1.8.Qu'est-ce que la réalité ?
La réponse à cette question bizarre semble immédiate : c'est ce qui nous entoure, le monde avec toutes ses manifestations. Et cette réponse de bon sens est celle que nous devons bien, en fin de compte accepter en dépit des réserves que nous allons présenter dans ce qui suit.
Rappelons d'abord que ce que nous nommons le monde extérieur n'est que la représentation que nous en donne notre cerveau par la médiation de nos sens79.Nous devons rejeter cependant, pour poser le problème de nos rapports avec le monde, toute identification de la réalité avec nos représentations pour au moins deux raisons :
- L'histoire de l'humanité, et les multiples débats philosophiques et scientifiques qui se déroulent encore aujourd'hui nous montrent qu'il existe pour les hommes de multiples façons de voir le monde, même s'il existe une sorte de consensus sur un fond commun d'appréhension.
- Nos représentations canoniques - celles que nous proposent la science - changent avec les progrès scientifiques.
La grande question est la suivante : dans quelle mesure nos représentations sont-elles isomorphes à la réalité ? Et celle-ci encore, qui lui est liée : dans quelle mesure les représentations du monde des individus sont-elles isomorphes entre elles ?
La notion d’isomorphe est l'une des plus importantes des mathématiques formelles ; je lui donne ici son sens strictement mathématique. Deux ensembles E1 et E2 sont isomorphes si (1) il existe une correspondance terme à terme entre leurs éléments (bijection), (2) les deux ensembles sont munis de structures S1 et S2 telles que si a et b éléments du premier ensemble sont liés selon S1, leurs homologues (leur image par la bijection), a' et b' sont liés selon S2. Cela signifie que deux ensembles sont isomorphes relativement à des structures données. On peut dire alors : il en est de a et b dans E1, comme de a' et b' dans E280. Nous n'établissons avec le monde que des isomorphies partielles qui de plus se modifient continuellement. Nos représentations changent à deux niveaux, ou plus exactement dans l'interaction de deux couples d'entités occupant deux niveaux :
- Le niveau réalité / structures mentales : nos représentations changent car les développements de la technique instrumentale nous permettent de voir plus loin et plus petit.
- Le niveau interne de nos structures mentales : c'est proprement le domaine théorique où les refontes axiomatiques développent une créativité propre à l'esprit humain. De nouvelles théories naissent qui deviennent quasiment indépendantes du niveau réalité/structures mentales81.
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Dans la mesure où la physique théorique appartient au domaine des mathématiques, les objets qu'elle considère ont le même statut d'existence que les objets mathématiques ; et se posent pour eux les mêmes problèmes philosophiques. Nous sommes cependant portés à leur accorder davantage de réalité, ce qui n'est certainement pas justifié. On peut même se demander si une structure de groupe n'a pas une existence plus palpable qu'un électron dont les caractéristiques physiques sont plutôt conventionnelles82.
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De tout temps les hommes ont cultivé la double métaphore connaissance/lumière et absence de vie intellectuelle/obscurité, ce dernier mot ayant donné obscurantisme, qui s'oppose aux lumières de la connaissance vraie ; ces remarques suffisent pour identifier, comme nous l'avons fait au chapitre I, le Walhall avec l'univers de la science théorique - comprenant son autocritique telle qu'elle se développe en épistémologie ; Albérich est bien, dans cette métaphore le symbole de l'obscurantisme, l'ennemi des lumières, c'est-à-dire du monde de Wotan. Ce monde de la lumière est d'accès difficile, impossible même pour ceux que n'éclaire pas déjà une lumière intérieure ; l'homme ordinaire ne peut que deviner, de loin, ce qui filtre imperceptiblement des hautes murailles. Seuls y pénètrent les héros, morts dans des batailles subalternes, perdus pour le monde des turbulences matérielles ; ils deviennent alors les combattants pour la grande cause, prêts pour la lutte finale qui verra la victoire définitive de la lumière sur les ténèbres et le monde intermédiaire.
Le Frêne sacré, Yggdrazil soutenait les trois mondes ; ses racines plongeaient dans le monde des ténèbres, son tronc émergeant dans le monde du milieu et ses branches s'épanouissant dans le domaine des dieux. Ou était la réalité, sinon diffuse dans la triade indissociable des mondes ? Wotan blesse l'arbre mortellement, en brisant la branche qui deviendra, dans la lance sacrée le symbole de sa puissance ; mais il disloque en même temps la fragile unité des mondes et brise l'image claire de la réalité83. Ainsi, les Runes gravées sur la lance symbolisent-elles un ordre nouveau se substituant à l'ordre naturel symbolisé par l'arbre.
Le projet de Wotan était insensé : briser l'unité des trois mondes, instaurer un ordre arbitraire. Détruire le monde du bas en la personne d'Albérich, ou l'asservir en celle de Erda. Asservir également, ce qui, du monde du milieu n'a pas été détruit. Insensé, et pourtant n'est-ce pas là l'essence même de tout projet humain, irrespectueux de tout ce qui n'est pas immédiatement utile, en cet instant précis à quelques privilégiés de l'espèce humaine ? Savoir sans cesse toujours plus, sans chercher à savoir ce qu'il en coûtera pour les générations futures, sans prendre le temps d'organiser ce savoir afin qu'il soit accessible au plus grand nombre.
Emporté par la tempête qu'il a lui-même initiée, Wotan demande à Erda :
« Mais ta sagesse / pourrait me dire / comment arrêter la roue qui roule.»
Mais le mouvement qui entraîne toute vie vers la dégradation et la mort ne s'arrête jamais ; la science peut progresser, construire d'imposantes murailles protégeant ce que l'homme a crée de plus précieux, à ses yeux, il arrive un moment où les murailles s'effondrent laissant la place libre à l'espoir d'un monde meilleur. Il y a toujours une destruction mythique d'un ordre ancien ; c'est, si j'ose dire le lot quotidien de la science, et plus généralement de la pesée humaine. C'est pour cela que chaque temps présent est ressenti comme période de crise ; en fait la crise est continue, surtout à notre époque où non seulement les théories, et plus globalement les paradigmes se succèdent, meurent, renaissent, mais s'affrontent, en dominant un moment leur sphère respective. On condamne, on redécouvre, on jette des bases nouvelles, chacun accusant l'autre de cécité mentale, de conservatisme désuet, d'aventurisme provocateur... Médicalement, il y a crise lors d'une altération brutale d'un état normal. Mais y a-t-il jamais un « état normal84 » pour une société ? Précisément parce que l'évolution est continuelle et discontinue, nous sommes continuellement en crise, l'état normal correspondant seulement à des alternances de courtes stabilités et de déséquilibres85.
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