L’Internet et le « cyberspace » semblent offrir un moyen de déborder des limites et des tabous de nos sociétés encore puritaines et cloisonnées : comme l’analyse Fulvio CACCIA1199, le cybersexe par exemple peut réhabiliter la notion de désir (au sens de plaisir pensé, rêvé, en quelque sorte virtuel...) et permettre sa diversité, son explosion puisque l’individu est libre de tout simuler et de tout dire derrière son écran, au risque cependant de la dépendance et de l’éloignement de plus en plus grand de la vie réelle. Les performances du transgenre italien Helena VELENA, qui se réclame du situationnisme et de l'anarchisme se manifestent aussi sur le net, dans un blog sulfureux «non faits pour les esprits modérés» (http://www.helenavelena.com/).
Ce cyberespace et les technologies qui le soutiennent permettent à l’esprit humain de vagabonder, de découvrir, d’expérimenter, de briser les frontières, de jouer à son propre mode. Il profite par exemple à une « hyperphilosophie »1200 qui fait exploser son champ de connaissances et d’études dans l’hypervirtuel, la transversalité, sans être dupe des dangers et appelant au contraire au renforcement des résistances à tout risque d’uniformisation. Dans la Préface à l’ouvrage collectif cité, Derrick DE KERCKHOVE rappelle d’ailleurs que « aujourd’hui, c’est le virtuel et la simulation qui nourrissent une pensée utopique permanente... ». Le cyberespace (ou cyberspace), ou e-topia ou « troisième espace » (après l’espace physique et l’espace mental) serait donc un monde ouvert par excellence...
De nombreux artistes se sont rapidement emparé du multimédia et de «nouvelles» technologies, comme par exemple celles et ceux de l'USCO-The Company of Us dans la Californie des années 1960. On y retrouve Stewart BRAND. Ces artistes cherchent sur l’Internet un lieu pour faire des expérimentations, pour donner libre cours à leur imagination, pour utiliser un nécessaire sens de la provocation et de l'absurde, pour disposer d'outils qui offrent libre court à l'imagination et qui permet de dépasser les outils traditionnels... car seul le virtuel n’a en fait pas de limite à leurs yeux. Tout est possible, et notamment le mélange enrichissant de tous les genres, les arts traditionnels, les technologies d’avant-garde, le virtuel et ses images de synthèse... On tend vers une symbiose entre l’artiste, le technicien, le spécialiste de la communication, l'agitateur militant... et l'utilisateur qui devient actif et parfois co-participant.
Dans le rôle des provocateurs militants et festifs, on peut citer le FAT Lab - Free Art and Technology, mouvement qui dénonce l'empire des multinationales (et surtout Google), leur récupération commerciale et leur domination technique. Ils mettent en avant la dénonciation (Cf. leur campagne «Fuck Google» en 2010 - Cf. leur site http://fffff.at/) et des propositions alternatives : culture libre, produits libres de droit, etc. Ces provocateurs et militants qui veulent, notamment via le net participatif, désacraliser l'art, se mettre au-delà de l'art, et renforcer son détournement (thème lancé surtout par les situationnistes), sont de plus en plus nombreux. Antonio SACCOCIO1201 en présente quelques mouvements : néoisme, net.futurisme, MAV-Mouvement pour un Art Volatilisé… L'un d'entre eux, Stefano BELLICE1202, confirme que le web libre et collaboratif encourage cette désacralisation et crée des liens horizontaux profitables entre expérimentations parallèles.
Ces essais artistiques s’expriment parfois également dans une utopie « douce » en jouant sur le double sens du mot soft : c’est le cas du Centre de recherche sur le multimédia et la réalité virtuelle ouvert au Japon en 1996, et nommé Softopia.
L’art parait donc aussi un art démocratisé puisque accessible par tous ceux qui se branchent sur le net. Le copyleft, le domaine public, les créations mutualistes (ou collaboratives) et les netlabels développent des productions libres ou à faible coût qui brisent la marchandisation de l'art. Dans le domaine musical une musique appropriée au net et à sa diffusion libre se met progressivement en place, et encourage la production artistique de chacun1203.
Les recherches les plus intéressantes sont à mon avis à trouver autour des nouveautés de l’hypertextuel (même si ses balbutiements depuis les années 50 ont déjà proposé de multiples pistes), et dans les délires du « netart ». Un atelier expérimental est très riche sur ces thèmes, c’est celui du CICV, Centre International de Créations Visuelles d’Hérimoncourt, dans le Doubs, dont le site sur la toile propose de nombreux exemples.
Cependant une « dérive utopiste » artistique « technicienne » semble plus difficile à cerner1204. L’art « techno-cyber » (ensemble des techniques et des expressions s’appuyant sur l’ordinateur et le monde numérique) réussirait à s’émanciper de la nature, de l’espace-temps, et par une dimension « ultramédia », atteindrait l’autonomie de création, autant pour les auteurs que leurs utilisateurs ou spectateurs. Si l’autonomie libertaire est au bout de la route, l’artificialité et un discours trop techniciste, trop « technophile » brouillent considérablement le message et contribuent à faire croire à l’artiste « techno-cyber » qu’il a dépassé l’utopie et sa nécessité. Vaste illusion…
Une autre dérive provient à mes yeux de l'usage des propagations virales de pseudo-discours, pseudo-évènements, pseudo-créations… qu'utilisent largement le net.futurisme et le MAV. On comprend bien l'intérêt ludique qui permet de diffuser rapidement canulars ou fausses nouvelles, on saisit bien que cela ouvre un imaginaire sans limite et sans tabou, et que ces pratiques contribuent à déboulonner hiérarchies, dogmes ou conventions, notamment en entretenant la confusion1205. Mais le ringard que je suis reste toujours hermétique aux spams, fausses informations, manipulations, rumeurs urbaines et autres éléments semblables ou purement intégrés à la théorie du complot… Pour moi tout cela :
- est une forme de pollution pénible et de plus en plus fréquente qui me fait perdre temps et énergie,
- est une forme de manipulation absolument pas humaniste dans son fondement,
- est une charge technique supplémentaire pour le net qui est déjà trop surchargé et qui tend à engorger et à ralentir le réseau,
- est un renforcement des pensées complotistes qui ne renforcent pas l'intelligence et la relativité, mais qui appuient les côtés les plus crédules et les plus dommageables de notre humanité. Le complot appartient au totalitarisme dont il est un des supports et un des moyens de manipulations de masse. Les libertaires n'ont donc aucun intérêt à le développer même de manière ludique.
Entre informatique et possibilités des réseaux, les mondes virtuels, souvent sous forme de jeux (mais on peut aussi concevoir d'autres domaines, comme l'urbanisme, l'industrie innovante, la recherche…), permettent d'ouvrir sens et imaginaires. On peut innover, tester des cadres indéfinis, ou tenter des techniques nouvelles, ou modifier sa perception… L'utopie est permise, encouragée, évolutive. Elle n'a plus de limite hormis la puissance du logiciel et de la machine porteuse. Créer des mondes, s'y insérer, les modifier du dehors ou du dedans… Les programmes d'aujourd'hui permettent de tenter soi-même des utopies nouvelles, ou de s'emparer des utopies proposées qu'on peut ainsi modifier.
Apprenti démiurge ou créateur, le joueur ou utilisateur de ces produits y entre pour le meilleur (libérer son imaginaire et tester toutes les voies et toutes les périodes grâce à la potentialité énorme des simulations) et le pire (addiction aux logiciels et la croyance en une toute puissance qui n'est que virtuelle et donc dérisoire et artificielle). Il dispose d'une utopie par procuration, pas une propre création. Le trip virtuel peut s'apparenter au trip des drogues, il ouvre des horizons mais finit souvent par la gueule de bois et le malaise, augmenté d'une intense frustration.
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