NORME ET DICTIONNAIRES viances3. Ajoutez à cela le contact passionnant mais perturbant avec le français d'Afrique du Nord (j'avais rejoint Paul Robert à Alger) et, tout à coup, la nécessité professionnelle de n'utiliser ces éléments qu'avec la plus grande prudence (Robert s'appuyait sur Littré, l'Académie et une littérature très respectable où pourtant Proust et quelques autres apportaient des ouvertures... ). Chaque rédacteur des ouvrages auxquels j'ai contribué apportait une constellation d'habitudes aussi complexe, reflet de la sociologie familiale et enfantine, des adaptations aux milieux (scôlaire d'abord). II m'est vite apparu que, loin de vouloir mettre entre parenthèses ces idiosyncrasies, il était indispensable de s'en servir. C'était déjà reconnaître qu'une image des usages ne pouvait être entièrement fantasmée, que les choix sur le corpus utilisé - résultat des attitudes évaluaüves - ne pouvaient être indépendants des pratiques langagières de ceux qui les proposaient C'était aussi admettre qu'un dictionnaire n'était pas le produit neutre d'une accumulation quantitative de discours observés (quelle que soit son importance), mais le résultat de quantités d'opérations - tris, choix, exclusions, classements, hiérarchisations, analyses. . . -en étroit rapport avec une expérience spontanée de l'usage de la langue. En un mot, que le « métalangage » du lexicographe, bien différent de celui du logicien ou du mathématicien, n'était après tout qu'un élément naturel de son langage.
Tout ceci donne au concept de normalité statistique une qualité humaine, née de sa relation au concept de compétence, non pas la compétence profonde, abstraite et générale de la grammaire générative (supposée à l'oeuvre en tout état de cause), mais une compétence sociologique modulée par l'histoire individuelle à l'intérieur de l'histoire collective, par les attitudes personnelles à l'intérieur des modèles idéologiques et socioculturels. En effet, aucun dictionnaire, même strictement basé sur l'observation des discours, ne travaille sur un échantillon neutre: le dictionnaire grec ou latin privilégie Homère, Eschyle, Platon ou Aristote, Cicéron, Virgile ou Horace, par rapport à des auteurs mineurs ou oubliés; plus grave encore, il ne dispose pas de témoins qui seraient aussi représentatifs, mais qui sont perdus. Littré ou le Trésor de la langue française, aussi libéraux soient-ils (ils le sont tous deux, différemment), ignorent complètement des discours pourtant « littéraires » qui nous semblent pertinents; ils ignorent plus encore et volontairement (comme presque tout dictionnaire), la quasi-totalité des discours non littéraires et non didactiques.
Ces dictionnaires et tous les autres ont probablement raison de privilégier le discours littéraires; mais, ce faisant, ils se plient, avec plus ou moins d'in
3. Je n'oublierai jamais la dérision imbécile d'un « séminaire » de l'Institut d'Études politiques à l'égard d'un camarade limousin -pourtant bourgeois - qui, ayant à prononcer un exposé d'économie, employait innocemment et avec insistance la forme [pezd] pour [peizdl.
4. L'analyse des avantages lexicographiques du discours gttéraire - ou didactique valorisé - est facile:« correction » syntactique, « élégance » ou du moins « qualité » stylistique; maîtrise du système et d'un ou plusieurs usages projetée dans la maîtrise des stratégies discursives; richesse thématique, variété des univers de discours.
IA NORME LINGUISTIQUE
nocence et de servilité, au modèle institutionnel de la littéralité. Celui-ci évolue sans cesse: faut-il citer (ou utiliser) les « minores », les auteurs populaires, la « para-littérature » ? ou les oeuvres intimes, les correspondances - discours plus libres, parfois « fautifs », non destinés à la publication, mais avalisés par une grande signature? Faut-il provoquer la critique en reflétant le goût contemporain du lexicographe, ou, comme Littré, prendre cinquante ans de recul et s'abriter derrière un jugement social bien rassis? Toutes questions qui peuvent paraître étrangères au coeur du sujet Pourtant, cette norme insaisissable et obsédante, c'est là que ses éléments se perçoivent et s'extraient; là, dans les résultats reproduits et célébrés de la discursivité la plus valorisée: celle des écrivains, grands ou moins grands, des savants, des professeurs, des juristes, de quelques techniciens, journalistes, etc., doués pour l'écriture.
Mais les jugements de valeur superposés sont inanalysables, de par leur complexité. 1 faut chercher derrière eux, et derrière les discours auxquels ils s'adressent, des réalités plus profondes. Ceci, sans oublier que des exclusions ou des gênes lexicographiques concernent proprement un type de discours - non un fait de langue ou d'usage: ainsi du divorce entre poésie et lexicographie, prononcé dans la seconde moitié du XIXe siècle et surtout après Apollinaire. Un dictionnaire comme le Robert tente de résister à cette situation; mais le discours poétique moderne est une lutte contre les mots, que le dictionnaire a le plus grand mal à refléter, sous peine d'annuler ou de compromettre son propre discours: aussi en use-t-il avec une regrettable prudence.
Mais, dans l'ensemble, la matière significative de la description lexicographique ne se choisit et ne se traite pas en fonction des discours observés et de leurs contenus. Qu'un dictionnaire transmette une option politique ou idéologique parmi plusieurs, qu'il privilégie une thématique ou l'autre, etc. est un fait analysable et dénonçable; mais cela n'entraîne pas forcément des distorsions quant à la construction d'une norme.
Le problème central se situe donc en deçà du choix et de la hiérarchisation des discours, dans le reflet des conflits d'usage. Pourquoi ces conflits? Parce que les usages d'une même langue sont pluriels et que leurs divisions sont souvent des oppositions.
Certaines oppositions sont infranchissables. D'abord celles des variations - regroupées en usages - dans le temps. Ce que je proposerai d'appeler « chronolecte » est théoriquement nié par la notion post-saussurienne de synchronie. Mais la synchronie, en matière d'usage, est une abstraction sans objet: elle concerne l'étude du système - que l'on évacue provisoirement de ses dimensions évolutives, par nécessité de méthode. Si l'on passe du système abstrait de la langue au sous-système déjà plus concret de l'usage (l'abstraction ne vise pas une syntaxe, mais une pragmatique, des locuteurs, des situations historiques, régionales, sociales, etc.) la synchronie ne joue plus, ou joue mal. L'analyse des usages de la langue, quelle qu'elle soit, doit tenir compte de la dimension diachronique: chaque dialecte, chaque
NORME ET DICTIONNAIRES
sociolecte découpe dans la population des locuteurs d'une langue un sousensemble qui ne tient pas compte des facteurs biologiques. Parmi eux, l'âge. L'évolution des usages informe celle de la langue et n'en épargne aucun aspect: phonétique, syntaxe, lexique. Le découpage par générations° affecte l'ensemble de la communication, notamment au niveau de la sémantique connotative. Si, en 1981, un locuteur du français central me dit qu' « avec son auto, il a gratté une grosse moto », je saurai presque à coup sûr qu'il s'agit d'un plus de soixante ans peu sensible au lexique des plus jeunes; s'il me dit qu'« avec sa caisse, il s'est fait (ou: farci) un gros cube », ce sera probablement un moins de trente ans ou une personne soucieuse de ne pas passer pour un « vieux machin ». En revanche, « voiture », « doubler », « moto », dans un tel contexte, sont neutres. Or nos dictionnaires analysent peu la répartition « auto »-« voiture » (heureux encore si le premier matériel lexical n'est pas entré sous « automobile », dont l'usage effectif est a-normal); ils ne marquent guère « gratter », s'ils l'acceptent, comme périmé (au moins dans l'usage central standard - et familier - de France); ils n'enregistrent pas encore « caisse » au sens de « voiture automobile » ni « gros cube » pour « (moto de) grosse cylindrée ». Pourtant, aucun de ces noms et verbes n'est étranger à la synchronie descriptive du lexicographe du français contemporain.
Dans la variation temporelle des usages, l'exclusion n'est jamais une solution facile, car doit intervenir la notion de compétence passive, d'usage réceptif. Ceci est vrai pour toute langue (tradition orale), mais surtout dans une langue à forte référence textuelle accumulée (ce qu'on nomme un peu naïvement « langue de culture », ce qui excluerait du phénomène culturel les langues sans tradition écrite). Toujours est-il que, pour le français, le fonctionnement passif de certains discours: Molière, Racine, Beaumarchais au théâtre, à la télévision; La Fontaine, La Bruyère à l'école; Balzac, Stendhal, Flaubert en livres de poche, informent les usages ultérieurs et les alimentent ambigument (à coups de contresens, de quiproquos). C'est pourquoi la formule pseudo-synchronique du Trésor de la langue française (une « tranche de discours » entre deux repères chronologiques: 1790-1960, repères trop écartés pour définir un usage temporel effectif - maximum trente ans -, trop rapprochés pour rendre compte du modèle d'usage incluant la réception) ne répond pas à une réalité fonctionnelle. Elle peut, bien entendu, répondre à une réalité philologique, à une somme de discours, mais l'usage en fonction n'est pas identique à la somme des discours qu'il produit Elle répond moins encore à la réalité fonctionnelle de l'utilisateur du dictionnaire. Les autres dictionnaires (moins extensifs) de nature culturelle-littéraire (Robert, Grand Larousse de la langue française) procèdent différemment: leur modèle est ou se veut fonctionnel, activement puisqu'ils incluent - contrairement au principe philologique - des éléments attestés seulement par la compétence de leurs auteurs et - contrairement au principe pseudo-synchronique - des éléments archaïques extraits de textes encore lus, cités, et partiellement
5. Voir Rey-Debove, 1971, p. 95 sqq.
LA NORME LINGUISTIQUE compris (Stendhal, Molière et même Villon ou Charles d'Orléans). Le Grand Larousse de la langue française explicite cette optique en ne qualifiant pas de « vieux », mais de « langue classique » les éléments lexicaux utiles à la compréhension des textes français du XVIle siècle, textes intégrés - qu'on l'approuve ou non - dans la pratique pédagogique et dans la communication spectaculaire. Si les dictionnaires pour apprenants éliminent partiellement les archaïsmes - acceptant donc de déborder largement un chronolecte -, ils en conservent toujours certains, notamment pour respecter la norme de l'école. Mais la trace d'une analyse - bien imparfaite - de ce problème se révèle par le marquage: « vieux », « vieilli », « archaïsme », « langue classique », etc. On verra plus loin ce qu'on peut penser de ce procédé; disons d'emblée qu'il est indispensable - ou du moins que sa fonction l'est
Toute langue, vivant dans le temps, a jusqu'à sa disparition comme système spontané, plusieurs chronolectes. Sauf dans le cas de langues géographiquement très condensées, elle a aussi des « dialectes », au sens précis, étymologique, de ce terme (on pourrait, pour éviter les ambiguïtés, parler de « topolectes »). L'exemple du français (comme celui de l'anglais, de l'espagnol, du portugais, et aussi, à l'intérieur d'une zone géographique continue, de l'italien, de l'allemand, de l'arabe, du chinois. . .) est particulièrement pertinent Très grossièrement, les usages topographiques du français se divisent, on le sait, en usages matemels (que les francophones soient unilingues, diglosses: français-wallon ou en général français-patois d'où, par exemple, ou encore bilingues: français-basque, français-alsacien, françaisbreton, français-corse, français-parlers occitans, français-catalan, etc.e) et en usages seconds (le français est alors une première langue étrangère indispensable à certains niveaux d'usage dans la société: langue d'État, langue administrative, langue véhiculaire . . . - cas du Maghreb, de certains pays d'Afrique, etc. )
Pour le moment, les dictionnaires français ignorent à peu près complètement les seconds: le fait est explicable et théoriquement défendable. Pratiquement, cela constitue une faiblesse: certaines réalités se parlent en français collectivement, sinon « maternellement ». 1 en va ainsi, à l'évidence, pour les réalités culturelles et surtout institutionnelles désignées en français. Le cas des emprunts à l'autre langue (la langue matemelle) est différent: willaya, n.f., devra figurer dans un dictionnaire français', mais au même titre qu'un terme institutionnel non traduit, dans quelque langue que ce soit: le problème, ici, concerne l'emprunt, et non l'usage du français hors de France. II en va de même pour les emprunts culturels comme balafon, n. m., à considérer avec le tabla indien, la darbouka arabe ou le koto japonais,
6. Le cas des bilingues individuels, et des bilingues français-allemand, français-néerlandais ou français-anglais (hors de France), est à considérer aussi.
7. U figure dans le Petit Larousse 1982.
NORME ET DICTIONNAIRES dans la terminologie de la musique" mais qui ont un statut différent, pour peu que ion tienne compte du français d'Afrique.
Le problème essentiel, en ce qui concerne la norme du dictionnaire, est: faut-il ou non, dans un dictionnaire français, prendre en considération l'usage de cette langue comme seconde privilégiée, parmi des millions de locuteurs natifs d'autres langues? On voit bien que cette question serait différente s'il s'agissait des variantes éventuelles du français langue seconde en milieu non francophone: les déviations d'apprentissage dues au contact des langues (travailleurs immigrés en France, par exemple) ou à la situation pédagogique (apprenants du français aux États-Unis, au Japon, etc.) ne peuvent être, sans perturbation excessive du modèle, intégrées à une description générale du français. Ces déviations, en milieu institutionnellement ou historiquement bilingue, peuvent être envisagées en rapport avec un usage du français (contact des langues); ici se posé le problème de la norme dans un français régional. De fait, l'expression « dans le français des États-Unis » n'a aucun sens lexicographique, alors même que de nombreux Américains produisent à l'occasion du discours français (ou para-français); au contraire « dans le français du Sénégal, d'Algérie » a un sens linguistique analysable - même si f analyse n'en est pas aisée.
L'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, publié par rAU.P.E.L.F., constitue un important élément de réponse, sur le plan lexical, pour l'Afrique noire - la situation « francophone » du Maghreb, des Caraïbes (où le bilinguisme créole-français crée d'autres phénomènes de contact) n'est pas aussi bien connues. Certaines de ses entrées devront être intégrées à une description plus compréhensive du français, mais la sélection posera des problèmes théoriques et pratiques délicats. Pour le moment, répétons-le, la situation historique du français langue seconde - pour éviter le terme controversé de francophonie (africaine) - n'est pas reflétée dans la problématique des usages envisagés et donc de la norme des dictionnaires français.
ll en va autrement - et le phénomène est récent - de l'usage « dialectal » (topolectal) du français, de ce que l'on nomme les « français régionaux ». Encore est-il souhaitable de distinguer le cas de l'Amérique du Nord (Québec, Canada non québécois, Louisiane) et notamment le plus important, le Québec, de ce que j'appellerai le continuum européen: France, Belgique (notamment la Wallonie) et Suisse romande (avec Aoste). Ces distinctions, on le voit, sont politiques, et non linguistiques: or, la situation
8. Balafon(g) (qui donne le dérivé balafoniste - balafongiste chez Senghor) et derbouka ont un statut lexicographique différent Ce n'est pas un hasard s'ils figurent dans le Petit Robert 1978, les deux autres étant sur la « liste d'attente ». 9. Les études créolistes, tout comme les études dialectales en France, ne résolvent pas la question descriptive des topolectes français, des « français régionaux ». Or, des unités lexicales commebéké ou métro (= « métropolitain, Français de France aux Antilles » ) méritent de figurer à l'inventaire général de la langue, si l'on veut accepter la réalité mondiale du français-et éviter Pincompréhension.
LA NORME LINGUISTIQUE
des usages du français est faiblement définie par les frontières politiques, fortement déterminée par les frontières linguistiques. Ici interviennent les facteurs bien connus des dialectologues: le rapport français régional-wallon en Belgique (remarquablement exposé par M. Piron, 1978), celui qui embrasse français régionaux et dialectes franco-provençaux en Suisse, mais aussi en France (Savoie, Jura, Lyonnais. .. ) et en Italie (Aoste, où le français est menacé, ce qui n'est pas le cas dans le reste de la zone), ou encore français régionaux et dialectes d'oc. La question du français régional en contact avec le dialecte corse (que l'on peut considérer aussi comme une langue: l'option est politique) ou avec le catalan est encore différente. Celle des français régionaux en relation avec des langues ou des dialectes non romans (basque, alsacien, robustement implantés; breton, plus fragile) relève encore d'une autre problématique, où la notion d'emprunt régional est essentielle.
Devant ces variations - parfois considérables dans la phonétique, importantes dans le lexique, notables dans la syntaxe -, le dictionnaire général français reste ultra-prudent au niveau syntaxique, là où la norme pédagogique et sociale est la plus contraignante, faible ou insignifiante quant à la phonétique. Ainsi, la non-caducité du e dit « muet », dans un tiers de la France, n'est jamais prise en compte, même dans les dictionnaires de prononciation dits descriptifs, là encore parce qu'il existe une contrainte normative pesante. Mais le lexicographe semble se réveiller quant au lexique. Soyons clairs: les éditeurs de dictionnaires du « français » savent aujourd'hui qu'ils ne publient pas seulement pour les Français. Mais si l'ouverture commerciale aboutit à une ouverture culturelle -- et langagière, la vilipender serait absurde.
En outre, l'acceptation de « régionalismes » belges, helvétiques et québécois pose le problème plus général de la variation lexicale, d'abord dans la zone du français langue maternelle, puis (pour les « régionalismes » maghrébins, africains, etc.) dans celle du français langue seconde officielle et privilégiée. En matière de description des usages, la bonne intention ne suffit pas. D'abord, le niveau des connaissances et des corpus est très variable: si le Québec (Trésor de la langue française au Québec, travaux de G. Dulong) ou la Suisse (Centre de dialectologie de Neuchâtel) disposent de descriptions régionalistes de grande valeur, la Belgique et surtout la France ont préféré s'en tenir à la dialectologie (étude des systèmes linguistiques étrangers au français). L'intérêt pour les français régionaux belge (Piron, Doppagne, etc.) ou français (récole de Lyon, Tuaillon, etc.) ne dispose pas d'un matériel comparable. Or la lexicographie générale, devant faire face à tous les problèmes du français, est tributaire de ces travaux. La qualité de la description, dans le Trésor de la langue française, dans le Petit Robert, dans le Petit Larousse (par exemple), dépend, à l'évidence, des sources utilisées. Mais elle dépend aussi de leur utilisation, et notamment du choix normatif opéré dans un corpus toujours trop abondant.
Quelle est la situation de ces « français régionaux » dans les dictionnaires généraux du français? En 1970, déplorable; aujourd'hui, un peu meilleure.
NORME ET DICTIONNAIRES
Ce jugement de valeur répond à un présupposé: la norme unique n'est pas souhaitable. Cette nomme - notamment lexicale, en réservant les questions phonétique et syntaxique - est définie à partir d'un ensemble d'usages (a) français de France et notamment français d'Île-de-France, (b) bourgeois, (c) cultivés (on abordera plus loin les points [b] et [c]). Elle doit être élargie; des sous-normes correspondant aux usages sociaux réels doivent être élaborées.
En effet, le dictionnaire, qu'il soit libéral ou puriste, n'échappe pas à la norme. Inclure des québécismes, des belgicismes, des helvétismes (et des « maghrébinismes », des « africanismes »... ) dans un dictionnaire ne
signifie, ne signifiera jamais inclure tous les québécismes observables, ni même le maximum de québécismes, de belgicismes, etc. Le choix, ici, doit être effectué par la communauté concernée: mais cette communauté peut être divisée"'. La construction d'une norme québécoise, belge, helvétique, etc., regarde à l'évidence les Québécois, les Belges, les Suisses; laissons de côté le problème de la construction d'une norme locale (québécoise, etc.) pour ne considérer que le dictionnaire général". Le descripteur « généraliste »
10. L'auteur de ces lignes s'en est aperçu lorsqu'il s'est fait fustiger par un critique québécois pour avoir admis dans le Petit Robert (par exemple) le terme Blé d'Inde au sens de « maïs » et quelques autres écarts normatifs.
11. Le problème, considéré par rapport à la norme du français « standard », dans sa prétention historique à constituer la norme générale du français, correspond à une situation de fait, notamment en lexicographie, situation qu'il ne s'agit pas de détruire, mais de
critiquer, de relativiser, de complémenter en retournant les points de vue. Si on les retourne en effet, et que l'on se place hors du privilège contestable qui fait de l'usage français d'Tle-de-France bourgeois et cultivé (et urbain: Paris) le « français standard », en adoptant la vision nécessaire de l'un quelconque des « français régionaux », les choses changent, mais on entre dans la prospective lexicographique, qui n'est pas l'objet de cet article.
Disons néanmoins que ce retournement des perspectives est inéluctable, si l'on veut que « les » français vivent et prospèrent, à côté des langues en contact et/ou des langues concurrentes. Ainsi, les nonnes occitane, belge, franco-provençale et suisse susciteraient une série de dictionnaires fonctionnels différents du dictionnaire français actuel sur bien des points. La nonne canadienne (et particulièrement québécoise) serait probablement la source d'une description encore plus divergente. Ces dictionnaires exigeraient des choix, des exclusions, des « privilèges » locaux, temporels, sociaux, tout comme le dictionnaire français existant. En effet, chaque « topolecte » est le siège de variations nombreuses: rusage social multiple de Montréal entraîne peut-être plus d'anglicismes, celui de Gaspésie plus de « ruralismes » hérités. . .
Enfin, des dictionnaires fonctionnels du français utilisé aux Caraïbes, au Maghreb, en Afrique noire, poseraient encore d'autres problèmes. Ainsi, la norme -et probablement des normes-du français en Afrique noire s'incarneraient dans un type d'ouvrage décrivant en majeure partie les usages d'une langue non maternelle-l'usage « régionalmatemel » d'Européens francophones en Afrique n'en serait néanmoins pas exclu - ce qui induirait une partie de la problématique du français langue étrangère. A devrait en résulter des ouvrages, dictionnaires, grammaires, manuels .... tendant à incarner une norme pédagogique d'apprentissage, et la régulation des effets de contact et d'interférence dus aux doubles, triples ... compétences linguistiques; donc, fonctionnellement et socialement (et politiquement), à des descriptions plus rigoureusement normatives (ce qui ne veut pas dire puristes) que celles qui concement les « normes maternelles ».
LA NORD LINGUISTIQUE des usages français (qu'ils soient français, belge, etc.) doit tenir le plus grand compte de ce fait. Cela ne l'empêche pas d'avoir des critères applicables à l'ensemble du problème.
Tout d'abord, jl sélectionnera les termes institutionnels, et le critère politique (l'État belge, la Confédération et les cantons helvétiques, le Québec) sera ici pertinent. En effet, la réalité sociale s'exprime en français, avec des institutions non françaises: si le critère du dictionnaire n'est pas politique mais, comme il le prétend, linguistique, il se doit de donner la même importance à « intergouvernemental » qu'à « étranger » dans le microcontexte « ministère des Affaires. . . » ou à « cantonal » au sens helvétique qu'à « cantonal » au sens français. Or les dictionnaires publiés à Paris commencent à peine de réfléchir à cette question.
L'initiative, d'abord malheureuse, parmi les dictionnaires français, revient au Dictionnaire du français vinant (Bordas), dont la liste adjointe de canadianismes, belgicismes et helvétismes provoqua tant de critiques justifiées. L'idée d'une liste adventice était tout d'abord bien discutable: elle revenait à admettre la pluralité des normes. Dans ces conditions, il eût fallu une liste similaire de mots argotiques, de néologismes, de régionalismes français de France, etc. La méthode est pratiquée par les recueils spéciaux qui isolent empiriquement un sous-ensemble du lexique; elle est inacceptable dans un dictionnaire général, qui se doit d'avoir une nomenclature unique (ou qui devrait alors avoir autant de nomenclatures qu'il y a d'usages distincts, avec de nombreuses interférences: ce modèle, théoriquement pensable, n'existe pas). En outre, ces listes étaient basées sur un matériel hétérogène, de seconde main, non contrôlé.
Puis vint l'insertion de termes régionaux issus de textes dépouillés à cet effet, dans le Supplément du Robert (notamment des textes antillais et africains) et la décision prise pour la refonte du Petit Robert en 1977 de sélectionner, en accord avec les intéressés, des québécismes et des belgicismes''=. Enfin, le Trésor de la langue française s'est ouvert aux usages lexicaux régionaux, hors de France et en France''.
Une typologie des lexiques français hors de France s'en dégage: termes institutionnels (politiques, administratifs, parfois commerciaux), seuls les plus courants étant retenus (la totalité du vocabulaire juridique québécois dépasse l'objectif de la description générale); termes culturels spécifiques (réalités culturelles ou naturelles inconnues ou mal connues dans le reste de la francophonie); usages langagiers correspondant aux mêmes réalités. Ces derniers furent longtemps et sont parfois encore considérés comme des « fautes » au sein des communautés considérées: ce fait normatif doit être
12. La complémentation des listes et l'ajout d'helvétismes sélectionnés par le Centre de dialectologie de Neuchâtel sont actuellement en cours Pour les principes suivis, se reporter à laPréface du Petit Rober (éd. 1978 et suivantes).
13. En principe, le Trésor de la langue française puise aux meilleures sources, en ce qui concerne ces régionalismes Mais le texte définitif ménage des surprises.
NORME ET DICTIONNAIRES
pris en considération. C'est alors que les anglicismes québécois, les flamandismes belges, les germanismes de Suisse romande sont mis en cause; leur acceptation ou leur rejet, le fameux « bon (ou mauvais) aloi » suppose une décision; dans ce domaine encore, certaines institutions (en France, au Québec) choisissent et décident; d'autres institutions laissent faire; mais partout, la classe intellectuelle réagit, soit par l'acceptation massive et la valorisation des différences, au nom de l'identité culturelle, soit par la sélection sévère et le rejet, au nom de l'intercommunication francophone ou de la pureté d'une langue (en fait, d'une référence à l'usage cultivé d'Îlede-France) ou, plus neutrement, au nom d'un « français standard » comparable à l' « arabe des journaux » qui est censé unifier la variété des usages modernes de cette langue. La situation est assez comparable dans les États décolonisés où le français a été choisi comme système de communication second. Dans les deux cas, la nécessité d'une norme non pas détachée mais distincte de l'usage des dictionnaires français sera un impératif culturel et institutionnel - didactique. Cette situation est très différente en ce qui concerne les usages régionaux du français, en France même. Alors, aucune institution ne propose au lexicographe une règle; les connaissances sont insuffisantes, sporadiques, occasionnelles. J'ai noté ailleurs que les régionalismes berrichons de George Sand, tourangeaux de Balzac, normands de Flaubert et Maupassant, auvergnats de Henri Pourrat, solognots de Maurice Genevoix, provençaux de Giono, etc., constituaient la source principale des dictionnaires français, en hommage au sacro-saint corpus littéraire. De même, la Suisse passe un timide bout de nez dans le supplément du Littré, grâce à H.B. de Saussure ou à Rodolphe Tcepffer. Les littératures québécoise, belge, suisse, maghrébine, antillaise ou africaine en français ne serviraient-elles qu'à débloquer la situation descriptive, elles auraient déjà bien mérité de leurs patries, des usages du français et de la « langue française » telle que les dictionnaires la proposent et la diffusent
Il va de soi que non seulement les grandes descriptions culturelles (et les moins grandes), mais aussi les bons dictionnaires bilingues se doivent de montrer à leurs usagers une image « des » français moins « franco
française », et surtout moins parisienne! La circulation interne des vocabulaires en France même donne parfois à des régionalismes un statut central. on connaît l'exemple de rescapé, picardisme pour « réchappé » diffusé par la catastrophe minière de Courrières. Plus récemment, un témoin moins dramatique de cette diffusion, occitan celui-ci, est le magret de canard (connu sous la forme d'oil maigret, dans des restaurants de Belgique francophone. serait-ce l'influence de Simenon?). Mais ces emprunts internes ne sont plus des régionalismes. Ceux-ci, par définition, ne doivent être spontanés que dans les idiolectes d'une partie localisable des locuteurs du français. L'importance de leur diffusion, la vitalité de leur emploi (certains se perdent, d'autres sont le fait d'un usage social précis), leurs caractères désignatifs et sémantiques enfin (un terme technique agricole n'aura pas la même importance qu'un terme non technique concernant la vie quotidienne) devraient constituer les critères de sélection des dictionnaires. Mais
LA NORME LINGUISTIQUE
ceux-ci ne disposent pas de ces critères et leurs facteurs de décision sont largement arbitraires. Ainsi, tel régionalisme qualifié de lyonnais dans une étude m'est connu comme auvergnat; dans l'incertitude quant à sa diffusion, on hésitera à l'inclure pour éviter de déstructurer une nomenclature par ailleurs à peu près cohérente (« macrostructure »). Le problème des aires d'emploi est très mal étudié: or, il serait indispensable de les connaître pour disposer d'un premier critère sélectif, celui dont on dispose déjà pour les cantons suisses, et aujourd'hui, grâce aux enquêteurs de l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, pour les États de ce continent où le français a un statut fonctionnel reconnu.
11 ne faut donc pas s'étonner de la faiblesse du traitement des français régionaux dans les dictionnaires généraux du français. Leurs traitements lexicographiques spécifiques ne sont pas plus élaborés: on rencontre plus d'études monographiques sérieuses (comme celle qui porte sur le français « pied noir » d'Afrique du Nord, par A. Lanly) que de dictionnaires portant sur un usage assez large, en France ou ailleurs".
Après les dialectes stricto sensu ou « topolectes » - ici les français régionaux - il faut envisager la pluralité des usages sociaux, des « sociolectes ». Ceux-ci forment un continuum difficile à classer. C'était déjà vrai des chronolectes et des français régionaux Ainsi, le français de Suisse romande (sauf en matière de termes institutionnels) se laisse mal distinguer des autres zones franco-provençales: Jura français, Franche-Comté; même problème de frontière entre les régionalismes picards de France et de Belgique. Les difficultés de délimitation sont encore plus grandes entre régions françaises, surtout depuis le grand mouvement de brassage et d'unification lexicaux des médias de masse. Ces phénomènes de continuité dans la variation sont généraux en sciences humaines; ils n'empêchent pas de proposer des notions analytiques. Cependant, en matière de « sociolectes », on peut s'interroger sur la validité même de la notion, quant au français. Usage bourgeois et usage prolétarien? Usage urbain et usage rural? Usage éduqué -selon les critères de l'institution scolaire -et usage « inculte »? La sociolinguistique anglo-saxonne (surtout Bernstein) a proposé des réponses, discutables et en tout cas difficiles à généraliser. Quant au concept plus récent de « technolecte » (usage socioprofessionnel spécifique), il ne concerne ni la totalité de l'usage (puisqu'il n'affecte ni la phonétique, ni la syntaxe), ni la totalité des situations de communication (le médecin en vacances abandonne en grande partie son vocabulaire professionnel). Ce n'est-comme l'argot et plus encore que ce dernier-qu'un ensemble de particularités lexicales, très conditionné par les situations concrètes de communication-comme on vient de le dire-, par les stratégies de discours, et par la thématique, l'univers sémantique des messages. En
14. Ce ri est pas le Dictionnaire au demeurant bien sympathique de Léandre Bergeron, consacré au français québécois, qui me fera changer d'avis. Dans ce domaine, on attendra le prometteur Trésor de la langue française au Québec, dictionnaire de différences, et on se reportera aux relevés effectués par plusieurs universités québécoises.
NORME ET DICTIONNAIRES
outre, le fait d'appartenir à une communauté et à un usage régional est relativement contraignant (plus si l'on est québécois, moins, semble-t-il, si l'on est toulousain ou strasbourgeois -les différences étant purement sociohistoriques et concrètes); l'appartenance au « sociolecte » est plus légère: un passage par la formation permanente, des contacts sociaux élargis peuvent fortement modifier les données. Et en effet, la trace des usages sociaux spécifiés, dans les dictionnaires, est légère et controversée. Des marques d'usage comme « populaire », « rural » sont difficiles à décerner. La première recouvre souvent des emplois marqués seulement au niveau des stratégies de discours (« registres », « niveaux de langue »), alors qu'elle ne devrait concerner que des emplois repérés comme symptômes d'appartenance sociale, et sanctionnés par un jugement de valeur fortement négatif de la part de l'usage bourgeois cultivé (exemple, en français central de France: « je reviens de suite » pour « tout de suite »; « comment va votre épouse », ou « votre dame? » -plus marqué - pour « comment va votre femme? » - neutre -). Ces usages sont en effet marqués socialement et non pas linguistiquement: il n'y a aucune transgression de la norme pédagogique, aucune faute à dire « je reviens de suite », mais l'expression, non marquée au XVIII~ siècle - elle est dans Diderot - est aujourd'hui considérée comme a-normale par rapport à tout de suite. Cependant, les cas aussi nets sont rares.
Plutôt que dans la sociologie objective des classes ou des milieux, en tout cas des groupes sociaux, c'est dans la sociologie institutionnelle de la pédagogie que fon découvrira des oppositions et des variations organisables. C'est sans doute avec le « capital scolaire », plus qu'avec le « capital économique », que s'articule la hiérarchie des usages langagiers dans une zone géographique donnée et à un moment donné. C'est là que d'importantes normes évaluatives se construisent, s'affermissent et rétroagissent; c'est là enfin qu'une norme prescriptive trouve sa véritable justification - qui n'est ni esthétique, ni mythique, ni paranoïaque, comme l'est parfois la norme puriste. Cette norme assure la transmission d'une compétence sociale spécifique à l'intérieur de la compétence large des locuteurs de « la langue » ; elle s'appelle ortho-graphe, elle pourrait s'appeler orthophonie (le mot est employé autrement), ortho-syntaxe, ortho-lexique. Mais on sent bien que ortho- se marie mieux et plus efficacement avec la phonétique (où des tolérances régionales jouent tout de même en France malgré la pression de la « prononciation parisienne cultivée », plus encore en Suisse ou au Québec, semble-t-il) et surtout avec la syntaxe. Ici, comme pour le système graphique, la variation est mal tolérée: tout écart est une « faute » pour l'institution, pour récole. Plutôt que de s'en étonner ou de s'en indigner, il faut en ressentir les raisons. L'unification du code graphique, pour le « français », va de pair avec le triomphe de cet usage régional d'Île-de-France sur les autres dialectes, sur le latin puis sur la koinê occitane. Ce qui était normal au moyen âge, tolérable au XVI~ siècle et