XXXIV
AU PAYS DES FORÇATS
Le voyage dura près d’un mois. L’Eloa faisait escale à tout instant. Affrété pour le petit factage et le service local côtier, il était à un transatlantique ce qu’est à un express un train de marchandises. Colombie, Venezuela, Guyanes anglaise et hollandaise défilèrent sous les yeux des impatients voyageurs.
Enfin ils eurent connaissance de l’embouchure du Maroni, qui limite au nord le territoire de la Guyane française. L’établissement pénitentiaire de Saint-Laurent leur apparut, puis un rideau épais de palétuviers, aux racines énormes, poussant dans la mer même, leur cacha l’intérieur du pays.
Sur une mer dure, coupée de courants rapides qui contrariaient sa marche, l’Eloa avançait lentement. Le 17 février, on eut connaissance des îles du Salut, où sont internés les déportés les plus dangereux et, vers le soir, le navire doubla le rocher de l’Enfant Perdu, surmonté d’un phare, et pénétra dans le port de Cayenne. Marcel et Yvonne se sentaient douloureusement impressionnés à l’approche de cette terre, où la fièvre jaune règne en maîtresse, où tant de braves soldats ont été dévorés par le fléau.
– Une fois dans la ville, leur dit le capitaine, ne buvez que des eaux minérales et vous vous porterez bien. Mais malheur à vous, si vous vous désaltérez à une source ou dans le courant d’un ruisseau !
La recommandation était nécessaire. Des forêts vierges de l’intérieur, les eaux s’écoulent vers l’Océan, charriant les séculaires pourritures d’un sol que la main de l’homme n’a jamais défriché. Elles roulent aussi les paillettes d’or des placers, comme si la nature prévoyante avait voulu mettre le remède auprès du mal. Car c’est le désir du métal précieux qui dirigera tôt ou tard un courant d’émigration vers la Guyane, et apportera à cette riche colonie la main-d’œuvre dont elle a besoin pour devenir florissante.
L’Eloa s’était rangée à quai. Marcel s’approcha du capitaine :
– Señor, lui dit-il, vous repartez demain au jour ?
– En effet.
– Peut-être continuerons-nous le voyage avec vous. Je viens pour affaires, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que je les termine ce soir-même. En ce cas, je ne me soucierais pas de séjourner dans ce pays malsain.
– Ce me sera un plaisir et un honneur de vous conserver à mon bord.
Le jeune homme salua l’aimable officier et rejoignit Yvonne, à qui il répéta la conversation qui précède.
– Pourquoi as-tu fait cela ? questionna Mlle Ribor.
– Pour ne pas séjourner ici. Il nous suffit de nous assurer qu’Antonin n’est pas dans la région. Si, ce que je crains, il n’y est pas venu, nous partons pour Bahia sur l’Eloa. De là, les vapeurs français qui y font escale nous ramèneront vite et confortablement aux Antilles.
Elle baissa la tête, et les yeux humides :
– Mais si nos amis n’ont trouvé de leur côté aucune trace de mon frère ?
– C’est bien simple, nous reviendrons sur nos pas.
– Tu voudrais ?
– Je veux le retrouver, te débarrasser du nom de Canetègne que ce misérable t’a infligé par surprise. Or, mon raisonnement est simple.
– Comme toujours, remarqua la jeune fille en souriant à travers ses larmes.
– Certes. Écoute. Antonin est allé à Madagascar ; les journaux en font foi. Au Tonkin, nous avons eu de ses nouvelles. Depuis, aucun indice. Il doit donc s’être arrêté dans l’une des îles du Pacifique.
Dalvan s’interrompit soudain. Deux hommes, que leurs pantalons de treillis, leurs vareuses et leurs képis bleu-marine à passepoils jaunes, désignaient comme gardiens des pénitenciers, s’approchaient. D’un même mouvement ils firent le salut militaire, et l’un prit la parole :
– Monsieur, mademoiselle, nous sommes chargés de vous conduire à l’hôtel du Gouvernement.
Les voyageurs se regardèrent surpris, vaguement inquiets.
– Êtes-vous sûrs de ce que vous dites ? demanda Marcel.
– Oui, monsieur.
– Vous ne nous connaissez pas, cependant.
– Non, Mais le Gouverneur vous connaît.
Très pâle, car il comprenait qu’un danger menaçait Yvonne, le sous officier promena ses yeux autour de lui. Plusieurs gardes des pénitenciers étaient à peu de distance. Évidemment toute résistance était inutile. Il fallait obéir.
– Conduisez-nous donc, messieurs.
Les hommes s’inclinèrent, et se plaçant à droite et à gauche des jeunes gens, se mirent en marche. Simplet remarqua que les collègues de ceux qui les escortaient suivaient le groupe d’un air indifférent. Son inquiétude augmenta. Mais il n’en fit rien voir à Mlle Ribor. À quoi bon l’effrayer ? Peut-être l’aventure allait-elle se terminer sans encombre.
Cependant, guidés par les gardiens, les jeunes gens s’engageaient dans l’allée des Palmistes, bordée de cocotiers aux troncs élancés, et arrivaient sur la place du Gouvernement. Préoccupés, ils n’eurent pas un regard pour la fontaine monumentale, qui versait en jets bouillonnants une onde claire dans son bassin de pierre. Ils passèrent entre les squares garnis de fleurs, et se trouvèrent devant le pavillon central donnant accès dans l’hôtel du Gouverneur. Leurs compagnons les poussèrent sous le vestibule, échangèrent quelques paroles avec un employé, qui se réveilla à demi pour leur répondre, et pénétrèrent dans une salle située à gauche de l’entrée. Ils avaient fait passer les jeunes gens les premiers, et s’étaient placés devant la porte comme pour leur enlever toute velléité de s’enfuir.
– Eh bien, leur demanda Marcel, que faisons-nous là ?
Ils ricanèrent :
– Vous allez le savoir.
Et soudain, en face d’eux, une autre porte s’ouvrit sans bruit, livrant passage à un homme de figure joviale, complètement vêtu de blanc. C’était le Gouverneur. Derrière lui marchait un individu dont la vue arracha à Mlle Ribor un gémissement :
– Monsieur Canetègne.
Le négociant était là, plus laid, plus hideux que jamais, car une joie méchante brillait dans ses yeux, un rire cruel ridait son visage ravagé par la variole. Sans quitter du regard sa victime, il vint s’asseoir à côté du Gouverneur. Celui-ci fit un effet de manchette, toussa pour éclaircir sa voix, et d’un ton paterne :
– Mademoiselle Yvonne Ribor, reconnaissez-vous M. Canetègne ici présent, votre époux ?
La jeune fille ferma les yeux. Il lui semblait qu’un abîme s’ouvrait sous ses pas et que le vertige l’y entraînait fatalement. Répondre, elle ne le put. De sa gorge contractée aucun son ne s’échappa. Ce fut Dalvan qui parla pour elle :
– En effet, M. Canetègne est le mari de ma sœur de lait.
Sa voix calme rappela Yvonne à elle-même. Elle considéra le sous-officier. Elle le vit blême, les lèvres tremblantes, mais maître de lui.
– Voici un point acquis, reprit le Gouverneur. Or, usant de son droit, M. Canetègne a fait appel à l’autorité pour contraindre sa légitime épouse à réintégrer le domicile conjugal.
– Réintégrer…, interrompit Yvonne.
Mais Dalvan l’arrêta, et doucement, avec un accent étrange dont la jeune fille fut dominée :
– Certainement, petite sœur. Tu n’aimes pas M. Canetègne qui t’a épousée par surprise. Le procédé manque de délicatesse ; seulement ce monsieur est le plus fort, il faut céder.
Et rapidement, il ajouta si bas qu’elle l’entendit à peine :
– Ainsi je n’aurai qu’un ennemi à combattre. Sinon, il nous fait arrêter, et j’ai contre moi toute l’administration de la justice du pays.
Le Gouverneur ne soupçonna pas cette réflexion. Il se frotta les mains d’un air satisfait :
– Vous parlez sagement, monsieur. Et vous, mademoiselle, vous écouterez, j’en suis sûr, les conseils de votre frère. Il nous en coûterait d’user de violence avec vous, et cependant la loi est formelle. Sur la demande de votre mari, nous devons, de gré ou de force, vous reconduire en sa maison.
Yvonne frissonna. Son mari, ce misérable qui se trouvait en face d’elle ! C’était donc vrai ! Elle était en son pouvoir, à sa merci. Elle, innocente, avait été condamnée par les juges. Aujourd’hui l’administration française la livrait sans défense à son ennemi. Elle eut une pensée de révolte. Elle eut envie de mordre, de crier son désespoir, sa honte, son épouvante. Heureusement Simplet suivait sur ses traits mobiles ses diverses impressions. Il arrêta l’éclat qui allait se produire.
– Petite sœur, n’oblige pas M. le Gouverneur à te confier à ses agents. De bon gré, suis M. Canetègne.
Et avec ironie :
– Il n’est ni beau, ni honnête, ni digne. Son visage reflète la beauté de son âme, mais il est ton époux. Suis-le, M. le Gouverneur te permet de lui marcher sur les talons, ce sera ta vengeance.
À force d’énergie, le courageux garçon avait ramené le sourire sur ses lèvres. Il plaisantait, et le Gouverneur, amusé par la scène, opinait du bonnet. Canetègne, qui ne s’amusait pas, se leva et s’inclinant :
– Alors, je puis emmener ma femme ?
– À l’instant.
– Et selon votre promesse, M. le Gouverneur, vous ne rendrez la liberté à ce jeune homme…
– Qu’une demi-heure après votre départ.
Yvonne tourna les yeux vers son frère de lait. Celui-ci demeura impassible.
– Va, petite sœur, ordonna-t-il seulement.
Son calme donna du courage à la jeune fille. Elle eut la force de dire à Canetègne :
– Monsieur, veuillez me montrer le chemin.
Celui-ci, étonné, mais triomphant, ne se fit pas répéter l’invitation. Il salua le Gouverneur et se dirigea vers la sortie, non sans jeter à Marcel un coup d’œil narquois. Alors, Mlle Ribor hésita. Elle fit un pas vers Dalvan, les mains tendues, suppliante et désolée. Il l’écarta du geste et redit d’une voix ferme :
– Va, petite sœur.
Elle courba la tête, et dominée par la volonté du sous-officier, elle sortit lentement, accompagnée par le commissionnaire et les deux agents qui l’avaient amenée. La porte se referma derrière eux.
– Monsieur, fit alors le Gouverneur à Simplet immobile, monsieur, croyez que je regrette d’être mêlé à tout ceci. Mon devoir hélas ! est de veiller à l’application des lois. Tâche ingrate, monsieur. Enfin, vous êtes mon prisonnier pour trente minutes seulement. Laissez-moi vous offrir un grog comme vous n’en trouverez pas dans toute la colonie. Du tafia première marque, du lait de coco frais et de la glace fabriquée chez moi.
L’invitation fut acceptée, et bientôt Dalvan pénétrait avec son hôte dans une autre pièce de l’hôtel, ou des pankas se balançaient automatiquement donnant à l’air une fraîcheur relative.
Le Gouverneur, très aimable homme, présenta son hôte à sa femme qui se trouvait là, étendue sur une chaise à bascule. Celle-ci, créole nonchalante et gracieuse, daigna tendre la main au visiteur. Bien plus, elle consentit à préparer elle-même la boisson promise par son mari. Ses yeux noirs ne quittaient pas le visage de Marcel. Évidemment le sous-officier l’intéressait. Un greffier vint prier le Gouverneur de passer à son bureau pour recevoir un pli du commandant du port. La créole demeura seule avec Dalvan.
Alors son attitude changea. Elle courut à lui.
–… Le temps presse… Mon mari ne me pardonnerait pas s’il savait… mais il le faut. Vous me plaisez, et cette jeune femme aussi. Mariée à un si vilain homme, si vilain que les maraïos – (oiseaux du pays qui se terrent comme les lapins) – en auraient peur. Il est arrivé huit jours avant vous. Il avait pris un bateau direct… Il a emmené la jeune dame à bord d’un cutter à vapeur qu’il a loué. Maintenant il doit être sorti du port, mais il va relâcher le long de la côte, à quelques milles de Cayenne, près de la rivière Tanute. De là, les agents seront ramenés ici par le canot, qui ralliera ensuite le bateau. J’oubliais de vous dire son nom : le Véloce. Puis il s’éloignera pour une destination inconnue.
Et comme le jeune homme voulait remercier la charmante créole :
– Taisez-vous, dit-elle, mon mari revient. Pas un mot. Sauvez votre amie, j’en serai heureuse.
Le gouverneur rentra et trouva sa femme très occupée à mélanger la glace et le lait de coco, opération délicate d’où dépend la saveur du rafraîchissement guyannais.
Souriant, Marcel dégusta le breuvage, puis il prit congé du fonctionnaire qui ne le retint pas, la demi-heure étant écoulée. Seulement, avant de partir, le sous-officier serra doucement la main de la jolie créole qui l’avait renseigné.
– Madame, dit-il, j’ai lu jadis un roman de chevalerie. Un certain Amadis de Gaule était assuré du succès, lorsqu’au début de sa course il rencontrait une bonne fée. Je vous remercie de vous être trouvée sur mon chemin.
– Quel madrigal ! exclama le gouverneur, ma femme, une fée !
– Elle en a les yeux, cher monsieur. Et les yeux, vous le savez, sont des fenêtres où vient respirer l’âme.
Sur ces mots, Dalvan salua derechef la créole, doucement émue et sortit. Le gouverneur éclata de rire, et se rapprochant de sa femme :
– Eh bien ! Luina… tu le vois. Tu avais tort comme toujours, avec tes suppositions romanesques. Quand je t’ai parlé de ces jeunes gens qu’il me fallait séparer, tu as jeté les hauts cris : ils vont être malheureux ! Et pas du tout. Il rit, prend du tafia, et ma parole, il allait engager un flirt avec toi.
La gentille femme eut un sourire énigmatique et répondit :
– Tu as raison comme toujours, toi. Les hommes sont décidément plus clairvoyants que nous autres, pauvres épouses.
Cependant Dalvan avait quitté l’hôtel. Il gagna la rade. Sur le quai, un matelot fumait sa pipe dans l’étroite zone d’ombre d’une pile de ballots. Le sous-officier alla vers lui :
– Il fait chaud, hein ? commença-t-il.
– Un peu. Chômage pour les calfats, monsieur. Le goudron coule comme de l’eau.
– Chômage pour tout le monde. Je regarde autour de moi, tout semble dormir à terre et à bord des navires qui sont sur rade.
– Bien sûr. Et cependant il y a des gens qui font trimer leur équipage malgré cette température de four !
Simplet tressaillit. Le matelot qu’il voulait interroger, venait au devant de ses questions :
– De qui parlez-vous donc ? reprit-il d’un air indifférent.
– D’un satané terrien, soit dit sans vous offenser, qui vient de quitter le mouillage avec son bateau, le Véloce qu’il s’appelle. En voilà un qui ne m’inscrira pas sur son rôle d’équipage.
Le mathurin était lancé. Il aurait continué longtemps sur ce ton, si Dalvan ne l’avait interrompu :
– Est-ce que vous connaissez le pays ?
L’autre sursauta :
– Si je le connais ? Tiens donc, je fais le cabotage. Bien sûr que je le connais !
– Alors vous pourriez m’indiquer le chemin à suivre pour arriver à la rivière Tanute.
– Le chemin, répéta l’homme avec un gros rire, le chemin ? Bien sûr, quoique pour des braves gens, cela ne puisse pas se nommer un chemin.
– Enfin par où dois-je me diriger ?
– Tenez, vous voyez là-bas des maisons entourées d’un mur… à votre droite sur le plateau qui domine la ville ?…
– Oui.
– C’est le pénitencier. Un peu plus loin, il y a d’autres constructions : la briqueterie et les écuries des travaux. Vous passerez entre les deux, et vous arriverez en face du bac qui fait la traversée entre l’île de Cayenne et la terre ferme. Une fois là, plus de route. Faudra marcher parallèlement à la mer, en vous écartant autant que possible des palétuviers qui la bordent ; car ces arbres là, ça pousse dans la vase, et dame, on s’embourbe. La rivière Tanute est à quatre kilomètres.
– Merci, mon ami, j’y vais.
Et laissant le matelot, Marcel se mit en marche. Il longea l’enceinte du pénitencier, trouva le bac, traversa le canal qui isole Cayenne de la terre, et prit pied sur le continent. Le marin ne l’avait pas trompé.
Brusquement toute trace du travail des hommes disparaissait. En quittant les sentiers de l’île bien entretenus, le contraste était frappant. Devant lui, Dalvan apercevait une plaine couverte de hautes herbes, que dominaient quelques arbustes. À sa droite, des palétuviers au feuillage terne, dont la ligne sinueuse indiquait le tracé de la côte. À gauche, la muraille verte de la forêt vierge, qui s’étend du rivage à la cordillère des Andes. Il éprouva un sentiment d’isolement, de tristesse, mais il le domina bientôt :
– Mon chemin est tout tracé. Entre les palétuviers et la forêt, je ne risque pas de m’égarer. C’est simple…
Il s’arrêta au milieu de sa locution favorite pour murmurer :
– Pauvre chère Yvonne !
Et il se mit en route. Tout alla bien d’abord. Le sol rocheux, sur lequel germaient quelques herbes déjà desséchées, se prêtait à l’allure impatiente du jeune homme, mais bientôt, la pierre disparut, faisant place à une terre spongieuse, humide, couverte d’une épaisse végétation herbacée. Le sous-officier dut ralentir sa marche. À chaque pas, il s’enlisait jusqu’à la cheville et il lui fallait un vigoureux effort pour débarrasser son pied de l’étreinte de la gangue boueuse. Puis un marigot, étang bourbeux, lui barra le chemin.
À la surface de l’eau, des formes noires, rigides se montraient. Des alligators, avertis par le bruit de l’approche du voyageur, attendaient la proie possible. Ils décrivaient des cercles, bruns dans l’eau jaunâtre, faisant claquer leurs formidables mâchoires. Des roseaux s’élevait une nuée d’insectes dont le bourdonnement continu agaçait Simplet, d’autant plus que, plusieurs moustiques, plus avisés ou plus affamés que les autres, le piquaient déjà.
Il dut battre en retraite et par un long détour contourner le marigot. Maintenant il suivait la lisière de la forêt, mais là d’autres dangers se montraient à lui.
Tantôt une araignée monstrueuse, au corps velu gros comme une noix de coco, suspendue à son fil, oscillait en travers de la route, cherchant à l’atteindre au passage. Avec horreur, le sous-officier songeait que la piqûre de ces monstres est mortelle, et il pressait le pas, avide d’arriver au but de son voyage.
Plus loin, des bruissements étranges se produisaient dans les buissons et les corps cylindriques de serpents se montraient une seconde entre les branchages.
Durant cinq heures, Dalvan marcha ainsi, environné par la mort, suivant l’énergique expression du poète portugais. Enfin la rivière Tanute se montra. Dans la crique où elle se jetait, le Véloce, affourché sur ses ancres, se balançait mollement. Simplet eut un cri de joie. Il était arrivé. La prison flottante de sa chère Yvonne était sous ses yeux.
Du haut d’une butte rocheuse, parsemée de pierrailles, il regardait, accroupi derrière de maigres buissons. La pente de l’élévation venait mourir dans la vase, où croissaient sur une profondeur de cent mètres les lugubres palétuviers.
Le jour baissait. Bientôt, à la nuit venue, le sous-officier gagnerait le rivage. En quelques brasses, il atteindrait le navire et alors… Alors, un point d’interrogation se posait en son esprit. Que ferait-il ? Emporté par le désir de rejoindre sa fiancée, de l’arracher au monstre qu’une union frelatée avait fait son mari, il était parti sans plan arrêté. Et maintenant il comprenait combien son entreprise était hasardeuse, combien elle avait chance d’échouer.
L’ombre s’épaississait avec cette rapidité particulière aux pays intertropicaux. Déjà la crique était invisible, et Dalvan demeurait immobile, cherchant en vain l’idée heureuse qui le conduirait au succès.
Tout à coup son attention fut appelée par un cliquetis bizarre. Il leva la tête. Le bruit continua. Il semblait venir du pied de l’escarpement. C’était comme un fourmillement d’objets métalliques. Le son se renforçait. Quels êtres le produisaient donc ? Le bruit augmentait. Cela approchait. On eut dit que cela gravissait le flanc de l’éminence.
Comme le voyageur inquiet se tenait l’oreille aux aguets, la lune, masquée jusque-là par la cime des arbres de la forêt, se montra, inondant de sa lumière claire la butte et les alentours. À vingt pas au-dessous de lui, le sous-officier aperçut quelque chose de monstrueux et de terrible.
Une armée de crabes bleus montait à l’assaut du rocher. Ils étaient là par milliers, se pressant, se bousculant, enchevêtrant leurs pattes pour atteindre plus tôt la proie, dont leur instinct leur avait annoncé la présence.
Les cheveux de Marcel se hérissèrent sur sa tête. Il se souvenait des histoires de forçats évadés dévorés par les crabes. Il avait ri comme tout le monde à ces récits, mais à cette heure, devant cette légion de pinces ouvertes, de gueules avides, il comprenait la lutte impossible, désespérée, la défaite fatale de l’homme surpris par les redoutables crustacés.
Puis le sourire revint à ses lèvres.
– Bien simple, murmura-il, je vais mettre le feu aux buissons.
Mais il s’arrêta soudain :
– Le feu !… Impossible. On l’apercevrait du Véloce. Ce serait me trahir. Et pourtant, je ne puis me laisser dévorer par ces bêtes immondes.
De nouveau il vint à l’extrémité du plateau. Les crabes s’étaient rapprochés de dix mètres. Dans deux minutes, ils feraient irruption sur le sommet de l’éminence.
Effrayant était le tableau. Tout un côté de la butte était couvert par le flot mouvant, et tout en bas, des vases livides, entre les racines des palétuviers, émergeaient d’autres ennemis.
Marcel était brave, et cependant, durant quelques secondes, il perdit la tête. Le danger qui se présentait à lui n’était pas de ceux auxquels on fait face. Il avait quelque chose de fantastique, de surnaturel. Le sous-officier avait l’impression vague d’être poursuivi par une bête apocalyptique aux pattes innombrables, aux bouches insatiables.
Fébrilement il marchait, les yeux hagards fixés sur les premiers rangs des assiégeants. À cet instant suprême son pied heurta une pierre. Celle-ci, sans doute en équilibre instable, pivota sur elle-même et dévala la pente à droite de la colonne effroyable des crabes.
Ô surprise ! Au lieu de continuer leur ascension en ligne droite, les crustacés obliquent dans la direction du bruit.
Simplet les a vus. Il a compris. Un moyen de salut s’offre à lui. La bande affamée s’étend entre lui et les palétuviers. Il lui faut la détourner de sa route. Et avec ardeur, il ramasse des pierres, les précipite sur le flanc du coteau, toujours plus loin sur la droite, des assiégeants. Comme une armée disciplinée, les crabes bleus font une conversion. Ils courent au son, laissant libre le chemin que doit suivre Dalvan.
Celui-ci ne perd pas de temps. En hâte, il emplit ses poches de cailloux. Qui sait ! il aura peut-être d’autres ennemis à dépister. Dans une course éperdue, il descend l’éminence. Les crabes reviennent vers lui, mais ils ont beau se hâter, le jeune homme les distance. Il va, touchant à peine le sol, et tout à coup, la terre cède sous ses pieds. Il enfonce jusqu’aux genoux dans la vase.
– Bah ! fait-il en riant, un bain de pieds, c’est excellent.
À portée de sa main se recourbe une racine de palétuvier, il la saisit, se hisse sur elle et respire. Pour l’heure, il est en sûreté. Le tronc des arbres singuliers qui lui donnent asile ne touche pas la vase. Il est supporté par d’énormes racines, recourbées ainsi que les pattes d’une araignée géante et s’enchevêtrant en arceaux au-dessus de l’eau.
C’est un pont improvisé par la nature. Avec précaution, Marcel s’y hasarde. Il passe d’une racine à l’autre ; chancelant, se cramponnant aux branches. Sous ses pieds, la vase s’agite, bouillonne. Des têtes hideuses, trouent sa surface jaunâtre, les monstres nés de l’ombre et de la pourriture grouillent, ils semblent indignés de voir un homme dans leur repaire inviolé.
Et Simplet avance toujours, défendu contre les farouches habitants du sous-bois par la hauteur des racines. Il va. Le rideau d’arbres devient moins épais. Entre les tiges rousses des palétuviers, la mer apparaît sur laquelle la lune plaque des taches lumineuses. Un dernier effort ! Le soldat atteint la première rangée d’arbres. Aucun obstacle n’arrête plus sa vue. À dix brasses de lui, le Véloce dessine sa silhouette sombre à la surface des flots.
Le cœur palpitant, il songe qu’Yvonne est là. Il a un irrésistible désir de se laisser glisser dans l’eau et de gagner le navire, mais il songe encore que Canetègne a sous ses ordres un équipage, et que lui, Simplet, est seul. Avant d’agir, il lui faut trouver une idée.
Il cherche, les yeux fixés sur la mer. D’étranges visions troublent ses pensées. Dans le clapotis des vagues, il croit voir passer des formes singulières. On dirait des triangles noirs qui vont, reviennent, décrivent des circonférences. Qu’est cela ? Ah ! il comprend et il frissonne. Les requins pullulent dans les parages de la Guyane. Ce qu’il aperçoit, c’est la nageoire dorsale des monstres, l’aileron comme disent les marins.
Un péril écarté, un autre surgit. Entre le navire, prison d’Yvonne, et lui, une troupe de squales fait sentinelle. Ils attendent une proie : bête, chose ou homme.
Cette fois, une sueur froide perle aux tempes du sous-officier. Ce danger qu’il voit, il va devoir l’affronter. Pour gagner le Véloce, il faut qu’il se mette à la nage, qu’il fasse une trouée au milieu des plus féroces, des plus dangereux des hôtes de l’Océan. C’est vraiment trop tenter la mort.
Le temps vole. Simplet demeure immobile, les yeux fixes, hypnotisé par les circuits incessants de ces ailerons dont il ne peut détacher ses regards. Mais que se passe-t-il donc ? À quelque distance, une masse noire glisse lentement sur l’eau. C’est le canot du Véloce. Il a ramené à Cayenne les gardiens qui ont escorté Mlle Ribor jusqu’à la rivière Tanute, et il rejoint son bord.
Marcel n’a pas le loisir de se demander d’où vient l’embarcation. Un nouvel incident appelle son attention. De la cheminée du Véloce s’échappent des volutes de fumée piquées d’étincelles. Plus de doute, le steamer attendait son canot. Il va lever l’ancre, emporter la prisonnière vers une destination inconnue. À jamais elle sera perdue pour le brave garçon qui lui a dévoué sa vie. Alors, il n’hésite plus. Il va se jeter à l’eau. Non, il s’arrête encore. Pourquoi ?
– Suis-je bête, se dit-il. Je n’y songeais pas. C’est pourtant simple. Les requins ne sont pas plus malins que les crabes.
En hâte, tout en évitant de faire du bruit, il coupe quelques branches de grosseur moyenne, les réunit en un fagot. Comme il finit, le canot accoste. Les marins qui le conduisent, montent à bord, laissant l’embarcation à la remorque. Des tourbillons de fumée noire s’envolent de la cheminée du navire. Il va s’éloigner. Alors Simplet armé de son fagot, quitte son observatoire et se laisse couler dans la mer.
Il nage vigoureusement. Parfois s’appuyant sur les branches qu’il entraîne, il s’élève un moment au-dessus de l’eau. Il regarde autour de lui. Il est arrivé à mi-chemin. Soudain les ailerons des requins se montrent. Eux aussi se dirigent vers le bruit que fait le nageur. La situation est terrible, mais Simplet ne change pas de visage. Il prend un des morceaux de bois et le jette à quelque distance. Aussitôt les squales s’élancent vers l’endroit où l’eau a jailli sous la chute du projectile. Trois fois il répète cette manœuvre et atteint le canot du Véloce. Avec peine il se hisse sur le bordage. Il est sauvé.
– Mâtin, s’avoue-t-il, il était temps. Je ne sais pas si c’était l’émotion qui me paralysait, mais j’étais d’un lourd. Je crois que, sans mon fagot, j’aurais coulé à pic.
Il retient avec peine une exclamation. Il a porté la main à sa poche, et la raison de ce poids, qui le tirait vers le fond, lui est expliquée. Il est chargé des cailloux ramassés sur le rocher pour dépister les crabes bleus.
Un à un il les retire, et les dépose sans bruit dans le bateau. Un mouvement se produit. Il manque tomber. Avec peine il conserve l’équilibre. Le Véloce s’est mis en marche et prolonge la côte, entraînant dans le remous de son hélice, le canot qui porte le défenseur d’Yvonne.
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