique tirant sa source d’une hypothétique plante primitive. Ils laissent donc de côté la question des filiations encore ouverte dans une perspective évolutionnaire. À la différence de Corner, et parce qu’ils travaillent tout de même dans une institution (ORSTOM) où prime une perspective de conservation et de valorisation des forêts tropicales, ils choisissent de ne pas concentrer sur des problèmes de paléobotaniques. En revanche, il est vrai qu’ils cherchent aussi à exprimer par leur « modèle architectural » une stabilité intraspécifique, donc une prédictibilité structurale, propre à chaque espèce ou plus précisément à chaque génome et à chaque clone. C’est la raison pour laquelle le concept de « modèle architectural » autorise, par nature, son emploi au pluriel : il y a plusieurs modèles architecturaux (au moins 24 observés au début des années 1970) qui se manifestent dans la forêt, alors qu’ils n’y a pas plusieurs « plantes primitives » chez Goethe, ce qui serait parfaitement absurde de son point de vue. Les « modèles architecturaux » sont d’ailleurs rarement observés à l’état pur car un arbre subit rapidement des interactions et des traumatismes de toute sorte d’où l’importance de leur méthode d’observation isolée. Cette faible observabilité des « modèles » sur le terrain renforce certes le caractère seulement « idéal » du modèle. Mais il n’annihile pas la valeur de la suggestion inséparablement conceptuelle et graphique de Hallé et Oldeman puisque les traumatismes seront justement plus facilement repérables sur le terrain dans leurs effets par contraste avec le « modèle » supposé être intrinsèque, de par la force du déterminisme génétique. Une plus grande compréhension de la dynamique de la forêt sera possible.

Toutefois, les raisons que nous avons invoquées jusqu’à présent ne permettent toujours pas de comprendre la décision des botanistes de recourir au terme précis de « modèle » plutôt qu’à l’expression de « forme idéale ». Ce choix est d’autant plus surprenant qu’ils ne veulent pas s’appuyer ce faisant sur l’usage du terme qu’en fait l’écologie des populations depuis les années 1920 avec son emploi des « modèles mathématiques ». En fait, pour interpréter ce que recouvre ce choix terminologique décisif, il faut d’abord rappeler la définition fondamentale qu’ils se donnent de l’architecture. Car c’est elle qui peut nous mettre sur la piste du contexte intellectuel et scientifique, particulier parce qu’en nette rupture avec celui, plus classique, de la biologie des populations, auquel ils ont, entre autres, emprunté le terme de « modèle ». C’est d’ailleurs cette définition qui fera ensuite particulièrement écho dans l’esprit de de Reffye1 : « L’architecture de l’arbre est le résultat du fonctionnement de ses méristèmes. »2 C’est-à-dire que les axes de l’arbre doivent être considérés comme autant de trajectoires déterminées parcourues par les méristèmes.

Il se trouve qu’Oldeman tient particulièrement à cette définition constructiviste, historicisante pourrait-on dire, de l’architecture dans la mesure où, selon lui, cela permet d’échapper à la représentation de l’arbre comme simple population statistique d’axes3. C’est une approche populationnelle, atomiste en un sens, puisque focalisée sur les actions des individus élémentaires que sont méristèmes. Mais ce n’est pas pour autant une approche populationnelle statistique. Car cette définition autorise, selon Oldeman, à adopter un point de vue globalement déterministe qui permet de continuer à parler de relations de causalité à l’échelle des groupes d’axes4. Oldeman propose ainsi de construire un nouveau concept en utilisant précisément le terme de « modèle » dans ce but : afin de marquer nettement son opposition avec l’approche statistique habituelle issue notamment des travaux du botaniste et tropicaliste danois Christen C. Raunkiaer (1860-1938). Ce dernier avait en effet développé une approche fréquentielle des caractères morphologiques permettant de mettre en valeur les corrélations entre les événements organiques (les « formes de vie ») et leur environnement (climat, sol, etc.). Par la suite, au cours des années 1960, le botaniste français Francis Scarrone, devant ce qu’il appelait l’« erratisme » des rythmes de croissance du manguier et de la plupart des arbres en milieu tropical, adoptait cette même approche statistique pour décrire la croissance d’un arbre1. À la fin des années 1960, Hallé et Oldeman se dressent donc contre cette approche statistique dans la mesure où elle renonce d’emblée à comprendre et à discerner des causalités là où la génétique nous indique pourtant qu’elles existent fortement : dans l’expression du génome chez les jeunes arbres. La notion de « modèle architectural » naît donc bien d’une volonté forte de résister à l’approche probabiliste. Comment se fait-il alors qu’elle ait pu rencontrer avec bonheur l’approche de type « recherche opérationnelle » et donc déjà « stochastique » chez de Reffye ? Il nous faut préciser ce point.

Ce qui a motivé l’emploi du terme « modèle » en botanique

En fait, c’est dans le travail de Oldeman que l’on trouve les arguments les plus précis en faveur de la notion de « modèle architectural » conçue comme une stratégie de croissance déterministe. Or, l’argumentation s’autorise de deux références massives et curieusement assez exclusives l’une de l’autre : la référence aux modèles cybernétiques et la référence à la théorie des modèles de René Thom. Dans son mémoire de 1974, qui est la publication de sa thèse de 1972, Oldeman écrit d’abord :


« La notion de modèle est au centre de notre approche de la nature. Nous l’avons empruntée aux cybernéticiens tels que George (1965)2, qui expose le principe consistant à mimer le système étudié, afin de pouvoir comprendre et prévoir le comportement de ce système en utilisant l’imitation appelée modèle. On distingue deux sortes de modèles : le modèle ‘solide’ (hardware model), qui se présente comme une maquette, tridimensionnelle, ou une image, bidimensionnelle, et le modèle ‘mou’ (software model), constitué de mots arrangés en description ou de conceptions mathématiques en formule (voir aussi Freudenthal, 19613). »4
Le modèle cybernétique a donc pour fonction, selon Oldeman, de permettre de comprendre en plus de prévoir, à la différence du modèle statistique. C’est pour cela qu’Hallé et lui-même l’ont choisi. Cependant Oldeman rappelle, à la suite de ce passage, que pour qu’un modèle ne devienne pas un fétiche ou une sorte d’objet magique mal maîtrisé, il doit devenir un objet scientifique manipulé consciemment et comme tel. C’est pour clarifier cette notion de « modèle scientifique » par opposition aux autres, qu’Oldeman change de registre et qu’il recourt ensuite aux critères proposés dès 1968 par René Thom dans un article paru dans les actes du premier colloque de biologie théorique organisé par Conrad Hal Waddington : « Une théorie dynamique de la morphogenèse »5. Ces critères sont au nombre de deux : d’une part l’indépendance du modèle vis-à-vis du substrat du système réel, ce sans quoi l’objectivité n’est pas garantie et ce grâce à quoi on peut en revanche parler de modèle indépendant du substrat1 ; d’autre part, « le modèle scientifique exige l’expression de tous ses éléments en termes d’espace-temps à quatre dimensions » afin qu’il y ait une confrontation possible avec les observables du système réel. Il est donc à noter que la référence à René Thom est décisive pour Oldeman en ce qu’elle l’autorise à proposer une démarche de « modélisation » déterministe comme alternative à l’approche classiquement probabiliste. Précisons que René Thom ramène en effet la controverse déterminisme/indéterminisme à une question de point de vue, c’est-à-dire de choix de modèle local. Si le modèle local mène à une structure instable, ce modèle sera indéterministe, s’il mène à une « stabilité structurelle », il donnera une image déterministe du système réel2. Mais, dans la nature pour Thom, il n’y a que des processus plus ou moins déterminés : la causalité est elle-même un processus graduel et différencié. En conséquence, il nous est loisible, et il est même souhaitable selon lui, d’adopter le niveau de modélisation qui permet justement le discernement de « stabilités structurelles » qui se « causent » les unes les autres. Or, c’est bien précisément à partir de cette idée de « stabilité structurelle », perçue à un certain niveau et à l’aide d’un certain type choisi de modèle, qu’Hallé et Oldeman construisent finalement leur propre concept de « modèle architectural » : « Les modèles arborescents (Hallé et Oldeman, 1970) sont déterministes ou structurels à un niveau d’intégration plus grossier que celui du déterminisme des axes. »3

Oldeman interprète la liberté que donne Thom au biologiste de modéliser avec les concepts qu’il veut (formels, discontinus ou différentiels…) en terme de liberté de choix, pour l’écologue et le botaniste, du « niveau d’intégration » à considérer. Il interprète le déterminisme de Thom, fondé sur une ontologie mathématiste topologique et différentielle, en une autorisation de se représenter le contrôle génétique en termes de causes déterminées au niveau des groupes d’axes. Là est le glissement et le transfert conceptuel. Pour Oldeman, l’approche statistique a choisi le niveau des axes des arbres : elle tend naturellement à mettre en évidence l’homogénéité statistique de ce niveau. Mais elle perd les déterminismes. Comme le précise Oldeman, ce niveau d’intégration en écologie est comparable à ceux qui mènent aussi à la mise en évidence de certaines homogénéités en physique : « Le ‘gaz idéal’ et le ‘mouvement sans friction. »4 Le travail qu’il effectue avec Hallé consiste en revanche à mettre au jour un niveau d’hétérogénéité organique où des stabilités structurelles génétiquement déterminées se manifestent et donnent lieu à des relations œuvrant à l’intérieur de ce niveau et interprétables et prévisibles en des termes causalistes ou, à tout le moins, déterministes : « Si les chercheurs probabilistes essaient de capter des situations homogènes entre deux niveaux hétérogènes, notre méthode a été de capter l’hétérogénéité entre deux niveaux d’homogénéité. »5 C’est en cela qu’il y a au moins complémentarité et non mutuelle exclusion entre les deux types de modélisation (statistique et déterministe) pour Oldeman. Avec l’avantage que le niveau d’approche déterministe qu’il propose, comme chez Thom, permet d’interpréter les structures en des termes biologiquement compréhensibles et botaniquement significatifs, ce que ne permet pas l’approche statistique.

On voit donc que la légitimation qu’Hallé et Oldeman ont trouvée a posteriori du côté du mathématicien René Thom dépasse largement et contredit même d’une certaine manière l’approche passablement mécaniste des cybernéticiens précédemment évoqués. Elle tient surtout à cet appui ferme sur la légitimité qu’il y aurait à distinguer entre divers niveaux d’intégration. Aux yeux de Oldeman surtout, cette distinction permet de rendre légitime l’hypothèse de niveaux privilégiés où des « îlots de déterminisme » sont préservés et observables par le botaniste, comme c’est le cas en biologie du développement pour les chréodes waddingtoniennes, telles que Thom les conçoit en tout cas à l’époque1. Hallé semble toutefois moins persuadé de détenir là un modèle scientifique au sens propre du terme2.

Au final, le « modèle architectural » est en tous les cas défini comme le programme qui « détermine les phases architecturales successives d’un arbre ». C’est une « stratégie de croissance inhérente » à la plante. C’est-à-dire que la focalisation se fait sur le « processus endogène » de croissance, abstraction faite, dans un premier temps, des interactions avec l’environnement. Dans un article commun de 1989, les botanistes Daniel Barthélémy, Claude Edelin et Francis Hallé emploient toutes les expressions que nous avons citées précédemment mais ils précisent encore une dernière fois la définition par ces mots : le modèle architectural « exprime la nature et la séquence des activités [qui ont lieu] dans le processus morphogénétique endogène de l’organisme, et correspond au programme fondamental de croissance sur lequel est établie l’architecture entière »3.



Un modèle non mathématique

Or, remarquons-le, comme il contient des étapes foncièrement hétérogènes (et choisies justement pour leur hétérogénéité relative !), il ne peut être un modèle formalisable mathématiquement. C’est en ce sens qu’il n’est en fait même pas un modèle au sens de Thom, puisqu’il n’est pas réductible à un modèle géométrique. Il reste donc un modèle certes dynamique (i.e. descripteur d’une historicité), mais purement verbal et graphique. Tout en étant rigide et assez formel, il se focalise sur quatre caractéristiques purement hétérogènes entre elles (d’où leur impossible quantification) mais botaniquement significatives et diversement exprimables par des « symboles graphiques »4 divers :


1) le type de croissance (rythmique ou continue) ;

2) la structure de ramification (présence ou absence de ramification végétative, ramification sympodiale ou monopodiale, ramification rythmique, continue ou diffuse) ;

3) la différenciation morphologique des axes (orthotropie ou plagiotropie) ;

4) la position de la sexualité (terminale ou latérale)5


Un « modèle architectural » au sens de Hallé et Oldeman est donc entièrement défini lorsque l’on dispose d’une combinaison particulière de ces caractéristiques morphologiques et de leurs symboles graphiques afférents. Chaque combinaison rencontrée dans la nature (certaines ne le sont pas) a reçu le nom d’un botaniste connu. Ces 24 combinaisons sont déterminées par observation sur le terrain et par le suivi de l’activité des méristèmes1.

C’est donc bien volontairement que le concept de « modèle » est choisi par Hallé et Oldeman : il est plus lâche que celui de « type » employé en taxonomie. Il est uniquement « fondé sur l’étude des structures et des fonctionnements méristématiques » et il est donc indépendant du type biologique des plantes2. Or c’est précisément cette relative systématicité, cette prise en compte de la forme globale dans sa genèse, dans son historicité, et enfin cette faculté de réduire la variété architecturale à des combinaisons d’un petit nombre de règles élémentaires qui rend possible la convergence entre ce nouveau concept de la botanique et la méthode de modélisation fractionnée adoptée jusque là par de Reffye. C’est une modélisation qui enchaîne des séquences de choix et qui, à ce titre au moins, prête à une informatisation, a priori.



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