L'acrostiche
Si j'avais réalisé une relation chronologique des événements de notre atelier d'écriture, j'aurais été dans l'obligation de parler beaucoup plus tôt de l'acrostiche car il a occupé beaucoup de place dans nos débuts. J'en rappelle la définition:
L'acrostiche simple
On écrit un mot verticalement et on complète les lignes à partir des lettres initiales.
Exemple : PLUIE
Parallèles sinistres des soirs d'hiver
Luminosité encore assourdie
Unique bruit dans nos silences
Il te faudrait te réserver
Eté te redonnera la douceur
Il y a aussi :
L'acrostiche double
Avec un mot en début et un autre en fin de ligne.
Exemple sur JOUR et NUIT :
Jouons au mariN
Oublié ou inconnU
Une île dans l'infini
Retient l'homme en son fileT
Ce procédé de l'acrostiche est très intéressant car il empêche le déroulement linéaire de la pensée. Il la perturbe en la contraignant à utiliser des mots qui ne lui conviennent pas nécessairement. Le choix des mots que l'on peut constuire sur la lettre qui se présente est très limité. Et cela induit à prendre un chemin auquel on n'aurait pas pensé spontanément. Ou, pour parler autrement, il y a des paradigmes obligés et cela dévie les choses.
Ainsi pour PLUIE, le P m'induit à écrire: « Parallèles sinistres des jours d'hiver ».
A la suite de cette ligne, j'ai envie de compléter la phrase commencée par : « Vous me grillagez le regard » ou « Vous ensevelissez mon âme ». Mais non, ce n'est pas possible puisqu'il me faut un mot commençant par L. Alors, vite, j'essaie de pêcher dans mes souvenirs une image d'hiver. Par la pensée, je me replace dans cette saison. Et l'une des caractéristiques de l'hiver me revient à l'esprit : la faible luminosité qui commence heureusement par L. En fait, je n'ai pas dû déboucher directement sur ce mot. J'ai pu songer à solitude, à silence, à soliloque, à enveloppe, à enfermement, à grillage... Mais j'ai dû les éliminer parce qu'ils ne commençaient pas par L.
Bon, je tiens « luminosité », je respire. Me voici libre de toute contrainte. Je n'ai plus aucune obligation de lettre initiale pour qualifier cette luminosité. Elle peut être : profonde, assourdie, étouffante, tendre et même, si je veux, flasque, décomposée, ivre, etc.
Bien, je choisis d'écrire:
« Luminosité encore assourdie »
Mais aussitôt après, il me faut une ligne qui commence par U. Et là, c'est très réduit car ils ne sont pas nombreux les mots qui commencent par U. Il y a bien : Urubu, Uranus, Urètre, Une... Mais aucun de ces mots ne convient vraiment. Alors, je m'en sors en prenant un adjectif qui va m'offrir une grande liberté pour la suite. Je prends : unique. Je n'ai d'ailleurs pas beaucoup d'autres possibilités.
J'écris :
« Unique bruit dans nos silences ».
Tiens, à cette occasion, le silence refusé peut refaire surface, encore plus nettement qu'avec « assourdie ». Par contre, les deux dernières lettres du mot PLUIE ouvrent beaucoup plus de perspectives. En effet, I offre IL qui permet de rester totalement indifférent au contexte. Tandis que E fait penser à Eté qui convient bien, ne serait-ce que par opposition à Hiver:
« Il te faudrait te réserver »
« Eté te redonnera ta douceur »
Mais l'acrostiche double est encore plus contraignant. Reprenons celui de :
J N
O et U
U I
R T
J'ai d'abord un J. J'écris « Jouons » - Cela m'engage car, en choisissant ce mot, j'élimine non seulement les 1500 autres mots qui commencent par J, mais les milliers de pensées qu'ils pourraient induire.
Mais, maintenant, pour terminer la ligne, il me faut un mot qui finisse par M. C'est marin qui se présente le premier. Et là j'ai déjà opéré un choix et, peut-être, délaissé: vaccin, chien, abdomen, cocon, bon...
Mais aussitôt après « Jouons au mariN » il me faut, pour la deuxième ligne, un mot qui commence par 0. Là, c'est la panique. En effet, je viens de faire un effort de recherche pour trouver « marin ». Et il faudrait que j'en fasse immédiatement un second. Impossible, je suis trop fatigué. Alors, je prends vraiment le premier mot en 0 qui se présente. Et ce n'est, pas n'importe lequel puisque c'est : « Oublié ». C'est un qualificatif de « marin » que je n'ai pu éviter. Et c'est tout un secteur de pensée qui se trouve justement placé dans le faisceau lumineux de ma conscience. Ca tourne autour du marin d'Oceano Nox (Tiens ! O... N... ) « perdu dans les nuits noires ». Et cette idée apparaît en dehors de ma volonté. Mille autres idées pouraient être introduites par « Jouons ». Il n'aurait pas fallu que je dise « marin ». Mais pourquoi donc me suis-je embarqué sur ce mot, pourquoi me suis-je embarqué sur sa galère ? Alors que j'aurais pu penser à : matin pigeon - abdomen - caftan - capelan - ballon...
« Jouons dans le clair matin », « Jouons à regarder le pigeon » ou, plus facilement encore, puisque je suis footballeur: « Jouons au ballon ».
Eh ! bien non. C'est « marin » qui, dans cette précipitation pour trouver un mot en N, en a profité pour se glisser dans mon conscient.
Et ça, j'en suis persuadé, ce n'est pas par hasard. Si ce mot est apparu à cette seconde-là, c'est que mon inconscient en était préoccupé (entre mille autres préoccupations). Savoir pourquoi ? Je sais bien que je ne le saurai pas, ce serait trop facile. Mais je peux présenter quelques explications, à peu près certainement fausses, mais plausibles.
J'avais enregistré, un jour, un marin qui avait été le copain de bord de Serge Prokofiev, soutier sur son bateau. Et ça m'avait valu un prix au concours du C.I.M.E.S. Ce marin est mort. Il était si passionnant à écouter, il avait eu une vie si aventureuse et il la racontait dans une langue si savoureuse que j'aurais pu, en l'enregistrant, écrire pour lui un livre criant de vie. Je ne l'ai pas fait. C'est l'un de mes plus profonds regrets.
Mais je pourrais trouver tellement d'autres explications. J'ai enseigné 23 années dans un pays au bord de la mer. Je pourrais dire aussi que lorsqu'on m'avait arraché à mon petit frère, il avait un costume de marin.
Mais la suite de mon texte me montre bien que je pense à un oublié, à un disparu. Et c'est peut-être le souvenir de mon père, de mon neveu, de mon beau frère, de ma marraine qui se trouvait occuper le fond de mon esprit à ce moment-là. Et si mon inconscient m'a proposé le mot marin pour boucher la faille béante, il avait peut-être son idée de derrière la tête. Et il savait bien ce qu'il faisait en me fournissant un mot qui appartenait à la fois aux ensembles suivants :
ensemble des mots qui ont trait à la mer
ensemble des personnages masculins
ensemble des communistes
ensemble des gens à casquette
ensemble des vendeurs de poisson
ensemble de ceux qui font du porte à porte
ensemble de ceux qui ont été en danger (et moi avec)
ensemble des grands-pères
ensemble des maris à tactiques
ensemble des bretonnants
ensemble de ceux qui ont eu une enfance malheureuse
Cela suffit, je pourrais ajouter une vingtaine de lignes à cette liste. Quel ensemble couvrait le mot marin ? Impossible à découvrir. Je ne m'en soucie d'ailleurs aucunement. Heureusement pour moi, je ne suis pas psychanalyste. C'était simplement pour souligner le fait que la légère contrainte de la lettre obligée permet à des mots très fortement chargés de connotations affectives d'en profiter pour remonter à la surface. Ce qui provoque chez le scripteur un plaisir de libération né de l'éclatement de cette bulle de tension qui n'avait pu jusque-là arriver à maturité. Et le lecteur pourrait immédiatement le vérifier par lui-même sur « PLUIE » écrit verticalement. Ou sur un autre mot de son choix.
Mais on pourrait imaginer des contraintes plus fortes. Par exemple :
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