Section 1. La norme comme texte à découvrir :
La question du sens à donner aux termes de la norme ISO 9000 nous plonge d’emblée au cœur du problème du langage et de sa signification. Grâce à lui, des représentations comme la norme peuvent se développer et être diffusées.
1.1.Le langage :
Foucault (1966) montre que l’on ne peut plus penser que le langage soit un élément transparent comme on le croyait à l’époque Classique. En effet, après la période du Moyen-Age où le langage avait trois dimensions1, l’époque Classique a apporté une vision simplifiée du langage qui n’était plus considéré que comme un voile transparent, chaque mot ayant la même signification chez tous les individus quels que soient l’endroit et le lieu. Foucault explique ensuite que l’époque Contemporaine nous a amenés à revoir cette philosophie du langage en découvrant la dimension historique de ce dernier. Le langage apparaît ainsi de nos jours comme un construit, fruit des sociétés où il se développe, et réciproquement jouant un rôle non neutre sur ces mêmes sociétés. Il véhicule donc une interprétation et une philosophie du monde qu’il habite.
“ Le seuil du classicisme à la modernité a été définitivement franchi lorsque les mots ont cessé de s’entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la connaissance des choses ” (p.315).
Les mots ont ainsi perdu la transparence qu’on leur prêtait. Ils sont imprégnés du contexte qui les a vu naître :
“ Les mots sont comme autant d’objets constitués et déposés par l’histoire ” (p.315)
Bakthine (1977) reprend cette idée en lui donnant toute sa portée sociale quand il indique :
« Il n’est pas un seul énoncé verbal qui puisse, en quelque consistance que ce soit être porté au seul compte de son auteur : il est le produit d’une interaction verbale entre locuteurs et plus largement le produit de toute la conjoncture sociale complexe dans laquelle il est né (…) n’importe quel produit de notre activité linguistique, du propos quotidien (…) résulte non de la réaction subjective du locuteur, mais de la conjoncture sociale dans laquelle il est prononcé. La langue et les formes qu’elle revêt sont le produit d’une communication sociale continue au sein d’un groupe linguistique donné. »(p.174)
Peirce (2002) adopte aussi cette vision d’un langage que l’on doit resituer dans son contexte à travers son modèle triadique. Dans ce dernier on retrouve le signe, le signifiant et l’interprétation à donner. Cette dernière donne l’autonomie à l’individu. C’est en effet elle qui lui permet dans son travail de tous les jours de situer les tâches qui lui sont demandées et d’y répondre avec pertinence. Il ne suffit pas d’avoir l’information, il convient aussi de savoir l’interpréter.
Ainsi Lorino (1995) explique que l’uniformité syntaxique peut cacher une tour de Babel sémantique. En effet, alors que la syntaxe établit des règles de cohérence logiques et formelles, il n’existe pas de sémantique objective. L’idée d’un modèle dyadique avec une sémantique stable et déterminée d’en haut ne fonctionne pas ; il existe non pas deux éléments (le signifiant et le signifié ) mais trois : l’objet, le signe et la loi d’interprétation. Cette loi d’interprétation se transforme à travers l’expérience de l’interprétant ce qui permet l’évolution sémantique. Lorino reprend donc l’idée du modèle triadique de Peirce et indique aussi que modèle triadique et autonomie cognitive sont liés : c’est la richesse du système interprétatif qui va permettre de comprendre des situations différentes.
Par exemple, Lorino cite le cas de pièces défectueuses au niveau de la production dans l’entreprise. Sur la base de l’analyse de Peirce, il distingue trois éléments :
-la priméité, c’est à dire la donnée brute qui serait ici représentée par la notion de défectuosité
-la secondéité qui traduit l’instanciation d’une donnée brute, ici les pièces effectivement défectueuses du fait qu’elles ne vérifient pas les mesures de référence
-la tiercéité qui est le sens donné à l’action, ici le jugement apporté par l’acteur-opérateur qui, connaissant le contexte d’utilisation de la pièce, grâce à son expérience, saura si elle est effectivement à mettre au rebus ou si elle peut convenir pour l’usage que l’on souhaite en faire. C’est lui qui dans une dernière étape décide de la qualification de la pièce en pièce défectueuse ou non, donc mise au rebus ou non.
Il existe ainsi des aller-retour permanents entre priméité, secondéité et tiercéité, l’interprétation finale à travers la tiercéité pouvant à terme modifier la priméité, ici la notion de défectuosité. (par exemple, acceptation d’une marge plus importante des mesures à vérifier pour les pièces si l’on réalise avec l’expérience que le degré d’exigence est excessif vu l’usage auquel elles sont destinées).
Pour autant si le langage est complexe (ici en raison d’une interprétation variable de l’adjectif « défectueux »), il est un instrument indispensable à la pensée même si sa neutralité est remise en cause. En effet, il est un ensemble de “ systèmes de notes que les individus ont d’abord choisies pour eux-mêmes : par ces marques ils peuvent rappeler les représentations, les lier, les dissocier et opérer sur elles ” (Foucault,1966).
Sans mots l’homme ne pourrait donc ni penser, ni communiquer ses pensées.
De Saussure (2002) et le courant structuraliste indiquent de leur côté que n’importe quel signifiant pourrait correspondre à n’importe quel signifié. En cela réside un arbitraire total. Mais le choix fait, il s’impose à tous. Réciproquement cet arbitraire permet de ne pas modifier le signifiant lorsque le signifié change (c’est ce que l’on peut appeler la stabilité des signifiants)2.
Cette stabilité des signifiants permet de développer une pensée abstraite. L’esprit humain peut catégoriser, généraliser et discuter sur les caractéristiques générales établies concernant une chose. Comme l’indique Piaget (cité par Dolle, 1997) : “ l’intelligence organise le monde en s’organisant elle-même ”. Le concept utilisé par Piaget pour expliquer la construction de sens chez le jeune enfant est celui de schème. Le schème est ce qu’il y a de plus généralisable dans une action et de plus transposable comme tel d’une action à une autre. Il est par conséquent le cadre dans lequel un grand nombre d’action se regroupent. Il est un cadre d’assimilation des actions de même nature pour reprendre un terme de Piaget. A chaque action élémentaire correspond un schème particulier et lorsque l’enfant souhaite réaliser une action plus complète il associe et coordonne entre eux plusieurs schèmes. L’activité à travers la répétition d’actions fixe ou consolide les schèmes (assimilation reproductrice). Elle peut également discriminer les significations des situations rencontrées par l’enfant et donc les assimiler à des schèmes. Enfin elle étend le champ des schèmes d’action à des situations non encore rencontrées : c’est l’assimilation généralisatrice.
Quant à l’accommodation, autre concept de Piaget, elle consiste à différencier les schèmes d’actions pour mieux les adapter aux conditions changeantes ou à créer des schèmes nouveaux. Piaget suppose que cette organisation se réalise dans l’esprit en situation d’apprentissage sans que le langage n’intervienne.
Mais d’autres auteurs, par contre, pensent que la pensée ne peut se structurer sans langage. Entre autres, Foucault insiste sur l’organisation de la pensée que procure le langage :
“ Il (le langage, ndlr) est à la pensée et aux signes ce qu’est l’algèbre à la géométrie : il substitue à la comparaison simultanée des parties (ou des grandeurs) un ordre dont on doit parcourir les degrés les uns après les autres. C’est en ce sens strict que le langage est analyse de la pensée : non pas simple découpage mais instauration profonde de l’ordre dans l’espace ”. (p.97)
Il apparaît à travers les propos de Foucault que le langage est très lié aux représentations mentales que nous construisons du monde qui nous entoure. Nous allons donc aborder maintenant dans notre réflexion le problème des représentations mentales.
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