12.Un réseau investi par les anarchistes et libertaires ?
Philippe BRETON parle « d’investissement massif de ce réseau par le courant libertaire ». Que veut-il dire par là ? Si la présence de libertaires au sens large (défenseurs de la liberté individuelle et de l’État minimum) est assez évidente vu ce qui précède, la présence anarchiste en tant que mouvement constitué y est plus problématique, voire assez tardive et restreinte dans un premier temps. Dans la seule aire francophone qu’il analyse en octobre 1999, Éric ZOLLA dénombre 74 liens vérifiés, pour 43 en juin 1998 : il y a certes présence en progression importante, mais pour un chiffre très faible1251. Cependant, si on consulte (été 2003) le très riche annuaire « Anarchistes sur le web » (http://www.acratie.net) tenu à jour par les militants anarcho-syndicalistes de la CNT 2° UR, on est surpris par l’extraordinaire richesse et par la diversité des approches.
L’aspect tardif est illustré par Pierre SOMMERMEYER, puisqu’il met surtout l’accent sur une réelle intervention anarchiste sur le net qu’à partir des écrits d’Hakim BEY et de ses TAZ, en 19941252. Mais il a dans cette période bien montré, un des premiers en milieu anarchiste francophone, l’importance du réseau des réseaux et surtout du récent web (en 1994 il a environ 4 ans d’âge sous la forme que nous connaissons en 2003), dans les relations non hiérarchiques1253. L'année 1995 avec par exemple la version web de A-info, agence internationale d'informations anarchistes (http://www.ainfos.ca/ca/), semble donc emblématique. Pour la petite histoire c'est aussi l'année dans laquelle je mets déjà l'essentiel de mes publications - c'est pourquoi je conserve cette date comme celle de mes premières publications, même si certaines sont bien antérieures. Poursuivant «régionalement» l'œuvre globale de diffusion mais aussi celle d'échanges et de discussions, Anarqlat depuis le Venezuela émet au service d'une vingtaine de pays depuis 1997, alors qu'au départ une trentaine d'inscrits pour 6 pays s'étaient lancés dans l'aventure ; contacts et liens via Nelson MENDÉZ de la revue El Libertario : nelson.mendez@ucv.ve ou Esta dirección electrónica esta protegida contra spam bots. Necesita activar JavaScript para visualizarla nelson.mendezp@gmail.com, et site sur https://lists.riseup.net/www/info/anarqlat.
Déjà dans les années 80, le libertaire Timothy LEARY, l’ami d’Aldous HUXLEY et d’Allen GINSBERG, louait la « nouvelle race » irrévérencieuse, ouverte, individualiste, confiante et volontariste… qui s’emparait des ordinateurs personnels pour s’émanciper1254. Sa thèse est séduisante et optimiste : les technologies personnelles favorisent l’autonomie, notamment l’ordinateur « qui a permis à l’individu de survivre et d’évoluer dans l’ère de l’information ». Très en verve, LEARY distingue dans le cyberpunk, un vrai utopiste libertaire, un « pilote du réel », créateur et inventif, libre, favorisant l’éclosion d’un « monde dynamique, complexe, diversifié » et « respectueux de l’individualité ». Il loue le slogan PPTMCA de forte tonalité anarchiste : « Pense Par Toi-Même et Conteste l’Autorité ». Ces technologies permettent d’utiliser son cerveau pour son propre intérêt et d’en amplifier les effets, car « si vous n’utilisez pas votre tête pour votre propre plaisir, votre divertissement, votre culture et votre épanouissement, qui le fera ? ». Le parallèle entre ces technologies et les célèbres études de LEARY sur les substances psychédéliques est ici évident.
Mais assez rares sont les prises de positions en faveur d’Internet dans la presse anarchiste des années 1980 et même 1990, et les rubriques régulières qui lui sont consacrées sont plutôt limitées. Il y a cependant des exceptions, comme le prouve l’excellent travail pionnier de Marco CAGNOTTI dans la Rivista Anarchica éditée à Milan.
À la fin des années 1990, par contre, tous les organes libertaires parlent des technologies de l’information et de la communication et les utilisent largement. Il est vrai que les sites anarchistes ou ceux qui traitent de l’anarchisme commencent à se multiplier. Au début de 1997, sur le moteur de recherches états-unien Altavista, le terme « anarch* » fournissait déjà environ 50 000 références, et le terme « anarchy» en indiquait 30 000.
Le XXI° connaît une croissante exponentielle. Le 1er décembre 2000, avec le même moteur, « anar* » rendait 1 227 990 réponses, « anarchy » 107 475 et « anarchie » obtenait 25 636 références. Le 07/10/2012, avec le même moteur intégré désormais dans Yahoo, «anar» (restreint car sans l'astérisque généraliste) fournissait près de 21 800 000 de réponses et « anarchy » 83 500 000 alors qu'«anarchie» n'en possédait que 4 250 000. Avec Google France, toujours le 07/10/2012, les résultats sont les suivants : «anar» : 28 800 000, « anarchy » : 83 900 000 et «anarchie» : 6 050 000.
Chiffres vertigineux, qu'il faudrait bien sûr peaufiner, les robots restant peu enclins aux sémantiques idéologiques. Ainsi déjà en 2000, quand on fait une recherche précise toujours ave Altavista en tapant « anarchie », le résultat est surprenant et non significatif, et le mot Archie est le plus souvent proposé. Archie, serveur déjà ancien de recherches de documents accessibles par le protocole FTP (File Transfert Protocol), tout libertaire qu’il soit dans sa recherche anonyme et ouverte, n’est en rien une création de la mouvance anarchiste... Ironie des termes et des réalités virtuelles.
En novembre 2000, avec le méta-moteur Ikado, la recherche sur « utopie », « libertaire » sans opérateur logique, fournit 89 réponses dont beaucoup de très pertinentes. Mais le chiffre global est curieusement très faible.
Le 07/10/2012 avec Google France les résultats sont 280 000 soit 3146 fois plus. Si on utilise la formule rattachée "utopie libertaire", on obtient seulement 4730 occurrences, mais c'est tout de même 53 fois plus que 12 ans auparavant. Dans le premier cas, mon article de décembre 1999 apparaît encore en 4° position et mon nouveau site Acratie (pourtant créé en milieu de l'année 2012) arrive déjà en 5° position. Dans le 2° cas l'article est en 3° position, un de mes chapitres (malheureusement encore référencé sur l'ancien site de l'Académie de Besançon) est en 4° position, et une référence à mon nouveau site ne se trouve qu'en 18° position. La logique de recherche donne donc paradoxalement des résultats contraires à sa complexité, ce qui nous rappelle qu'il faut toujours relativiser l'intérêt des moteurs et de leurs performance et validité.
Toujours un peu caricatural et dans un esprit peut être racoleur, Pierre MIQUEL intitule son ouvrage de 2003 Les @narchistes, et mythifie un peu l’influence des militants sur le net, et le net lui-même : « des groupuscules actifs, constamment reliés entre eux par le Net, capables de se mobiliser rapidement sur n'importe quel point du monde, en s’agrégeant sans souci des différences doctrinales à d’autres militants de différentes obédiences : tel est le nouveau visage de l’anarchie »1255.
En reprenant l’article cité de Éric ZOLLA, on constate que sur les 9 sites les plus référencés par les sites anarchistes, la FA (Fédération Anarchiste) et ses périphéries (Collectivité Libertaire de la Commune, L’en Dehors/Le Monde Libertaire, la Vache Folle) est largement en tête. La CNT et la CAS-Communauté Anarchiste solidaire québécoise viennent ensuite, mais également des sites non anarchistes comme le Réseau Voltaire déjà cité, et des sites individualistes et indépendants de qualité comme le très fourni Éphéméride anarchiste. « L’internet donne techniquement aux individualistes la possibilité d’un renouveau inattendu »1256 et la possibilité de peser autant sinon plus (quantitativement et qualitativement) que les sites organisationnels. C’est effectivement un des traits les plus libertaires du net de permettre aux individus de rivaliser et de s’affirmer vis à vis de plus grandes entités.
Un des meilleurs ouvrages que je connaisse qui permet d’illustrer parfaitement cet extraordinaire investissement (récent) de l’internet par les anarchistes est celui des auteurs vénézuéliens Nelson MÉNDEZ et Alfredo VALLOTA Bitácora de la utopía : anarquismo para el siglo XXI, écrit à Caracas1257, que j’ai tiré le 17 septembre 2003 du site de El Libertario http://nodo50.org/ellibertario/ellibertario/tripalibros.htm. Cette troisième version de septembre 2002 fait désormais 139 pages en A4. Le livre, que l’on pourrait traduire comme Le lieu de l’utopie, l’anarchisme du XXIème siècle, est comme « l’utopie possible » qu’il propose, une œuvre évolutive, modifiable, qui s’enrichit constamment par les apports collectifs qu’il sollicite. L’utopie progressive, non figée de l’anarchisme est ici en pleine convergence avec ce que permet le monde du net. D’autre part les auteurs et leurs nombreux collaborateurs, bien qu’ils citent de nombreux livres ou revues, s’efforcent de donner comme sources tous les supports virtuels où excellent les anarchistes : éditions virtuelles, médias liés aux nouvelles technologies, lieux de rencontres et de discussions, sites d’organisations ou de collectifs… Pour qui veut connaître aujourd’hui l’ampleur de la présence anarchiste sur le réseau des réseaux, il faut absolument consulter ou télécharger ce très riche ouvrage. Même s’il se centre particulièrement sur l’aire linguistique « hispanoaméricaine », ce qu’il offre est déjà colossal, et très utile pour tout militant ou simple chercheur.
L'aire latino-américaine semble de fait une des plus intéressantes pour le renouveau libertaire. La Comisión de Relationes Anarquistas du Venezuela (animée entre autres par Nelson MÉNDEZ) y recensait en 2002 près de 177 sites anarchistes1258.
Dans le domaine français, un site comme Bibliolib (Bibliothèque libertaire – http://biliolib.net) permet aux curieux et aux militants d’avoir accès à une masse impressionnante de documents et d’ouvrages. Au niveau international, le site spécialisé sur Nestor MAKHNO (http://www.nestormakhno.info) est un des plus intéressants pour illustrer internationalisme et culture libertaire. Si les anarchistes ont eu du retard pour investir le net, ils sont tous aujourd’hui très conscients de son immense intérêt pour la cause et l’action libertaires, et spécialement comme vecteur de la culture anarchiste, même celles et ceux qui en font la plus radicale critique.
Dans les années 2004-2005, divers regroupements anarchistes italiens (très présents aux rencontres de Florence des 02-04/09/2005) lancent le projet www.anarkismo.net. L’idée est de fonder un site web unificateur des anarchistes, anarcho-syndicalistes et libertaires, mais en donnant primauté aux idéaux des premiers, jugés plus aptes à représenter tous les versants de la société. Le minimum requis des organisations adhérentes repose sur 4 points :
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l’unité théorique
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l’unité tactique
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l’action et la discipline collective
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le fédéralisme
On sent une volonté organisatrice forte, malatestanienne et même au-delà (renaissance d’une sorte de « plateformisme » libertaire dans la lignée d'ARCHINOV). La fédération envisagée à évidemment vocation internationale.
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