La norme entre paradoxe et necessite : une etude du role du responsable qualite


Section 2. Les normes comme outil de contrôle



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Section 2. Les normes comme outil de contrôle :
“ Le contrôle organisationnel est l’ensemble des mécanismes et processus qui permettent à une organisation de s’assurer que les décisions et comportements développés en son sein sont en cohérence avec ses objectifs ” (Langevin & Naro, 2003).

La définition de Langevin et Naro permet d’attribuer à la norme ISO 9000 le statut d’outil de contrôle. Elle participe en effet à la collecte de l’information rendant possible le pilotage de l’entreprise.

Cet outil de contrôle est fourni par une entité externe à l’entreprise, l’agence de normalisation, qui fixe des règles d’organisation susceptibles d’améliorer la coordination des actions au sein de l’entreprise dans le respect des objectifs de celle-ci. Le contrôle est ainsi basé sur des normes d’activité et se traduit en obligations de moyens. On accorde de ce fait beaucoup d’importance aux documents qui permettent de noter la mise en œuvre effective des moyens requis. On peut presque parler à travers la norme ISO 9000 d’une gestion par l’éthique car il y a une relation d’engagement moral de l’entreprise vis à vis de l’organisme certificateur et parallèlement un engagement moral des salariés de l’entreprise vis à vis des procédures fixées. Enfin, la procédure présente une logique forte, qui est particulièrement flagrante quand on replace cette norme dans le paradigme général de la qualité. Celui-ci développe une représentation globalisante, structurant la prise de décision et le contrôle, en une succession de feed-back qui donne à l’ensemble une grande solidité systémique1.

Ce mode de fonctionnement participe à la construction d’une image particulière de l’organisation et alimente les jeux de relation au sein de l’entreprise du fait de l’expertise en qualité qu’il nécessite.



2.1. Normes et construction d’une image de l’organisation :

La mise en place de la norme ISO 9000 procède d’un modèle d’action particulier, ici la qualité totale.

Parallèlement il demeure toujours une incertitude quant à son processus d’acceptation dans l’organisation candidate à la certification.

2.1.1. Le modèle d’action de la norme :

Pour Hatchuel et Weil, l’outil procède d’un modèle, c’est à dire d’un schéma idéal, de trois manières complémentaires :



  1. à travers le modèle formel (substrat technique) : c’est l’ensemble des symboles qui rendent sa représentation possible, et ce sont aussi les éléments concrets qui permettent son fonctionnement

  2. à travers le modèle d’action (philosophie gestionnaire) : l’outil exprime dans son fonctionnement une philosophie de l’action qui se rattache à un principe de rationalisation. Cela tend à légitimer cet outil d’une part, et d’autre part cela oriente et organise son application.

  3. à travers le modèle d’organisation (organisation idéale) : c’est l’organisation qui permet à l’outil un fonctionnement le meilleur possible.


Tableau 4 : les dimensions de l’outil de gestion

Modèle formel

Modèle d’action

Modèle d’organisation

Ensemble des symboles qui rendent la représentation de l’outil de gestion possible

Philosophie de l’action et principe rationalisateur

Organisation idéale pour le fonctionnement optimal de l’outil de gestion

Extrait de  « L’expert et le système », Hatchuel et Weil (1997)
Dans le cas de la norme ISO 9000, le modèle formel correspond à la représentation fournie par le texte de la norme lui-même et à la description dans la norme du type de fonctionnement que doit atteindre l’organisation ; par exemple, il est indiqué les points que doit comprendre l’ordre du jour des revues de direction destinées une fois par an à réaliser un bilan de la politique qualité menée au sein de l’entreprise. De même, le texte de la norme ISO 9000 fournit des obligations en terme de procédures pour la gestion documentaire. Sans fournir directement les procédures propres à chaque organisation, il souligne les points de leur gestion à écrire. Il en est de même en ce qui concerne la gestion des produits non conformes. La norme ISO 9000 analyse et décrit les traitements à organiser de manière à assurer la maîtrise des produits non conformes c’est à dire éviter une circulation non volontaire de produits ne correspondants pas aux normes fixées. Dans tous ces exemples, le texte de la norme ISO 9000 constitue bien la représentation de la norme en tant qu'outil de gestion, y compris d’un point de vue concret (modèle formel ou substrat technique chez Hatchuel et Weil).
Le modèle d’action, quant à lui, est celui de la qualité totale. Cela apparaît dans le schéma systémique globalisant du fonctionnement de l’entreprise fourni par le modèle de la norme ISO 9000. Chaque dysfonctionnement détecté doit être suivi d’une action corrective.
Quant au modèle d’organisation, il représenterait ici dans le cadre de la norme ISO 9000, une organisation où chaque individu serait un relais parfait pour la politique qualité de l’entreprise. Cela signifie que l’ensemble du personnel devrait avoir un niveau élevé de formation à la qualité et que chacun devrait être convaincu de l’utilité de l’application de la norme ISO 9000 et de sa non négativité à son égard. Ainsi, par exemple, les non conformités en terme de produits ou de services ne devraient pas être considérées comme un jugement porté sur une personne, celle ayant fabriqué le produit ou exécuté le service, mais comme un fait constaté déclenchant une action pour éviter que ce genre de non conformités ne se reproduise. Dans cette organisation idéale, le modèle de la norme ISO 9000 devrait pouvoir montrer toute son efficacité. Ceci met en évidence l’importance du contexte organisationnel dans lequel l’application de la norme se réalise.

2.1.2.La norme dans l’entreprise :



Pour Hatchuel (2002), la notion d’entreprise recouvre «  un type d’action collective où phénomènes économiques et sociaux s’emmêlent inévitablement. On doit y concevoir l’action collective simultanément dans une logique d’échange entre individus (contrats, rémunérations etc…) et dans une logique de groupe social (« esprit de corps », intérêt et langages communs etc…) ».(p.16)

Pour cet auteur, il n’est donc pas possible de séparer en gestion les relations d’ordre économique, basées sur l’utilitarisme, qui sont l’objet de la Science Economique, des relations d’ordre collectif, basées sur les phénomènes de groupe, qui sont l’objet de la Science Sociologique. Il lui semble en effet que l’entreprise constitue un « artefact » réductible ni à un type particulier de relations (comme en économie, où les relations étudiées se rattachent à la production de la richesse et à la répartition de cette dernière), ni à un groupe d’individus particulier (comme en sociologie où l’on étudie les caractéristiques de groupes humains distincts : les hommes, les femmes, les ruraux, les riches, les pauvres etc…) D’après Hatchuel, alors que l’économie et la sociologie se sont développées à partir d’un projet théorique fondateur (théorie walrassienne du marché pour l’économie, faits sociaux définis par Durkheim pour la sociologie), la gestion s’est développée suite à des besoins éducatifs liés à la formation des dirigeants des entreprises. L’unification théorique reste à faire et la gestion se trouve souvent attaquée sur ses bases théoriques.

Hatchuel présente donc un projet théorique global qui éclaire la problématique de la mise en place des normes organisationnelles telles celle de l’ISO 9000. Pour lui la spécificité des sciences de gestion peut être résumée en quatre points :

  1. premier point : les sciences de gestion sont nées des questions et des difficultés de l’action dans les entreprises

  2. deuxième point : l’entreprise est un collectif particulier. Elle est éphémère et n’admet pas de définition d’elle-même.

  3. troisième point : l’entreprise doit simultanément définir ce qu’elle va faire et la manière dont elle va le faire . Autrement dit, en tant qu’action collective, elle n’existe que parce qu’on la pense ! Il y a inséparabilité de l’action collective et de la pensée sur cette action.

  4. la forme d’action collective que représente l’entreprise n’est ni naturelle (comme pourrait l’être une action familiale), ni traditionnelle (comme pourrait l’être une action culturelle annuelle) , ni territoriale (comme pourrait l’être une action menée par un pays pour défendre sa souveraineté), ni légitimée par une quelconque transcendance (comme pourrait l’être une action religieuse). Elle constitue donc une action « artefactuelle ».

C’est cette dernière dimension, celle de la nature « artefactuelle » de l’entreprise, qui explique d’après Hatchuel le développement des doctrines de management. En effet, ces doctrines sont à la fois la conséquence et la condition de cette « artefactualité ». C’est pour cela que les entreprises sont capables de se métamorphoser et de récupérer les critiques qui leur sont faites (Boltanski et Chiapello, 1999).

Le développement des normes organisationnelles du type ISO 9000 alimente ces doctrines de management qui construisent la définition de l’entreprise. Elles proposent en effet un modèle théorique idéal d’organisation qui apparaît nettement dans les entreprises en croissance ou en mutation où les responsables qualité soulignent le rôle de fil directeur que joue le texte de la norme ISO 9000. Mais réciproquement, les entreprises elles-mêmes, telles qu’elles existent, alimentent l’établissement et l’évolution des normes organisationnelles. C’est pour ces raisons que la norme ISO 9000 en est à sa troisième version. Les deux versions précédentes ont été modifiées pour ne plus limiter le modèle de la norme à des relations entre fournisseur et sous-traitants et pour en permettre les applications aux entreprises de services.(les premières versions étaient très marquées par l’origine militaro-nucléaro-industrielle du modèle).
En tant qu’outil de gestion la norme ISO 9000 se rattache plutôt aux sciences de l’organisation dans le débat qui oppose les tenants de la gestion en tant que « sciences de l’organisation » aux tenants de la gestion en tant que « sciences des organisations ». En effet, dans le premier cas, les auteurs insistent sur les objectifs d’activité organisatrice de la gestion et mettent en avant les techniques de gestion, tandis que dans le second les auteurs insistent sur la diversité des organisations et la nécessité d’en rendre compte. Pour Hatchuel, il convient de relier les deux pendants en associant savoirs et relations. En effet, si un dirigeant présente un projet d’actions à réaliser, il le fait sur la base d’un certain savoir. Mais son action est rationnelle ou intéressante ou juste et donc elle n’est acceptée que s’il existe un moyen de faire apprécier par autrui le savoir de ce dirigeant. Cela implique la nécessité d’un autre individu qui portera le jugement sur l’action projetée. Ainsi Hatchuel souligne-t-il :

« Il n’y a pas de jugement de l’action de A, sans un acteur B, qui puisse construire (et par quels moyens ?) « un savoir (de B) sur le savoir de A ». (2002, p.32)
Mais aucun acteur ne peut à lui tout seul déterminer le cours d’une action collective : cela signifierait qu’il dispose d’un savoir infini et que les autres acteurs obéissent à ses ordres en les réalisant comme lui même l’aurait fait. Il n’y a donc pas de fait collectif naturel (sans savoir) ni de construction de la réalité (sans relations). Tout collectif renvoie à son tour à un savoir qui le détermine comme collectif et une relation est donc à la fois un savoir sur ce qui relie des acteurs et une condition pesant sur les savoirs détenus par chacun. Ainsi dans le cas d’une relation hiérarchique, c’est la position supérieure du chef qui fait supposer au subordonné que le projet d’action du chef est valable : celui-ci bénéficie d’un a priori qui lui est favorable car il est sous-entendu que s’il est chef c’est parce qu’il en sait un peu plus que les autres et que cela a été contrôlé par un tiers.
Par contre dans une relation avec un expert, il n’existe aucune obligation d’obéissance systématique. Mais l’expert est supposé être un spécialiste dans son domaine et donc par reconnaissance intellectuelle, le salarié acceptera la plupart du temps ses indications (il convient cependant que l’expert n’ait pas détruit son crédit initial par des erreurs grossières de jugement dans ses décisions antérieures). Pour Hatchuel, l’expert est un « attracteur de l’action collective », son rôle allant dans le sens du principe de rationalisation, principe cher au monde des entreprises.
Ainsi la norme ISO 9000 trouve sa légitimité dans le fait qu’elle est censée avoir été construite par des experts et que sa diffusion elle-même est soutenue par des experts qui peuvent être externes (consultants) ou internes (responsables qualité). Quand sa mise en place génère des problèmes importants, cela peut alors créer dans l’esprit des personnes des phénomènes de dissonnance cognitive.

Il est abusif de dire qu’une action collective se déroule selon le plan prévu. Hatchuel indique que cet énoncé est acceptable en pratique mais que l’action collective ne peut se réduire à un plan, c’est à dire au savoir d’une partie des acteurs. Les plans seraient des savoirs que certains acteurs tentent de prescrire à autrui au cours de l’action collective comme des stimulations. Mais une action collective ne peut jamais se réaliser en suivant le plan qui avait été prévu à la lettre : elle est à la fois différente du plan et plus que le plan.

Il ressort de ce qui vient d’être développé qu’il existe une philosophie sous-jacente à la mise en place de la norme ISO 9000 : la qualité totale. C’est ce que Hatchuel et Weil appellent le modèle d’action.

Parallèlement un outil de contrôle est aussi soumis au contexte de son utilisation. Ainsi la mise en place de la norme ne se réalise jamais comme le plan du responsable du projet, ici le responsable qualité, le prévoyait.


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