A l'extrême limite



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X


Une lampe brûlait, là, sur la table de nuit, près du lit où le vieux professeur Ivan Ivanovitch allongeait sur la couverture ses bras secs et osseux.

Elle répandait sur le lit une lumière confuse. Les angles éloignés de la pièce étaient noyés par un crépuscule verdâtre et il semblait que dans cette ombre, s’accomplissait un étrange travail, invisible aux hommes.

Ivan Ivanovitch, immobile, regardait dans un coin et, sans ce regard étrangement conscient, au milieu du silence endormi de la pièce, on aurait pu le croire mort. Ses bras desséchés aux articulations noueuses intérieurement putréfiées tombaient sur le lit, impuissants. La tête pesait lourdement sur l’oreiller et sous les draps blancs les os du squelette saillaient avec netteté.

Une petite vieille aux cheveux blancs dormait tranquille dans le lit voisin, ronflant doucement.

Ivan Ivanovitch regardait et réfléchissait.

Sa tête était lucide. La pensée tendue travaillait infatigablement, tournant toujours dans le même cercle. La mémoire lui présentait des mots différents de ceux qu’il eût fallu, mais Ivan Ivanovitch ne s’en apercevait pas. Quand il devait parler et exprimer ses souffrances aux autres hommes, il lui était pénible de se tromper de mots et de ne trouver, pour rendre son mal, qu’une parole absurde. On était là pour l’entendre et feindre de comprendre ses balbutiements, sa pensée travaillait avec la force du fer, sans paroles, ou avec des paroles dénuées de sens, les premières venues.

La mort était ici. Ivan Ivanovitch savait qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre. Il est vrai qu’il ne croyait pas mourir dans un ou deux jours. Il pensait seulement qu’il ne vivrait guère jusqu’à l’automne, et tout au plus jusqu’à l’hiver. Mais, cet automne effroyable semblait être déjà derrière la porte. Cependant il avait vécu si longtemps ! S’il regardait en arrière, Ivan Ivanovitch voyait une suite d’années, qui n’avait pas de commencement, où il était à la fois garçon et étudiant, puis vieux professeur montant à la chaire d’un pas digne. Dans une trame ténébreuse et immense s’entremêlaient des millions de faits, menus ou importants : le mariage, les mauvais points reçus à l’examen, les vacances dans la campagne, la soutenance de sa thèse, la rencontre avec Marx, les voyages à l’étranger, les silhouettes brumeuses de Londres, de Paris, de New-York... Les paroles, les pensées, les rencontres, les visages n’avaient pas de nombre et pas de fin. C’était un colossal panorama s’agitant, en va-et-vient, avec une rapidité vertigineuse. Et il ne pouvait pas s’imaginer que dans quelques jours, subitement, tout disparaîtrait, comme fuit un film cinématographique. Quelque chose d’incompréhensible arrivera, et rien n’existera plus. Un vide insensé que l’on ne peut pas remplir se formera. Ce sera l’enterrement, la tombe, la décomposition... Un non-être complet, une obscurité absolue que le cerveau ne concevait pas. Tout restera comme auparavant, pourtant : aux jours succéderont les nuits, les hommes marcheront et parleront, il y aura des guerres, de grandes inventions, de nouveaux prophètes, tout ce qui existait avant continuera à vivre, sauf un seul homme.

— Est-ce possible, que l’on rira encore, après ?

Ivan Ivanovitch s’efforçait d’évoquer la mort de son père, vieux colonel retraité.

C’était terriblement loin. Ivan Ivanovitch vivait à la campagne, dans les environs de la ville ; c’était un jeune homme bien portant, heureux de vivre. Il était revenu au pays natal pour s’y reposer, et surtout pour assister aux dernières minutes de son père. Mais voir ce vieillard tombé en enfance et s’imaginant être un général d’armée, alors qu’on le nourrissait d’une cuillerée de pâte de semoule, était pénible et ennuyeux. Dans la maisonnette de son père, l’atmosphère était étouffante, imprégnée de maladie et d’attente anxieuse. La mère pleurait toute la journée, le père criait des commandements et grondait en crachant. Ivan Ivanovitch s’installa à la campagne avec sa femme et sa petite fille, et ne vint que rarement au village, par convenance.

— Ah, cette campagne ! les nuits au clair de lune, les taches vertes, la petite robe rouge de sa fille paraissant dans les arbustes... Comprenait-il la valeur de ce bonheur ? Non, certes, cela lui semblait si simple et si naturel. Ivan Ivanovitch n’avait d’autre souci que de passer ces deux ou trois mois et de revenir à Moscou, se préparer à sa carrière professorale. Et quand la lune luisait, mystérieuse et bleue, ou que le soleil d’or chauffait, éclatant et gai, quand il se promenait avec sa femme dans les champs de seigle au crépuscule, Ivan Ivanovitch ne pensait ni au soleil ni à la lune, ni à la vie qui triomphe aujourd’hui, et ne sera plus demain, mais au programme de ses cours où devait se développer en séries de tableaux clairs la représentation des temps de longtemps révolus...

Ah, cette campagne ! Y retourner par un miracle, ôter ces bras secs, ce masque épouvantable de rides et de cheveux blancs que quelqu’un étendait sur son visage, — et marcher dans la nuit au clair de lune, par les allées de tilleuls noirs, et respirer à pleins poumons, de toute la force de sa poitrine, la fraîcheur de la nuit ; — la boire avidement, passionnément, sans cesse. Il ne peut rien ; ni livres, ni histoire de l’humanité, ni réputation, ni villes d’Europe tumultueuses. Ah ! marcher seulement sans que les pieds et les mains tremblent, sans que les yeux pleurent, sans percevoir derrière soi la mort inévitable.

Une légère bouffée d’air pur, un mot bruyant et gai, une minute sans souffrances et sans la tension mortelle des dernières heures, ce serait un si grand bonheur que devant lui l’éblouissant soleil s’effacerait.

— Non, fini... tout est fini... Je meurs, pensait Ivan Ivanovitch, fixant ses yeux vagues sur un coin noir où quelque chose se construisait sans cesse avec un chuchotement mystérieux. Mais l’esprit refusait de comprendre que cela fût si simple, aussi simple que l’affirmait l’expérience scientifique. Certes l’organisme se décompose, les tissus se putréfient, le cœur s’arrête, l’homme meurt. Cela est simple lorsque meurt un autre, mais comment, lui, Ivan Ivanovitch, pouvait-il mourir ?

Une larme impuissante tomba de ses paupières fanées. Conscient de l’inutilité de tout, certain de n’être point aidé, point entendu, Ivan Ivanovitch gémit d’une voix grêle.

— Ivan Ivanovitch, qu’as-tu ? — dit aussitôt une voix étrangement vivante, et sur sa couche la petite vieille aux cheveux blancs se souleva.

Ivan Ivanovitch eut pitié d’elle. Pendant la nuit elle ne dort pas, elle se lève des dizaines de fois, elle m’aide à me retourner, elle sort le vase, elle se recouche. Elle est à plaindre, à plaindre beaucoup. Et il eut mal. Et cependant elle dort, elle peut dormir quand il souffre, parce que c’est moi qui me meurs, et non pas elle.

— Dors, dors, je t’en prie ! dit Ivan Ivanovitch d’un ton méchant et capricieux. Les osselets desséchés de ses doigts se crispèrent. — Je veux seulement me le lever !... Et toi, dors... Je ne te touche pas...

— Qu’est-ce que tu inventes, Ivan Ivanovitch !... La nuit... Dors, cela vaut mieux... Il faut que tu dormes....

— Cela ne te regarde pas !... Laisse-moi tranquille, tu serais heureuse si... si je ne m’éveillais pas !

Ivan Ivanovitch sentant qu’il ne disait pas la vérité, que c’était mal de tourmenter et d’offenser la compagne avec laquelle il ne vivrait plus longtemps, mais ne pouvant pas retenir son irritation se mit à pleurer. Des larmes amères coulèrent sur son visage usé où la bouche était effondrée. Ses cheveux tombaient sur sa face.

La pensée dont Ivan Ivanovitch avait si peur traversait le cerveau de l’être qui lui était le plus attaché, de cette vieille aux cheveux blancs, qui avait vécu quarante ans avec lui, amante, femme et mère, prête à se couper un bras pour le soulager un peu, et cette pensée lui était d’autant plus pénible qu’elle ne venait ni du cœur ni de la raison qui en avaient honte, mais de toute sa chair excédée par les veilles, les caprices du malade, l’atmosphère sale de cette mort, imminente.

— Seigneur, mais quand donc sera-ce fini ! pensait Pauline Grigorievna. Et elle avait envié de crier à ce vieillard, qui la martyrisait :

— Eh bien soit ! il est malade, il souffre, soit est-ce ma faute... il me suffirait de le brusquer, de crier, et il se coucherait tranquillement comme un enfant battu, épouvanté, et il pleurerait de peur... Quoiqu’il souffre, il doit pourtant comprendre que je ne puis pas tout lui sacrifier !

Mais justement parce que Ivan Ivanovitch ne comprenait pas, grondait, grognait, agitant son poing sans force, Pauline Grigorievna s’attendrit.

— Cesse de me tourmenter, couche-toi ! dit-elle douloureusement.

— Oui, tu voudrais que je meure vite !... Pour pouvoir prendre des amants !... Mais je ne mourrai pas... non, je ne mourrai pas... pour te dépiter... Vois-tu ! — répondit Ivan Ivanovitch, avec une méchanceté idiote de gâteux.

Et soudain, ayant solennellement étendu son bras, il lui fit la nique.

Ce fut si inattendu, si ridicule et si triste à la fois, ce pauvre geste, que Pauline Grigorievna ne sut pas retenir ses larmes. Elle eut même de la peine à ne pas sangloter tout haut ; et s’efforçant d’oublier ses rancunes intimes, elle se mit à lever patiemment le malade. Mais dans les replis obscurs et cruels de son âme, où la raison craignait de pousser son analyse, une douleur rongeante continuait à sourdre. — Elle pensait :

— Puisse-t-il mourir plus vite !

— Eh bien, allons, Ivan Ivanovitch, dit-elle à voix haute, je vais t’aider.

Elle serrait les dents en parlant.

Ivan Ivanovitch s’apaisa tout de suite. Un mauvais brouillard qui voilait son cerveau s’évanouit et il vit nettement son indigence et son irritation si déraisonnable. Il comprit la souffrance humble, solitaire de sa compagne. Il se courba puis s’appuya contre ses épaules avec douceur, et chancelant, petit corps affaibli dans les linges blancs, il se traîna avec elle à travers la salle obscure, jusqu’à l’antichambre où l’on mettait pour la nuit la chaise percée.

Il était sec et léger comme un poulet bien plumé, et cependant il était pour la vieille un fardeau terriblement lourd. Elle étouffait en le traînant d’une chambre à l’autre. Dans sa main la bougie tremblait et vacillait, faisant grimacer à leur suite, comme deux monstrueux paillasses, leurs ombres énormes grimpant sur les murs.

Arrivée à l’antichambre, Pauline Grigorievna posa la bougie sur la table, et voulut déboutonner ses linges blancs.

Quelque chose d’amoureux et de tendre envers elle s’éveillait au fond de l’âme du malade ; et la pitié pour soi-même doublant de tristesse tous ses sentiments, serrait son vieux cœur mourant. Il avait compris avec une force morbide combien elle devait l’affectionner, le plaindre, souffrir par lui, pour être là, et combien ils étaient malheureux tous les deux. Le désir lui vint de la caresser, de lui dire des mots doux qu’ils ne savaient plus prononcer depuis longtemps, lui le vieil homme racorni et desséché, elle la petite vieille blanche. Se serrer contre elle et pleurer, pleurer amèrement !

Sa pensée s’élevait à des hauteurs inaccessibles et mystérieuses, où seul le remords pouvait pénétrer.

— O mon Dieu, ô Seigneur, pourquoi faites-vous que nous souffrons !... Regarde comme elle souffre, si tu n’abaisses pas les yeux sur moi... Ses cheveux ont blanchi, elle est petite et faible, et elle doit me traîner... m’aimer et me plaindre !... Est-il possible que tu n’aies pas pitié de nous !... Quel mal t’avons-nous fait, Seigneur !... Te souviens-tu, comme nous marchions par les chambres, jeunes et bien portants... nous nous serrions aussi l’un contre l’autre, alors... J’étais grand et fort ; et mignonne, fraîche, aimante elle se serrait contre moi, comme si j’eusse possédé la puissance le la préserver de tout... La voilà devenue plus faible avec sa tête blanchie... et elle n’est plus la chère Pauline mais une vieille, vieille, petite vieille qui me traîne car je suis plus faible qu’elle encore... Mon Dieu, mon Dieu !

Cette plainte que personne n’entendait s’éteignait impuissante et nulle, devant la face ténébreuse de la loi éternelle que l’homme ne connaîtra jamais.

Ivan Ivanovitch eût voulu ne pas être si pitoyable, se secouer, bouger, marcher soudain sur des pieds solides et fermes, avoir le geste prompt et aisé autant que jadis. Et pendant que Pauline Grigorievna, chancelant de l’effort fait pour soutenir le corps qui s’affaissait de ses bras sur le sol, tâchait de déboutonner son caleçon, Ivan Ivanovitch balbutiait, frémissant de faiblesse :

— Laisse... je... seul... laisse...

Ses doigts se cramponnaient aux mains de la vieille femme. De nouveau elle eut une sourde irritation. La tête lui tournait, ses pieds et ses mains tremblaient, et il tirait encore...

— Mais reste tranquille, mon Dieu ! disait Pauline Grigorievna se retenant à peine, tant était puissant son désir de le laisser s’effondrer.

Ivan Ivanovitch ne cédait pas, tâtonnant stupidement de ses mains et souffrant de honte. Son irritation devenait intolérable.

— Oui... je... seul, seul, seul... eh bien, laisse, pour l’amour de Dieu... Qu’est-ce que je t’ai fait pour être martyrisé ainsi ? balbutiait-il près de pleurer.

Un cri échappa à Pauline Grigorievna.

— Mais c’est pour toi, mon Dieu !

Il fut enfin installé sur la chaise percée, et se calma, rapetissé dans la blancheur des linges. Debout près de lui, Pauline Grigorievna attendait, fixant avec anxiété les coins de ses yeux fatigués... Sur la table, la bougie tremblotait. Tout était calme, silencieux, si bien que l’on eût cru volontiers qu’il n’y avait rien ni personne derrière les murs de la chambre. C’était là-bas, la nuit éternelle. Et ils n’étaient que deux au monde, en face de leur souffrance sans issue.

Ivan Ivanovitch avait honte de la voir rester. Il était gêné lui autrefois un homme correct crispé maintenant d’être un moribond ridicule.

— Va-t’en ! s’il te plaît !... Mais pourquoi restes-tu ?... Va-t’en ! marmottait-il.

Pauline Grigorievna soupira gravement et se recula un peu de façon à n’être pas vue, mais à pouvoir l’aider au moindre mouvement. Des taches jaunes et irrégulières remuaient sur les murs. Autour d’eux le silence se dressait, chaud et amer. Ivan Ivanovitch demeurait sur la chaise, sans mouvement. Ses genoux dénudés, pointus, ressortaient. Il gémissait par saccades, en forçant son ventre pétrifié. Et ce gémissement était lugubre.

Pauline Grigorievna rêvait. Depuis plusieurs mois cette agonie se prolongeait, et elle se débattait contre la mort, seule, exténuée, délaissée par tous.

— À la fin du compte je tomberai malade aussi... Qu’arrivera-t-il alors ? Qui s’occupera de lui ?... Lida a sa vie propre, — et cela ne regarde pas les étrangers !

Ivan Ivanovitch bougea. Avant qu’elle n’eût le temps de lui prêter la main il se hâta de se lever. Il voulut tirer ses caleçons, mais les laissa tomber. Les pieds nus, s’accrochant de toutes ses forces à la chaise percée qu’il faillit renverser, il chut lourdement, ses genoux heurtant le parquet froid. Un effort inutile pour se redresser le fit tomber sur les mains, en griffant le bois dur. La vieille jeta un cri aigu et se précipita.

— Ivan Ivanovitch !

Elle le prit sous les bras, mais elle dut le lâcher, trop faible pour prolonger l’effort. Ivan Ivanovitch, les mains traînant sur le parquet s’accrochait à elle, et aux pieds de la table. Et, glissant sur ses genoux découverts, il balbutiait honteux : — Ce n’est ri-rien... je... tout de suite...laisse... ! je... seul... ce n’est rien...

Tout à coup Pauline Grigorievna éclata en sanglots stridents, comme des aboiements, et il s’en exhalait plus que du chagrin, l’effroi même qu’il fût impuissant. Elle embrassa les mains du vieillard, sa petite tête fragile et elle finit par s’affaisser à côté de lui, engourdie.

Ivan Ivanovitch, accroupi sur le parquet, les pieds et le dos découverts, se serra contre elle, et il se mit à pleurer aussi, sourdement, amèrement. L’aurore bleue pénétrait à travers les fentes des volets. C’était comme si quelqu’un de clair s’approchait enfin de cette maison, y regardait en tapinois avec des yeux incompréhensiblement tristes.




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