C’que j’ai sous mon jupon
Lari ron
C’que j’ai sous mon jupon.
C’est un p’tit chat tout rond
Lari ron
C’est un p’tit chat tout rond.
Dès lors, il me fut interdit de rester dans la chambre. Je m’installai, moi aussi, dans le couloir, avec le cousin Debray qui ne m’adressa pas une seule fois la parole. Le cousin rôdait d’un bout à l’autre du couloir, les mains derrière le dos, l’air préoccupé, mécontent, trouvant sans doute que l’agonie se prolongeait au-delà de toute convenance. Il était fatigué et sale. Lui, si propre d’habitude, avait ses vêtements couverts de poussière, la barbe trop longue, un foulard noir noué en corde autour de son cou. Quelquefois il entrait dans la bibliothèque, où je l’entendais taper sur des livres, puis il s’en revenait s’asseoir sur le grand fauteuil, maugréait, mâchonnait sous sa moustache des mots que je ne comprenais pas.
Dans la chambre, les accès se succédèrent rapides... terribles. À travers la cloison m’arrivaient des cris forcenés, des cris étouffés, des râles, des gémissements ; c’étaient aussi des bruits de lutte, des craquements de sommier, des vacillations de meubles, quelque chose de vague et d’angoissant qui me donnait l’impression d’un assassinat. De temps en temps, la voix de mon père suppliait :
– Voyons, Jules, mon ami, calme-toi !
De temps en temps, la voix de Jules hurlait :
– Viens ici !... Ah ! la putain !... qu’on la fouette !
Le curé Blanchard accourut, resta une demi-heure, et ressortit accompagné par ma mère. Ils chuchotaient :
– C’est affreux !... c’est affreux !... Il ne reconnaît plus personne, disait ma mère.
– Heureusement, répondait le curé... Sans cela, il n’aurait pas voulu... Enfin, ça y est... Les gens n’ont pas besoin de savoir le fond des choses.
Et ce fut toute la journée, au milieu des allées et venues, un effarement, une hâte, une folie qui grandissaient. Le capitaine rétrécit l’espace de sa faction, les yeux fixés sans cesse sur la porte, par où une pauvre âme maudite allait s’envoler, disparaître.
L’agonie se prolongea deux jours encore, deux jours atroces qui me firent l’effet de deux siècles. Comment je ne suis pas devenu fou, en vérité, je l’ignore. Je vivais en une continuelle horreur, ma raison s’égarait, prise de vertiges insoupçonnés ; les perceptions de mes sens, ébranlés par des secousses trop violentes, s’altéraient ; les objets les plus ordinaires revêtaient des aspects menaçants, anormaux, extra-terrestres. Il me semblait que mon père, que ma mère, quand ils traversaient le couloir, glissaient, eux aussi, emportés en une fuite d’ombres, comme des êtres inexistants de cauchemar, qu’ils avaient en eux quelque chose de la folie effarante de l’abbé. Le curé, qui revint plusieurs fois, me paraissait un songe extravagant et prodigieux, échappé du cerveau d’un fiévreux. De même que mon oncle, je le voyais virevolter avec d’étranges ailes noires, pareil à un gros oiseau sinistre et carnassier. Bien que je ne fusse pas entré dans la chambre, durant ces jours abominables, il m’était impossible d’écarter la terrifiante vision de mon oncle Jules, hideux de luxure. Au contraire, elle m’obsédait, se multipliait, s’amplifiait en des images de débauche spectrale. Chaque rugissement, chaque étranglement, chaque convulsion, chaque hoquet que, distinctement, j’entendais à travers le mur, se représentaient physiquement à mon imagination, affectaient des formes visibles et tangibles, des formes de rêve incohérent, des mouvements de vie paradoxale et monstrueuse, dont l’effroi macabre allait se développant. J’aurais voulu m’enfuir, et je ne le pouvais pas. Je restais là, écoutant cette voix qui vomissait, avec les suprêmes souffles de la vie, les blasphèmes et les impuretés ; je restais là, écoutant les révoltes dernières de ce cerveau maudit, les derniers spasmes de ce sexe damné. Et je me rappelais ces déchirantes paroles de mon oncle : « Quelle douceur de s’en aller, ainsi bercé, sur le grand lac de lumière !... » Il y avait des heures où je me croyais mort, où je sentais tomber sur moi les étouffantes ténèbres de l’éternel Châtiment.
Vers la fin de ce deuxième jour, le bruit cessa, la voix se tut. Une heure, peut-être, se passa ainsi, dans le silence. La nuit se fit ; une clarté jaune brilla dans les fentes de la porte. J’étais tout seul. Le cousin Debray s’était enfermé dans la bibliothèque. Mon père sortit, m’appela.
– Va dire adieu à ton oncle, mon enfant, murmura-t-il, à voix basse. Deux grosses larmes roulaient sur ses joues pâlies.
J’entrai dans la chambre. Mon oncle reposait, la tête renversée sur l’oreiller. Le visage convulsé, affreusement jaune, le corps immobile, on eût dit qu’il dormait. De temps en temps, un spasme secouait ses mâchoires, et ses mains posées à plat sur les draps ; de sa bouche à peine ouverte, un petit bruit s’échappait doux et chantant comme le bruit d’une bouteille qu’on vide. La barbe poussée mettait des ombres dures sur la peau qui s’orangeait dans les saillies des os, qui se plombait dans l’évidement des muscles étirés. Au pied du lit, ma mère agenouillée priait. Priait-elle ?...
Je m’approchai : le cœur défaillant, je déposai un baiser sur le front de mon oncle. Et dans cette brève seconde, où mes lèvres touchèrent sa peau insensible, me revint à l’esprit, avec une extraordinaire netteté, toute la vie de ce pauvre être ; depuis le jour où, prenant mes livres de classe, il les avait lancés par-dessus le mur, d’un geste drôle, jusqu’au moment où il s’était blotti, obscène et si épouvantant dans l’angle de la chambre. J’éclatai en sanglots. Ma mère se releva, croisa les mains du mourant sur sa poitrine, inséra entre ses doigts un petit crucifix de cuivre, qu’elle avait apporté ; puis elle se remit en prières.
Moi, malgré ma douleur, j’avais dans l’oreille l’air de la chanson ; cet air revenait dans tous les bruits ; il était dans le chuchotement des lèvres de ma mère ; il était dans le râle, plus faible, plus léger, qui disait, en se dévidant ainsi qu’un doux ronron de chatte :
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